e. L’imitation de la nature

Il s’interroge alors sur le choix des images les plus marquantes et cherche les raisons de leur persistance dans la mémoire, en donnant là une analyse du processus mémoriel naturel, fondé sur le principe de nouveauté. En effet, s’appuyant sur l’expérience commune, il constate que les images banales, ordinaires et sans relief de la vie quotidienne ne sont pas retenues par la mémoire :

‘Nam si quas res in uita uidemus paruas, usitatas, cottidianas, meminisse non solemus, propterea quod nulla noua nec admirabili re commouetur animus 137

La cause en est clairement exprimée : nulla noua, « rien de neuf ».

Inversement, il observe que tout phénomène d’exception marque durablement les esprits par sa nouveauté et son outrance :

‘at si quid uidemus aut audimus egregie turpe, inhonestum, inusitatum, magnum, incredibile, ridiculum, id diu meminisse consueuimus. 138

L’accumulation d’adjectifs appartenant au lexique de l’immoralité (turpe, inhonestum, ridiculum) ou de l’exception (inusitatum, magnum, incredibile) souligne la permanence mémorielle du fait extraordinaire.

Un exemple vient illustrer cette thèse, jouant sur l’opposition entre les faits d’actualité, rapidement oubliés, et les événements de l’enfance, plus mémorables, parce que nouveaux pour une expérience juvénile alors vierge :

‘Itaque quas res ante ora uidemus aut audimus obliuiscimur plerumque ; quae acciderunt in pueritia meminimus optime saepe ; nec hoc alia de causa potest accidere, nisi quod usitatae res facile e memoria elabuntur, insignes et nouae diutius manent in animo. 139

L’emploi de la locution restrictive nec alia … nisi renforce le caractère de certitude de l’explication apportée, le critère de nouveauté, qui fonde ce qui reste en mémoire, le dignum memoria de l’orateur.

L’observation de ce processus naturel de mémorisation suscite l’envie d’imiter la nature. L’art de la mémoire peut même améliorer celle-ci dans le cas présent :

‘Nihil est enim quod aut natura extremum inuenerit aut doctrina primum ; sed rerum principia ab ingenio profecta sunt, exitus disciplina conparantur. 140

La méthode doit donc suivre cette loi et inventer des images à l’imitation de celles qui marquent la mémoire naturelle :

‘Imagines igitur nos in eo genere constituere oportebit quod genus in memoria diutissime potest haberi. 141

Une liste d’exemples d’images originales, fortement caractérisées, complète cette règle, jouant sur le degré d’une qualité (beauté/laideur), les vêtements, les couleurs (le sang, le rouge), l’humour et le grotesque ; tous concourent, par l’hyperbole et la caricature, à s’inscrire plus profondément dans la mémoire :

‘nam ea res quoque faciet ut facilius meminisse ualeamus. 142

L’explication en est l’analogie entre mémoire naturelle et mémoire artificielle, la seconde imitant les lois de la première ; elle adopte les mêmes processus, mais à l’aide d’images fictives, virtuelles, reconstruites par l’imagination avec un matériau trouvé dans la nature un parallèle étant établi entre les res uerae et les res fictae :

‘Nam quas res ueras facile meminimus, easdem fictas et diligenter notatas meminisse non difficile est. 143
Notes
137.

Ibid. III, 35 : « Si nous voyons dans la vie courante des choses insignifiantes, communes, habituelles, il est fréquent que nous ne les retenions pas parce que ce n’est pas quelque chose de nouveau et d’étonnant qui frappe notre esprit. »

138.

Ibid. III, 35 : « Mais si nous voyons ou si nous entendons dire quelque chose qui se signale par sa laideur, quelque chose de bas, d’exceptionnel, de grand, d’incroyable, de drôle, généralement nous en gardons longtemps le souvenir. »

139.

Ibid. III, 35 : « C’est pourquoi nous oublions habituellement ce qui est en train de se passer ou de se dire devant nous, mais les événements de notre enfance sont ceux dont nous nous souvenons souvent le mieux. Et cette différence ne peut provenir que de ceci : les choses ordinaires s’échappent aisément de la mémoire mais les choses remarquables et nouvelles restent plus longtemps dans l’esprit. »

140.

Ibid. III, 36 : « Il n’y a rien en effet que la nature ait découvert après la science, rien que la science ait découvert la première. Mais si les principes des choses sont issus des dispositions naturelles, c’est l’apprentissage qui les porte à la perfection. »

141.

Ibid. III, 37 : « Il nous faudra donc former des images du genre de celles qui peuvent être conservées très longtemps en mémoire. »

142.

Ibid. III, 37 : « ce moyen aussi permettra de conserver plus facilement le souvenir. »

143.

Ibid. III, 37 : « Car les choses vraies que nous nous rappelons facilement, il n’est pas difficile de nous les rappeler quand elles sont façonnées et bien caractérisées. » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1989).