f. Les avantages et les limites de l’ars memoriae

Cependant, l’auteur émet une réserve, en condamnant l’excès de certains Grecs comme Métrodore de Scepsis qui ont voulu fournir une liste d’un très grand nombre d’images-types pour rendre compte d’un maximum de mots :

‘Scio plerosque Graecos qui de memoria scripserunt fecisse ut multorum uerborum imagines conscriberent, uti qui ediscere uellent paratas haberent, ne quid in quaerendo consumerent operae. 144

Il s’oppose à cette pratique systématique, prétendument exhaustive, contestant ses avantages dans une série de questions oratoires 145 en relevant ses limites : le vocabulaire étant infini, une liste d’images complète est impossible ; proposer cette liste, c’est offrir une solution de facilité aux élèves et empêcher le développement de leur imagination ; enfin, conséquence de ce qui précède, une telle liste est impersonnelle ; or, les images marquantes sont éminemment subjectives, liées au goût et à l’expérience de chacun : elles correspondent donc à un choix personnel ; des images déterminées par autrui ne sauraient s’intégrer harmonieusement, judicieusement, dans la mémoire artificielle de chacun. L’auteur offre une méthode, quelques exemples, mais sans prétendre à l’exhaustivité. Comme professeur (praeceptor), il juge fort pédagogiquement qu’il doit donner une orientation, être un guide, en laissant son élève faire le reste du chemin, constituer ses propres images et contribuer lui-même à la formation de son esprit 146 .

Enfin, il prend la défense de la memoria uerborum, trop souvent jugée difficile et futile par opposition à la memoria rerum, considérée comme plus rentable. Il apprécie précisément la mémoire des mots pour sa difficulté et sa technicité gratuite :

‘Nunc ne forte uerborum memoriam aut nimis difficilem aut parum utilem arbitrere et ipsarum rerum memoria contentus sis, quod et utiliores sint et plus habeant facultatis, admonendus es quare uerborum memoriam non improbemus. 147

Aussi invite-t-il son élève à ne pas rejeter la mémoire des mots et justifie sa position par une analogie déductive, de la loi générale au cas particulier, en rappelant la règle selon laquelle un entraînement difficile facilite l’exécution de tâches d’un niveau inférieur ; ainsi, la pratique de la mémoire des mots est un exercice profitable, qui rend plus aisée encore la mémoire des choses, qu’il reconnaît comme plus utile :

‘Nec nos hanc uerborum memoriam inducimus ut uersus meminisse possimus, sed ut hac exercitatione illa rerum memoria quae pertinet ad utilitatem confirmetur, ut ab hac difficili consuetudine sine labore ad illam facultatem transire possimus. 148

En effet, la memoria rerum touche à l’utile, mais nous devons nous interroger sur cette notion d’utilitas qui n’est pas nécessairement identique chez les deux auteurs. D’autre part, nous devrons nous demander quelle différence l’attachement de l’auteur à la memoria uerborum, comme entraînement technique nécessaire, induit dans leur approche de la faculté mémorielle.

D’une loi scientifique universelle selon laquelle la théorie — la doctrina — ne vaut que si elle s’appuie sur la pratique, l’auteur déduit que la mnémonique, comme n’importe quelle autre ars, doit se développer par des exercices :

‘Sed cum in omni disciplina infirma est artis praeceptio sine summa adsiduitate exercitationis, tum uero in nemonicis minimum ualet doctrina, nisi industria, studio, labore, diligentia conprobatur 149

L’expression in omni disciplina souligne l’appartenance de l’ars memoriae au vaste ensemble des artes, avec cette nuance que la mémoire est mise à contribution en permanence et qu’elle mérite donc d’autant plus d’être exercée :

‘Numquam est enim quin aliquid memoriae tradere uelimus et tum maxime cum aliquo maiore negotio detinemur. 150

Il ajoute une ultime justification, l’utilitas :

‘Quare, cum sit utile facile meminisse, non te fallit, quod tantopere utile sit, quanto labore sit adpetendum : quod poteris existimare utilitate cognita. 151

Cette conclusion nous ramène au sens d’utilitas, que nous devrons nécessairement préciser pour discerner les nuances de son emploi chez les deux auteurs.

Notes
144.

Ibid. III, 38 : « Je sais que la plupart des Grecs qui ont traité de la mémoire se sont efforcés d’établir une liste d’images correspondant à un grand nombre de mots pour que ceux qui voudraient les apprendre par cœur les aient à leur disposition et soient dispensés de la peine de les chercher. »

145.

Ibid. III, 38.

146.

Ibid. III, 39.

147.

Ibid. III, 39 : « Maintenant, pour que tu n’ailles pas juger la mémorisation des mots trop difficile ou insuffisamment utile et pour que tu ne te contentes pas de la mémorisation des choses mêmes — sous prétexte qu’elles offrent plus d’utilité et de ressource —, il nous faut t’apprendre pourquoi nous ne désapprouvons pas la mémoire des mots. »

148.

Ibid. III, 39 : « En outre nous ne présentons pas cette mémorisation des mots pour que l’on soit capable de retenir des vers, mais pour fortifier, grâce à cet exercice, la mémorisation utile, celle des choses, de manière à ce que l’on puisse passer sans fatigue de cette pratique difficile à cette capacité. » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1989).

149.

Ibid. III, 40 : « Mais si dans toute discipline l’enseignement théorique est inefficace sans un entraînement très soutenu, dans la mnémotechnique la théorie ne sert que si elle s’appuie sur le travail, l’application, l’effort, le soin. »

150.

Ibid. III, 40 : « Il n’y a pas de moment où nous ne voulions confier quelque chose à la mémoire, surtout d’ailleurs lorsque nous sommes retenus par une affaire d’une certaine importance. » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1989).

151.

Ibid. III, 40 : « Aussi, tu comprends bien, puisqu’il est utile de retenir facilement, qu’il faut consacrer à l’acquisition de cette qualité des efforts à proportion de son utilité. Tu pourras apprécier ce conseil quand tu en auras éprouvé les avantages. »