c. Théorie de l’ars memoriae : une définition de la mémoire visuelle

Enfin, Antoine livre une explication théorique de l’ars memoriae — qui procède sans doute davantage de Cicéron ; pour fixer un souvenir, dit-il, il faut l’associer à une perception, du moment que les sens sont considérés comme les principes les plus à même de nourrir l’esprit d’impressions durables (ea… quae essent a sensu tradita atque impressa 170 ) ; parmi eux, la vue lui paraît le plus fiable parce que le plus perçant (acerrumum 171 ). Dès lors, la mémorisation passe par une visualisation du souvenir qui marquera davantage l’esprit en associant ce souvenir à une image qui le concrétisera, voire l’incarnera au mieux, lui donnant une sorte de corporéité plus aisément reconnaissable qu’une idée abstraite :

‘ut res caecas et ab aspectus iudicio remotas conformatio quaedam et imago et figura ita notaret, ut ea, quae cogitando complecti uix possemus, intuendo quasi teneremus. 172

D’abstraction, le souvenir devient matière visualisable, donc identifiable : c’est l’imago ou le simulacrum.

Antoine explique l’intervention du locus par la nécessité de créer un environnement dans lequel cette image prendra place et trouvera un plus haut degré encore de réalité sensible :

‘His autem formis atque corporibus, sicut omnibus quae sub aspectum ueniunt, sede opus est ; etenim corpus intellegi sine loco non potest. 173

Dans son analyse des deux notions, imago et locus, Cicéron appuie la mémoire artificielle sur le critère d’évidence et de vérité du sens de la vue, qui prend place à l’intérieur d’un débat plus vaste qu’il développera dans les Premières Académiques II (le Lucullus), en contestant la gnoséologie stoïcienne. Toutefois, le discours est plus nuancé dans le Lucullus 174 .

Néanmoins, nous ne voyons pas là de contradiction ; dans le Lucullus, il s’agit de la connaissance du monde, de la vérité, qui ne peut être atteinte à tout coup par les perceptions : c’est le probabilisme de Cicéron ; dans le De oratore, il nous parle non pas de vérité, mais de réalité des perceptions, qui permet une mnémotechnie. En effet, il s’agit seulement de donner une forme identifiable donc sensible, mais imaginaire, à l’objet du souvenir (conformatio, imago, figura 175 ). Dans ce cas, le crédit apporté au sens visuel n’est pas dangereux, ne remet pas en question le primat de l’esprit, puisqu’il est feint : c’est une confiance consciente d’avoir affaire à des images, c’est-à-dire à une réalité relative, subjective, à une matière imaginée, fictive, et non à la vérité, nécessairement absolue et reconnaissable par tous 176 . Les deux textes semblent donc conciliables, dans la mesure où la fiction est ici revendiquée comme telle.

Mais revenons aux explications techniques d’Antoine dans le De oratore : après avoir mis en théorie la méthode simonidienne, Cicéron en résume les mécanismes, de façon extrêmement rapide et lacunaire, pour ne pas dire bâclée, considérant qu’elle est déjà connue de tous !

‘… ne in re nota et peruolgata multus et insolens sim… 177

Puis il énumère avec, semble-t-il, un certain manque d’intérêt, quelques caractéristiques importantes des lieux et des images à utiliser, sans donner d’exemple précis.

Notes
170.

Ibid. II, 357.

171.

Ibid. II, 357. Notons au passage que ces deux propositions sont des axiomes que Cicéron ne prend pas la peine de démontrer, s’appuyant sur l’expérience commune.

172.

Ibid. II, 357 : « alors l’invisible, l’insaisissable, prenant une forme, une apparence concrète, une figure, deviendrait perceptible, et ce qui échappe plus ou moins à la pensée tomberait sous la prise de la vue. »

173.

Ibid. II, 358 : « Mais ces formes sensibles, corporelles, ont besoin, comme toutes les choses visibles de ce monde, d’occuper une place dans l’espace : un corps ne peut se comprendre sans la place qu’il occupe. »

174.

Contre les tenants de la connaissance du monde par les sens, Cicéron conteste la prééminence des sens, pour réagir contre tout providentialisme aveugle comme toute dérive matérialiste, et préfère parler de probabilité des sensations, pour préserver le primat de l’esprit sur le corps ; il explique alors que la memoria peut contenir des erreurs, qui ne sont pas de son fait, mais qui découlent de perceptions trompeuses. Ce qui impose un travail de l’esprit sur ce matériau sensible, destiné à trier le vrai et le faux, par le jeu d’une mémoire sélective. Dans cette conception, il est essentiel de comprendre que les sens ne peuvent pallier les carences de l’esprit. C’est la prééminence de l’esprit sur la matière qui fonde l’humanisme de Cicéron. Concernant ce débat, voir le développement consacré à la memoria dans le Lucullus.

175.

CIC., De or. II, 357.

176.

Implicitement, Cicéron nuance ainsi l’attitude stoïcienne, qui consiste en fait à reconnaître la validité d’une représentation par l’assentiment accordé ou non par l’esprit ; il en résulte une représentation fiable, indéniable, dite cataleptique. C’est le jeu qui permet aux stoïciens d’éviter les erreurs de jugement dues à la trop grande confiance, matérialiste, placée dans des perceptions en fait trompeuses, que Cicéron reproche à Lucullus dans les Premières Académiques. Son probabilisme est une forme d’assentiment plus critique et moins immédiat ou naïf.

177.

CIC., De or. II, 358 : « Pour ne pas m’étendre avec une insistance exagérée sur un sujet mille fois connu… »