3. Morale et technique de la mémoire artificielle

a. Des traitements différenciés

La présentation de l’ars memoriae par les deux auteurs nous semble significative d’une différence d’intention, également à l’œuvre dans les hiérarchies morales de chacun 186 . La nuance établie entre honestas et utilitas paraît se répercuter La nuance établie entre honestas et utilitas jusque dans l’élaboration d’une théorie de la mémoire artificielle, écho logique dans la mesure où la memoria est notamment définie par son appartenance à l’éthique mise en place.

En effet, tous deux s’inspirent bien de sources communes, grecques, transmises par des orateurs récents, comme Métrodore, ou encore par des textes classiques, comme le Théétète de Platon assimilant la mémoire à une forme d’écriture 187 . Les idées énoncées ne sont pas de leur fait et constituent plutôt un compte rendu de techniques élaborées longtemps auparavant. En revanche, des choix s’opèrent et distinguent deux ambitions totalement opposées ; là où l’auteur anonyme énonce une leçon technique avec l’application pédagogique d’un manuel scolaire, Cicéron néglige la technique pour traiter la mémoire sous un angle plus théorique. La comparaison permet, par la perception des différences, de souligner les spécificités de l’approche cicéronienne, distincte de celle d’un maître de rhétorique, et cohérente avec le reste de son œuvre, ainsi qu’avec sa philosophie politique et morale.

Du reste, la dimension des deux textes est significative. La leçon de l’auteur anonyme se veut exhaustive, fournit de nombreux exemples détaillés à son lecteur, facilitant l’application des principes énoncés ; l’exposé d’Antoine dans le De oratore représente moins de la moitié du texte précédent 188 et laisse volontiers de côté les aspects techniques, ne citant aucun exemple d’emplacement ou d’image, contrairement au maître d’Herennius dont les exemples se révèlent extrêmement développés : image de l’accusé et de sa victime 189 ; image permettant l’apprentissage d’un vers 190 . Quant aux emplacements, le texte anonyme déploie une précision méticuleuse, envisageant leur taille, leur espacement, leur éclairage, leur classement 191 … Ces exemples sont en même temps des exercices d’application par lesquels le maître souhaite faire parvenir à une meilleure compréhension, donc à une meilleure pratique de la méthode.

Chez Cicéron, il n’y a rien de tout cela. Ces aspects techniques sont évacués à la fin de son exposé dans les chapitres 358 et 359, avec une désinvolture revendiquée par Antoine qui refuse de trop les développer en prétendant que cette méthode est déjà bien connue!

‘… ne in re nota et peruolgata multus et insolens sim… 192

Il expose avec une très grande concision la leçon du maître d’Herennius, dont il semble avoir lu le manuel, selon M. Rambaud 193 . Cicéron n’offre pas le moindre exemple, laissant les détails de la méthode dans le vague pour se contenter des idées les plus générales.

Pourquoi cette différence de proportion ? Certes, on peut invoquer les conventions du dialogue qui nécessitent d’adopter une forme plus plaisante qu’un austère manuel de rhétorique, et donc de laisser de côté les exposés trop techniques : ce n’est pas une leçon d’éloquence. Toutefois, nous croyons que son origine est avant tout philosophique. Le maître nous livre une leçon technique de rhétorique, illustrée de nombreux exemples précis, dont le développement est solidement charpenté. Ce caractère est patent dans la langue employée, lourdement démonstrative, qui confine parfois au jargon pédagogique, en usant de toutes les armes de la didactique, visant à ne laisser aucun aspect de la mnémonique dans l’ombre et à prouver ce fait au lecteur ou à l’élève. Ce souci d’exhaustivité et de lisibilité logique, parfois maladroit, est visible dans l’emploi permanent des connecteurs qui guident le lecteur (nam et deinceps sont sans doute ses favoris pour manifester de façon visible la progression logique de son programme). Le subjonctif à valeur impérative assure également les transitions d’une idée à une autre, traduisant le ton doctoral et autoritaire du maître et confirmant ainsi la nature didactique de l’ouvrage :

‘nunc ad imaginum rationem transeamus. 194

Lorsqu’il évoque tour à tour la memoria rerum puis la memoria uerborum, la volonté d’offrir une leçon complète devient caricaturale, donnant lieu à des redites. En effet, il répète maladroitement à quelques lignes d’intervalle 195 le même chiasme, avec les mêmes termes : ingenium, doctrina/praeceptio, natura. De même, par souci d’équilibre, après avoir évoqué les rerum similitudines, il se voit forcé de citer les uerborum similitudines : mais l’expression, tautologique, paraît peu démonstrative 196 . La soumission à cette contrainte formelle traduit l’obsession d’un maître soucieux de ne négliger aucun domaine, même si son application reste artificielle et impuissante, parce qu’elle répond à une simple préoccupation de formalisme.

Cicéron, lui, néglige tous ces détails au profit d’une approche théorique de la mémoire, notamment dans sa définition d’une mémoire visuelle qui renvoie au débat philosophique confrontant le crédit accordé par les stoïciens aux perceptions et le scepticisme/probabilisme de la nouvelle Académie, largement développé dans le Lucullus. Avec la place donnée à la visualisation et à la représentation par l’imagination, nous observons l’importance reconnue au travail de l’esprit qui doit trier les informations sensibles, conserver le vrai en rejetant le faux : la mémoire sélective est à l’œuvre, consciente des illusions et autres fantasmes nés des perceptions parfois trompeuses ; en inventant des emplacements et des images à retenir, la memoria sait quel crédit, quel degré d’authenticité leur accorder, étant consciente de la frontière qui sépare l’image réelle de l’image inventée. Ce scepticisme professé apparaît comme un substitut plus critique de l’assentiment (adsensio), fondateur de la représentation cataleptique chère aux stoïciens, dénoncée par Cicéron dans le Lucullus.

Notes
186.

Sur la hiérarchie des vertus cardinales chez ces deux auteurs, cf. infra p. 89 sq.

187.

Cf. Platon, Théétète 194 a-195 a. Sur la source grecque commune aux deux ouvrages, cf. A. Corbeill, « Rhetorical education in Cicero’s youth », Brill’s companion to Cicero, éd. J. M. May, Leiden-Boston-Köln, 2002, Brill, 23-48, p. 31.

188.

Environ huit cents mots contre mille huit cents.

189.

Rhet. ad C. Her. III, 39.

190.

Ibid. III, 31.

191.

Ibid. III, 31-32.

192.

CIC., De or. II, 358.

193.

Cicéron connaît-il le manuel de la Rhétorique à Herennius lorsqu’il écrit le De inuentione ? G. Achard réfute cette hypothèse, considérant que le manuel et le De inuentione de Cicéron furent composés au même moment et interrompus par les mêmes troubles politiques (le retour de Sylla). Pour cette raison, les deux auteurs n’auraient pas eu le temps de prendre connaissance de leurs œuvres respectives. Dans le cas contraire seraient apparus des renvois dont G. Achard ne voit pas la trace (cf. G. Achard, Rhétorique à Herennius, introduction, p. XLIV-XLIX ; une vaste bibliographie sur le sujet est proposée). Pourtant, nous nous rangeons à l’avis de M. Rambaud, « César et la rhétorique. A propos de Cicéron (Brutus, 261-262), Colloque sur la rhétorique : Calliope I, éd. par R. Chevallier, Paris, Belles lettres, 1979 (Caesarodunum 14 bis), 19-39, repris dans Autour de César…, p. 33 : « En tout cas, l’étroite similitude des termes, assortie de menues recherches de uariatio de la part de Cicéron, donne à penser que celui-ci avait la Rhétorique à Herennius sous les yeux en écrivant son premier traité. » Il s’appuie sur la définition de l’historia, quasiment identique dans les deux traités (p. 33) : « Classée sous l’étiquette commune de narratio, l’histoire est définie, à une conjonction près, en mêmes termes par la Rhétorique et par Cicéron : Historia est gesta res sed ab aetatis nostrae memoria remota… (Rhet. Her. I, 12) ; Historia est gesta res ab aetatis nostrae memoria remota… (inu. I, 27). » Ecrite trente ans plus tard, la leçon de Cicéron sur l’ars memoriae nous paraît également être une réponse à celle du maître d’Herennius, notamment à propos des maîtres grecs, nous le verrons plus loin. La prétérition d’Antoine définissant la mnémotechnie comme une res nota et peruolgata peut constituer une preuve supplémentaire : Antoine, c’est-à-dire Cicéron, juge inutile et redondant de refaire l’exposé technique auquel l’auteur de la Rhétorique à Herennius s’est déjà livré.

194.

Rhet. ad C. Her. III, 32 : « Passons maintenant à la théorie des images. »

195.

Ibid. III, 29.

196.

Ibid. III, 33.