b. Un débat idéologique : l’humanisme cicéronien

Nous parlions plus haut de différence idéologique entre les deux textes : là où le rhéteur veut être technique et utilitariste, Cicéron intègre la définition de la mémoire artificielle dans un cadre anthropologique, lui attribuant une valeur philosophique et morale. Ainsi, le développement d’une théorie de la mémoire visuelle préfigure les enjeux gnoséologiques du Lucullus et fait bien partie du débat philosophique sur les sens qui oppose le stoïcisme et la nouvelle Académie. Dès lors, il renvoie à la définition d’une anthropologie cicéronienne. Le rhéteur, lui, en technicien, envisage cette ars memoriae comme n’importe quelle autre ars, c’est-à-dire comme une qualité naturelle développée par un entraînement 197 : la mnémonique se trouve mise au rang de toutes les autres disciplines (in omni disciplina).

Certes, les deux auteurs s’accordent pour associer les deux mémoires, naturelle et artificielle, innée et acquise, qui se révèlent complémentaires (doctrina/ingenium 198 ). C’est là le fonctionnement de toutes les artes, appuyées sur le lien de l’ingenium et de la doctrina 199 . Néanmoins, alors que le maître d’Herennius ne voit, encore une fois, qu’une ars destinée à aider des élèves particulièrement défavorisés par la nature 200 , le philosophe voit dans cette méthode l’affirmation et le développement d’un élément constitutif de l’individu, qui vient le confirmer dans sa condition humaine, lui offrir le supplément d’âme qui assure son essence d’homme.

Le rhéteur anonyme l’annonce d’emblée 201 : il ne fera pas de philosophie ; la double nature de la memoria est admise immédiatement, ce qui interdit tout débat futur sur la place ontologique de la mémoire dans l’esprit humain, débat qu’il n’a envisagé que pour le renvoyer aussitôt à plus tard 202 . Cette limite posée dès l’introduction révèle la modestie, voire l’étroitesse de vues du rhéteur, revendiquée de nouveau avec force dans sa conclusion . Le bon sens invite à utiliser la méthode sans excès : il est inutile de vouloir développer la mémoire à l’infini ; sont alors cités, en contre-exemples, les rhéteurs grecs, excessifs dans leur application de l’ars memoriae, notamment dans l’invention sans limite d’images, destinée à permettre le souvenir du plus grand nombre de mots possible dans le cadre de la memoria uerborum — Quintilien ira plus loin en substituant à l’ars memoriae une méthode d’apprentissage par cœur fondée sur la lecture 203 . Derrière cette pointe hellénophobe se révèle l’objectif modeste du professeur : proposer à l’élève une méthode à sa portée qui facilitera d’autant plus sa progression que ses exigences seront limitées. Juste mesure, modération pédagogique ou limites d’un esprit étroit et conservateur ?

Avec sa largeur de vues, Cicéron semble répondre point par point au rhéteur inconnu, à trente ans de distance. Les Grecs sont critiqués par l’un, l’autre en fait des modèles : en effet, Antoine se réfugie derrière l’autorité de Charmadas et de Métrodore de Scepsis pour justifier un emploi sans limite de la méthode, à l’exemple de Métrodore qui précisément à partir des douze signes du zodiaque façonne un “répertoire mnémonique” 204 de trois cent soixante emplacements pour mémoriser des mots 205 . Cette opposition pour ainsi dire terme à terme se poursuit à la fin du discours d’Antoine. Le maître d’Herennius choisissait dès l’introduction de renoncer au débat concernant l’existence concomitante des deux mémoires qui manifestement ne l’intéressait pas pour développer ensuite une mnémotechnie comme simple outil d’apprentissage de l’élève pauvre en mémoire et pour conclure à la nécessité pour ce dernier de limiter ses ambitions au strict minimum, sans excès. Cicéron le contredit en invitant au contraire le lecteur à développer sans limite sa mémoire artificielle dont il nie les dangers pour la mémoire naturelle 206  : aucun risque de voir celle-ci submergée par un trop-plein d’informations, là où son prédécesseur voyait, avec un bon sens étriqué, l’impossibilité d’une liste finie d’images pour un nombre infini de mots à retenir et exhortait l’élève à développer progressivement sa liste d’images 207 .

Cicéron réplique encore de façon catégorique par la bouche de Caton l’ancien, qui admire les capacités infinies de la mémoire dans le dialogue qui porte son nom, publié en 44 (Cato 21-22) ! Il y répond aux griefs portés contre la vieillesse, notamment l’amoindrissement des facultés intellectuelles, et, parmi elles, la mémoire (Cato 21 : At memoria minuitur). Caton réplique en prônant un entraînement constant de la mémoire. Le négliger, c’est effectivement permettre la perte de mémoire :

‘Credo, nisi eam exerceas, aut etiam si sis natura tardior. 208

Il se réfère à l’archétype de l’homme de mémoire, abondamment cité par Cicéron, Thémistocle, qui apprenait et retenait les noms de ses concitoyens. Il imite cet exemple, en mémorisant les noms des vivants, mais aussi de leurs pères, de leurs grands-pères, par la lecture des épitaphes (dont il a pu se servir pour la rédaction de ses Origines :

‘Equidem non modo eos noui qui sunt, sed eorum patres etiam et auos, nec sepulcra legens, uereor, quod aiunt, ne memoriam perdam his enim ipsis legundis in memoriam redeo mortuorum 209

Cette lecture, outil mnémotechnique, en réveillant le souvenir du passé, empêche donc toute perte de mémoire ; Caton détourne ici une superstition — quod aiunt — selon laquelle la lecture des épitaphes altère la mémoire du lecteur 210 .

Par l’intermédiaire de Caton, Cicéron souligne, à l’inverse du maître d’Herennius, les capacités infinies d’une memoria qu’il ne faut pas brider, mais au contraire alimenter toujours davantage ; mémoriser le plus de faits possible, pour en retenir un minimum, tel semble être le mot d’ordre de Caton, qui illustre avec humour l’absence de limites de la mémoire, niant ainsi toute possibilité de la voir décliner : le vieillard de la comédie, prétendument amoindri, n’oublie jamais l’emplacement de son trésor ni l’identité de ses débiteurs, révélant ainsi la nature immarcescible de la memoria !

‘Nec uero quenquam senem audiui oblitum quo loco thesaurum obruisset ; omnia quae curant meminerunt, uadimonia constituta, qui sibi, cui ipsi debeant. 211

De même, les érudits de profession n’oublient jamais leur discipline, même âgés :

‘Quid? iurisconsulti, quid? pontifices, quid?augures, quid? philosophi, senes quam multa meminerunt! 212

Non seulement la mémoire est infinie, mais à travers l’exemple du vieil avare, elle paraît sélective. Rien ne vient donc justifier l’idée reçue d’un déclin intellectuel dû à l’âge ; la mnémotechnie prouve au contraire que la memoria ne vieillit pas et que ses capacités sont immenses, pourvu qu’on empêche son assoupissement en l’entraînant à la façon de Caton se remémorant chaque soir ses faits et gestes de la journée :

‘… Pythagoreorumque more, exercendae memoriae gratia, quid quoque die dixerim, audierim, egerim, commemoro uesperi. Hae sunt exercitationes ingeni, haec curricula mentis… 213

Mais revenons au De oratore. Pourquoi cet enthousiasme de Cicéron? C’est Antoine qui l’explique à la fin de son discours : la mnémotechnie est nécessaire parce qu’elle permet de réveiller une faculté inscrite dans la nature des hommes, de tous les hommes :

‘si (memoria) latet, euocandast 214

Cet adjectif verbal détermine un programme humaniste : il crée à l’individu une obligation technique mais aussi éthique de s’accomplir dans tous les domaines qui appartiennent en propre à l’humanité. Le propos de Cicéron tend à devenir universaliste ; une fois de plus, pas de rhétorique sans philosophie. Là où l’auteur anonyme d’un manuel voyait une simple ars scolaire, Cicéron, par l’intermédiaire d’Antoine, a défini une ratio universelle 215 , susceptible de favoriser la réalisation de la nature humaine en chacun, par le développement d’une faculté dont nous verrons à quel point le philosophe la considère comme inhérente et nécessaire à l’accomplissement de l’homme. A cette invitation, Cicéron donne une place de choix, en conclusion du discours d’Antoine : le rhéteur commençait en s’imposant des limites, Cicéron finit par une exhortation à les outrepasser, à faire voler en éclats le cadre trop étroit d’une rhétorique technicienne.

Notes
197.

Ibid. III, 40.

198.

CIC., De or. II, 360 ; Rhet. ad C. Her. III, 29.

199.

Rhet. ad C. Her. III, 29.

200.

Ibid. III, 29.

201.

Ibid. III, 28.

202.

Ibid. III, 28.

203.

Ibid. III, 38. Si l’auteur anonyme invite à pratiquer la mnémotechnie de Métrodore avec modération, Quintilien (I. O. XI, 2, 23-6) émet les plus grandes réserves, comme le rappelle F. A. Yates, L'art de la mémoire, p. 35-37 ; il conteste l’intérêt d’une méthode, certes efficace, mais trop complexe donc peu pratique ; il propose une méthode d’apprentissage par cœur, mais fondée sur la mémoire visuelle du texte appris. J.-P. Poitou, « Histoire de la mémoire artificielle », Mémoire de la technique et techniques de la mémoire, éd. C. Lenay et V. Havelange, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1999 (Technologies, vol. 13 n° 2), 35-61, la résume ainsi (p. 43) : « Le système qu’il préconise repose aussi sur la mémoire visuelle, et sur la mémorisation de l’ordre des parties du discours, mais il s’agit tout simplement d’enregistrer mentalement l’image des tablettes où le texte est écrit, et dit-il, on parlera comme si l’on était en train de lire à haute voix. » E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome : rites et pratiques, Paris, Belin, 1997, p. 38-39, détaille la méthode de Quintilien, fondée sur la relecture et la mémorisation du texte écrit : « … deux motifs selon Quintilien justifient la relecture. Le premier avantage est de pouvoir vérifier qu’on a bien saisi le sens d’un passage (la parole, elle, ne permet aucun “retour” de l’information, à moins de se trouver dans une situation de dialogue). En outre, et c’est là le second avantage, la relecture permet d’assurer une meilleure mémorisation : le souvenir ne se fixe qu’après plusieurs passages de l’œil. L’argument est intéressant : il contribue peut-être à expliquer la fréquence des lectures “doubles” à Rome et l’insistance avec laquelle Sénèque et les orateurs préconisent de relire les grands auteurs. D’autre part, Quintilien prête à l’écriture deux qualités — pouvoir vérifier ce qu’on a cru comprendre et pouvoir répéter pour mieux mémoriser — qui, chez Platon, apparaissent précisément comme l’apanage de la parole “vive” et ce qui fait défaut à l’écriture. »

204.

Pour reprendre l’expression de J.-P. Poitou, « Histoire de la mémoire artificielle », Mémoire de la technique et techniques de la mémoire, éd. C. Lenay et V. Havelange, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1999 (Technologies, vol. 13 n° 2), 35-61, p. 40.

205.

CIC., De or. II, 360 ; cf. QVINT., I. O. XI, 2, 17-22. Sur la personnalité de Métrodore, cf. F. A. Yates, L'art de la mémoire…, p. 51-54, qui tente en particulier d’expliquer la méthode de Métrodore (p. 52-53) : « Un historien moderne, L. A. Post (« Ancient Memory Systems », Classical Weekly, New York, XV (1932), p. 109), a analysé de la façon suivante la nature du système mnémonique de Métrodore : “Je soupçonne Métrodore d’avoir été un spécialiste d’astrologie ; car les astrologues ne divisent pas seulement le zodiaque en douze signes, ils le divisent aussi en 36 décans, dont chacun couvre dix degrés ; à chaque décan était associée une figure. Métrodore groupait sans doute dix arrière-plans (loci) artificiels derrière chaque figure du décan. Il pouvait obtenir ainsi une série de loci numérotés de 1 à 360, qu’il pouvait utiliser dans ses opérations. Par un calcul rapide, il était capable de retrouver chaque arrière-plan (locus) par son numéro, et il était sûr de ne pas manquer un seul arrière-plan, puisqu’ils étaient tous disposés en ordre numérique. Son système était donc tout désigné pour réaliser des exploits de mémoire impressionnants.” Post pense que Métrodore utilisait les images astrologiques comme des lieux, qui devaient garantir l’ordre dans la mémoire tout comme les lieux mémorisés dans des édifices garantissaient dans le bon ordre le souvenir des images qu’on y avait mises, et des choses ou des mots qu’on leur avait associés. L’ordre des signes Bélier-Taureau-Gémeaux, etc., donne immédiatement un ordre que l’on peut mémoriser facilement ; et si Métrodore avait aussi dans sa mémoire les images du décan — trois pour chaque signe —, il pouvait, comme le dit Post, avoir dans la mémoire un ordre d’images astrologiques qui, s’il les utilisait comme des lieux, lui donnaient un ensemble de lieux disposés dans un ordre déterminé. »

206.

CIC., De or. II, 360. H.-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité. 2, Le Monde romain, Paris, Seuil, rééd. 1988 (Points Histoire 57), rappelle que la richesse de la mémoire autorisait les improvisations de l’orateur (p. 299) : « La mnémotechnie venait ensuite, fondée le plus souvent sur une méthode d’associations d’images visuelles ; elle jouait un grand rôle dans la pratique, bien qu’en théorie le summum de l’art oratoire fût l’improvisation ; mais l’improvisation, qu’elle soit littéraire ou musicale, se trouve toujours bien de s’appuyer sur une mémoire bien fournie (ne le constatons-nous pas dans la pratique de la technique hot de notre musique de jazz ?). »

207.

Rhet. ad C. Her. III, 38.

208.

CIC., Cato 21 : « D’accord, si on ne l’exerce pas, ou encore si on a reçu de la nature un esprit un peu lent. »

209.

Ibid. 21 : « Moi-même, je connais non seulement ceux qui vivent, mais encore leurs pères et leurs aïeux, et, à la lecture des épitaphes, je ne crains pas, quoi qu’on dise, de perdre la mémoire ; car cette lecture même ranime en moi le souvenir des morts. »

210.

Sur la maladie de l’âme qui peut atteindre le lecteur de l’épitaphe, cf. E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome : rites et pratiques, Paris, Belin, 1997, p. 91-92. Le mot memoria désigne la pierre qui supporte l’épitaphe. Cf. N. Belayche, « La neuvaine funéraire », La mort au quotidien dans le monde romain, éd. F. Hinard, Paris, De Boccard, 1995, 155-170, p. 166.

211.

CIC., Cato 21 : « Et je n’ai jamais entendu dire qu’un vieillard eût oublié le lieu où il avait enfoui son trésor ; ils se rappellent ce qui les intéresse, les engagements pris sous caution, le nom de leur débiteur et celui de leur créancier. »

212.

Ibid. 22 : « Et les jurisconsultes ? et les pontifes ? et les augures ? et les philosophes ? dans leur vieillesse, que de souvenirs ils ont ! »

213.

Ibid. 38 : « et, à la manière des Pythagoriciens, pour exercer ma mémoire, je me remémore le soir ce que j’ai dit, entendu ou fait chaque jour. Tels sont les exercices de mon esprit, telles sont les courses de ma pensée »

214.

CIC., De or. II, 360 : « si la mémoire est en germe, il faut la développer »

215.

Cicéron, De or. I, 187.