b. Avantages de l’ars memoriae

Antoine ouvre alors une parenthèse plus générale, qui justifie la nécessité de cette méthode par les avantages techniques procurés à l’orateur par la memoria, dans une perspective utilitariste, soulignée par la redondance fructus/utilitas/uis, sur un rythme ternaire, de la question oratoire suivante :

‘Qui sit autem oratori memoriae fructus, quanta utilitas, quanta uis, quid me attinet dicere ? 164

Antoine discerne trois effets favorables d’une bonne mémoire, dans le cadre d’une plaidoirie 165  : elle permet de retenir les informations et les réflexions relatives à la cause défendue ; de garder à l’esprit les idées à développer et les mots à employer, dans l’ordre prévu 166  ; de retenir les paroles de l’adversaire. C’est le point de vue pragmatique de l’avocat, qui répond en trois temps à une question ternaire. Il rappelle ainsi à quel point la memoria est une condition nécessaire à l’art de bien parler, et procure une plus grande clairvoyance :

‘Itaque soli qui memoria uigent, sciunt quid et quatenus et quo modo dicturi sint, quid responderint, quid supersit ; eidemque multa ex aliis causis aliquando a se acta, multa ab aliis audita meminerunt. 167

La memoria fait de ses détenteurs d’heureux privilégiés. La proposition subordonnée relative qui memoria uigent déterminant soli vient définir de façon tranchée cette catégorie d’orateurs comme une élite professionnelle ; avec le verbe uigeo, la memoria intègre la nature même de l’orateur, comme une manifestation sinon de bonne santé, du moins d’épanouissement. Elle apparaît comme une caractéristique intrinsèque de l’orateur accompli. Elle constitue donc un élément naturel chez l’orateur. Mais Antoine ajoute que, défavorisé, il peut la fortifier par l’emploi de la méthode 168  : tout orateur gagnera à la développer ; en effet, même puissante, la mémoire naturelle ne peut ni tout retenir, ni empêcher le passage à l’écrit ; même limitée, en revanche, elle peut être aidée et procurer les avantages susdits. Envisageant deux cas de figure extrêmes et opposés, Antoine exhorte donc tout orateur à mettre en pratique les principes de Simonide :

‘uerum tamen neque tam acri memoria fere quisquam est ut, non dispositis notatisque rebus, ordinem uerborum omnium aut sententiarum complectatur, neque uero tam hebeti, ut nihil hac consuetudine et exercitatione adiuuetur. 169
Notes
164.

Ibid. II, 355 : « De quel profit est la mémoire pour l’orateur, de quelle utilité, de quel puissant secours, ai-je besoin de le dire ? »

165.

Ibid. II, 355.

166.

C’est l’aspect le plus important d’une technique qui favorise l’inuentio et l’adaptation du discours aux circonstances selon M. Carruthers, Machina memorialis : méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen âge, trad. F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2002, p. 18-19 : « Appliqué à l’orateur, l’“art de la mémoire” n’était donc pas un art de la récitation ou de la répétition, mais un art de l’invention, un art qui permettait à un individu d’adopter l’attitude adéquate… (il) vise à favoriser la mémorisation des principaux points d’une affaire portée devant les tribunaux, et non à permettre la régurgitation mot pour mot d’un discours construit au préalable et mémorisé. »

167.

CIC., De or. II, 355 : « Et voilà pourquoi ceux-là seuls dont la mémoire est vigoureuse, savent ce qu’ils ont à dire, et dans quelle mesure, et en quels termes ; seuls ils se rappellent les objections déjà réfutées et celles qui sont à réfuter encore ; seuls ils se souviennent de ce qu’ils ont développé dans des causes antérieures et de ce qu’ils ont entendu développer à d’autres. »

168.

Ibid. II, 356.

169.

Ibid. II, 357 : « Au surplus, presque personne n’est doué d’une mémoire assez vive, pour embrasser une suite un peu longue de mots et de pensées sans recourir à une notation méthodique des choses ; mais presque personne non plus n’a une mémoire si ingrate que cette habitude ou cet exercice ne lui soit d’aucune aide. »