e. Epanouissement de la mémoire naturelle

Enfin, concluant son exposé, Antoine renouvelle son exhortation à pratiquer l’ars memoriae en réfutant l’idée répandue selon laquelle, foisonnante, elle distrait et submerge par la multitude des images — évoquée ici par la métaphore du poids — la mémoire qui aurait pu retenir des souvenirs naturellement :

‘Neque uerum est, quod ab inertibus dicitur, opprimi memoriam imaginum pondere et obscurari etiam id quod per se natura tenere potuisset. 181

Antoine réplique par un argument d’autorité, en se plaçant sous le parrainage de deux Académiciens, de Grèce, Charmadas, disciple de Carnéade, et d’Asie, Métrodore de Scepsis, dont la mémoire surnaturelle (diuina prope memoria 182 ) légitime l’avis ; il en parle d’autant mieux qu’il a suivi leur enseignement, et appris auprès d’eux la mnémotechnie de Simonide, qu’ils ont contribué à développer ; il l’évoquait probablement dans son De ratione dicendi ; or, ils invitent à la pratique de la mnémotechnie, par leur propre exemple, reconnaissant qu’elle améliore leurs capacités de mémorisation :

‘… uterque, tamquam litteris in cera, sic se aiebat imaginibus in iis locis quos haberet, quae meminisse uellet, perscribere. 183

L’emploi du verbe perscribere renvoie au propos énoncé plus haut par Antoine : pour comprendre le principe de visualisation du souvenir, il faut passer par l’analogie de l’écriture 184 . Le développement de la mémoire est conçu comme un moyen d’éviter le recours à l’écrit.

Antoine conclut sur la nécessité pour l’orateur de pratiquer une telle mnémotechnie, afin de développer une capacité naturelle donnée à tous, de réaliser des potentialités enfouies en chacun :

‘Qua re hac exercitatione non eruenda memoria est, si est nulla naturalis ; sed certe, si latet, euocandast. 185

Antoine concède d’abord l’impossibilité de faire naître par la méthode la mémoire chez un homme qui en est dépourvu. Mais c’est pour mieux affirmer son point de vue véritable : l’ars peut fortifier une mémoire naturelle même faible ; du reste, la concession d’Antoine apparaît comme un procédé oratoire, une hypothèse gratuite, ruinée par le second membre de phrase, la seconde hypothèse se substituant à la première — avec la forte opposition sed certe et une construction parallèle subordonnée de condition/adjectif verbal : après avoir émis une réserve, Antoine suggère qu’un tel homme, privé de mémoire, n’existe probablement pas.

Ainsi, Antoine exprime le point de vue humaniste de Cicéron pour qui cette technique n’est qu’un moyen de développer les capacités naturelles de l’homme et de permettre son accomplissement.

Notes
181.

Ibid. II, 360 : « Et qu’on ne dise pas (ce sont propos inexacts de paresseux), que cette abondance d’images charge et accable la mémoire, qu’elle brouille même ce que nous aurions retenu tout naturellement. »

182.

Pour l’utilisation de diuina, cf. le portrait de Torquatus supra p. 20 et de Lucullus infra p. 215, 229 ; concernant Métrodore, capable de redire ce qu’il avait entendu en utilisant exactement les mêmes mots, et Charmadas qui connaissait le contenu de tous les ouvrages d’une bibliothèque, cf. De or. II, 360 ; QVINT., I. O. XI, 2, 22 ; Pline l’Ancien, N. H. VII, 89. F. A. Yates, L'art de la mémoire…, p. 28, rappelle l’admiration des anciens pour ces hommes à la mémoire phénoménale : « La mémoire artificielle peut expliquer cette impressionnante capacité qu’avaient Sénèque le Rhéteur ou l’ami de Saint Augustin (Simplicius) de réciter [deux mille mots pour le premier, l’Enéide pour le second] à l’envers (L. Annaeus Seneca, Controuersiarum libri I, praef. 2 ; saint Augustin, De anima IV, 7). Aussi inutiles que peuvent nous paraître de tels exploits, ils attestent le respect que l’Antiquité avait pour l’homme possédant une mémoire entraînée. »

183.

CIC., De or. II, 360 : « et tous deux m’ont bien assuré que, à la façon dont on trace des caractères sur la cire, ils gravaient au moyen d’images, dans des emplacements choisis, ce qu’ils voulaient se rappeler. »

184.

Elle apparaît de nouveau dans les Partitiones oratoriae (26) :

Nihil sane, praeter memoriam, quae est gemina litteraturae quodammodo, et in dissimili genere persimilis. Nam ut illa constat ex notis litterarum et ex eo in quo imprimuntur illae notae, sic confectio memoriae, tamquam cera, locis utitur et in his imagines ut litteras conlocat.

“Non, quand j’aurai parlé de la mémoire, qui est comme la sœur jumelle de l’écriture et qui a tant de ressemblance avec elle, bien que dans un genre très différent. Dans l’écriture, on distingue les caractères et la matière sur laquelle on grave ces caractères ; de même la mémoire a comme tablettes ses catégories propres, où elle place les images, qui sont comme ses lettres.”

185.

CIC., De or. II, 360 : « Cet exercice, sans doute, ne fera pas naître en nous la mémoire, si elle n’existe pas naturellement ; mais si elle est en germe, il faut la développer. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928).