a. Origine de l’ars memoriae

Il offre une vue d’ensemble de la méthode, s’attardant peu sur les détails. Dès le livre I (187), une ratio locorum et simulacrorum, « un système d’emplacements et d’images », est évoquée, définissant les deux composantes de la mémoire, et leur organisation en réseau dans l’esprit de l’orateur, la ratio. S’annonce ainsi une approche résolument théorique, conceptuelle.

Pour ce développement, Cicéron choisit le porte-parole idéal, Antoine, dont la mémoire est exceptionnelle. Il aborde la memoria après avoir étudié l’inuentio et la dispositio, et avant de laisser la mise en forme, l’elocutio et l’actio, à Crassus 152 . Avant de commencer sa leçon, il procède avec humour à une captatio beneuolentiae, relativisant ses propres capacités mémorielles en racontant l’anecdote de Thémistocle, déjà citée par Cicéron, et reprise par d’autres 153 .

L’exemple de l’Athénien préférant une ars obliuionis à une ars memoriae l’invite à l’humilité devant une telle mémoire :

‘Sed, ut ad rem redeam, non sum tanto ego, inquit, ingenio quanto Themistocles fuit, ut obliuionis artem quam memoriae malim 154

De ce fait, il invite à pratiquer la méthode mise au point par Simonide de Céos, que rejette un Thémistocle accablé de souvenirs par une mémoire sans défaillance :

‘gratiamque habeo Simonidi illi Cio, quem primum ferunt artem memoriae protulisse. 155

C’est l’occasion de raconter l’origine merveilleuse de cette ars 156  : alors que le poète Simonide chante lors d’un banquet la victoire de l’athlète Scopas, celui-ci lui verse seulement la moitié du prix prévu pour son travail, considérant que le poème est consacré autant à l’éloge des Dioscures qu’au sien, et l’invite à quérir l’autre moitié auprès des deux frères divins. A ce moment précis, on annonce à Simonide qu’il est attendu à la porte par deux jeunes gens. A peine est- il sorti de la maison que le toit s’effondre sur les convives, les tuant tous. Ce sont Castor et Pollux en personne qui l’ont sauvé, payant leur dette à son égard, et qui ont ainsi châtié l’avare Scopas. Mais, alors que le conte pourrait s’arrêter sur cette moralité appelant l’homme à l’humilité devant le divin, Antoine le prolonge par des considérations beaucoup plus réalistes ; les corps des victimes, broyés, sont défigurés, leurs familles elles-mêmes ne peuvent les reconnaître. Simonide, seul convive survivant, peut les aider ; se rappelant la place occupée par chacun sur les lits de table, il permet ainsi leur identification et donc leur inhumation :

‘Simonides dicitur ex eo, quod meminisset quo eorum loco quisque cubuisset, demonstrator unius cuiusque sepeliendi fuisse. 157

Il en tire une mnémotechnie fondée sur le classement et l’ordre des souvenirs :

‘Hac tum re admonitus inuenisse fertur ordinem esse maxume qui memoriae lumen adferret. 158

D’emblée, l’image de la lumière introduit la notion de mémoire visuelle, développée par la suite 159 . A partir de l’association établie entre une place à table et le souvenir d’un convive 160 , Simonide imagine une méthode reposant sur une analogie spatiale, où l’esprit visualise un emplacement (locus) et une image associée (simulacrum, imago), elle-même figurant le souvenir à retenir, par une relation symbolique, métonymique, métaphorique 161 … En multipliant le nombre d’emplacements, l’orateur multiplie aussi le nombre d’images mémorisables, et donc de souvenirs rattachés. Il s’agit de bâtir ces emplacements fictifs dans un certain ordre, ce qui permet de hiérarchiser les images et les souvenirs afférents, et donc de s’y reporter aisément, puisque l’ordre des emplacements conserve celui des images et des souvenirs 162 .

Le maître d’Herennius ne raconte pas cet épisode fabuleux : Cicéron le cite pour mettre en relief l’aspect primordial de l’ars memoriae, la visualisation, qu’il va développer par la suite. Il explicite le système par une deuxième analogie, cette fois avec l’écriture, déjà rencontrée chez le maître d’Herennius : l’emplacement est comparable à une tablette de cire, l’image, à un caractère manuscrit. 163

Notes
152.

CIC., De or. II, 350 : Adiungam etiam de memoria .

153.

Cf. CIC., De or. II, 299 ; Luc. 22 ; QVINT. XI, 2, 11.

154.

CIC., De or. II, 351 : « Mais je reviens à mon sujet. Je ne vais point, comme Thémistocle dont je n’ai pas le vaste génie, préférer l’art d’oublier à celui de se souvenir »

155.

Ibid. II, 351 : « et je rends grâce au grand Simonide de Céos qui fut, dit-on, l’inventeur de la mémoire artificielle. » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1989).

156.

Ibid. II, 352-353. Cette invention est évoquée pour la première fois par « une tablette de marbre dite Chronique de Paros datant de 264 av. J.-C. [qui] relate les dates légendaires des grandes découvertes. Elle attribue celle du “système des aide-mémoire” au poète grec Simonide de Céos (556 environ à 468 av. J.-C.), à peu près contemporain de Pythagore. » (J.-P. Poitou, « Histoire de la mémoire artificielle », Mémoire de la technique et techniques de la mémoire, éd. C. Lenay et V. Havelange, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1999 (Technologies, vol. 13 n° 2), 35-61, p. 36-37). L’épisode est aussi relaté par Phèdre, IV, 26, qui ne fait cependant pas allusion à Thémistocle. Sur Simonide, cf. aussi F. A. Yates, L'art de la mémoire…, p. 39-42. Pour la Chronique de Paros, cf. Lyra Graeca II, p. 249 ; F. Jacoby, Die Fragmente der Griechischen Historiker, Berlin, 1929, II, p. 1000, et Fragmente, Kommentar, Berlin, 1930 II, p. 694. J. Farrell, « The phenomenology of memory in Roman culture », The Classical journal 92, 1996/1997, 373-383, p. 377, considère que la légende définit en fait l’ars memoriae comme une invention commerciale de Simonide : « Thus the invention of artificial memory is represented as compensation to a professional for services rendered ; and since this professional is actively engaged in transactions involving memory, he is able to plow this particular payoff into capital investment and thus to solidify his position in the memory trade. My reading of Simonides as magnate/entrepreneur of artificial mnemonics may seem eccentric and even false to the spirit of the anecdote. » Sur la fonction mnémotechnique de l’histoire même de cette invention, cf. M. Carruthers, Machina memorialis : méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen âge, trad. F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2002, p. 42. Sur la tradition littéraire de cette légende, née aussitôt après la mort de Simonide, cf. V. d’Agostino, « Simonide inventore della mnemotechnica in Cicerone e in Quintiliano », Rivista di studi classici 1, 1952/1953, 125-127.

157.

CIC., De or. II, 353 : « Simonide, en se rappelant la place que les convives avaient tous occupée sur les lits, permit aux familles de retrouver et d’inhumer les restes de chacun d’eux. »

158.

Ibid. II, 353 : « Instruit par cet événement, il s’aperçut, dit-on, que l’ordre est ce qui peut le mieux éclairer la mémoire. » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1989).

159.

Aristote déjà énonçait l’importance de la mémoire visuelle pour bâtir une mnémotechnie (De anima 432 a, 9) ; sur la mnémotechnie et sur la mémoire, cf. aussi Aristote, Topica 163 b, 24-30 ; De insomniis 458 b, 20-22 ; De anima 427 b, 18-22 ; De memoria et reminiscentia 452 a, 8-25. Sur ces sources, cf. F. Yates, L'art de la mémoire…, p. 43-47 ; sur l’importance de la vue pour Cicéron, ibid., p. 40 : « Selon Cicéron, (l’invention de l’art de la mémoire) repose sur la découverte faite par Simonide de la supériorité de la vue sur les autres sens. »

160.

Cf. C. Baroin, « La maison romaine… », p. 190 : « Les arts de la mémoire s’appuient sur des pratiques sociales qui ont pour cadre l’espace domestique — celles de la salutatio et de la réception d’invités par un maître de maison — et sur une habileté culturelle à déchiffrer les signes — l’image de la maison et les imagines dans la maison. L’utilisation qui est faite de cet espace par les artes memoriae propose un modèle de parcours de la maison et de déchiffrement de ces images. A l’origine de l’invention de l’art de la mémoire par Simonide, il y a la maison et le banquet (cena). On peut voir dans ce récit étiologique, tel qu’il est rapporté par Cicéron et Quintilien, une preuve du rôle essentiel de la domus et des activités sociales qui s’y déroulent dans la mnémotechnie romaine et y lire, à côté de la référence à des techniques de mémoire grecque, une affirmation de la spécificité des artes memoriae latines. »

161.

Une explication très concrète est mise en œuvre dans le De finibus ; dans le préambule du livre V, nous voyons Cicéron et ses amis marcher dans Athènes, visiter avec émotion les sites dans lesquels ont vécu et enseigné les maîtres de la philosophie grecque. Ces lieux sont considérés comme porteurs du souvenir de ces hommes. Ainsi, Pison est impressionné par le spectacle des jardins où œuvrait Platon, qui rendent sa mémoire présente. C’est donc à juste titre, conclut-il, que ces lieux évocateurs peuvent être utilisés dans l’ars memoriae pour constituer une liste d’emplacements personnelle (fin. V, 2) :

tanta uis admonitionis inest in locis, ut non sine causa ex iis memoriae ducta sit disciplina.

« Les lieux ont un tel pouvoir de rappel que, non sans raison, on les a utilisés pour créer un art de la mémoire. »

Ainsi, chacun doit choisir des emplacements particulièrement significatifs pour lui, qu’il pourra donc identifier et classer sans hésiter, pour faciliter toute mémorisation. Comme les endroits où ont vécu les maîtres de la philosophie antique, pour des Romains admiratifs et connaisseurs des grandes écoles de pensée. Ce processus est expliqué par C. Baroin, « La maison romaine… », qui analyse ainsi le rôle de la domus romaine (p. 178) : « A Rome, une maison connue est inscrite dans la mémoire visuelle des habitants de la cité. Connue, elle l’est quand son propriétaire, passé ou actuel, est lui-même un personnage célèbre (un imperator de la République, un empereur, par exemple) ou que cette domus comporte une particularité architecturale et/ou ornementale (des colonnes en marbre, des arbres magnifiques, etc.). En outre, le renom de la demeure rejaillit sur celui qui l’habite et tous deux doivent avoir une dignitas équivalente. La vue d’une telle maison peut déclencher chez des spectateurs des souvenirs et une réaction affective, qui sont indissociables. Ainsi, à en croire Cicéron, personne, pendant la guerre civile et après la mort de Pompée, ne pouvait passer à côté de la maison de celui-ci ni la regarder sans verser des larmes. La maison est donc une image de mémoire, puisque sa vue rappelle un individu absent, une histoire passée et qu’elle peut susciter sentiments et commentaires. La maison d’un grand personnage, ou même son seul emplacement, font partie du “paysage mental” des Romains. » A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne : Ve siècle av. J.-C.-Ier siècle ap. J.-C., Rome-Paris, de Boccard, 1989, souligne l’importance des tableaux réalistes placés au début de certains livres des ouvrages philosophiques et rhétoriques de Cicéron, propres à éveiller une réminiscence chez l’auteur : souvenirs d’enfance devant le paysage d’Arpinum (leg. II) ; invocation des grands hommes du passé sur les lieux où ils ont vécu ou travaillé (fin. V, 1, 2). « En se promenant et en discutant dans un tel décor, aménagé à la ressemblance exacte du monument original, il s’identifie aux grands esprits du passé, il crée les conditions psychologiques d’une identification. Comme il le souligne au livre 5 du De finibus, l’art de la mémoire a une part active dans l’inuentio, la découverte des idées. A revoir les lieux ou l’image des lieux où ont vécu les grands hommes du passé se produit une émotion violente (fin. V, 1, 2) et Cicéron poursuit : “les lieux possèdent une telle puissance d’évocation que ce n’est pas sans raison qu’on a tiré d’eux une science de la mémoire (ibid. V, 1, 2)”. »

162.

CIC., De or. II, 354.

163.

Ibid. II, 354.