c. Vtilitas et honestas

Ce débat trouve un écho dans l’opposition entre memoria rerum et memoria uerborum. Le rhéteur reconnaît certes que la première est plus utile à l’orateur (illa rerum memoria quae pertinet ad utilitatem 216 ), mais révèle son attachement à la seconde, justement à cause de sa gratuité apparente ! Plus difficile, elle apparaît comme un exercice scolaire extrêmement profitable au développement de la memoria rerum. Celle-ci, naturellement plus aisée, voit son exécution facilitée par l’entraînement 217 . Il revendique ainsi l’utilité de la memoria uerborum, trop souvent dénigrée :

‘Nunc ne forte uerborum memoriam aut nimis difficilem aut parum utilem arbitrere 218

Inversement, Antoine juge la memoria uerborum trop éclatée, donc moins indispensable :

‘Sed uerborum memoria, quae minus est nobis necessaria 219

Sa préférence va vers la memoria rerum, véritable outil de l’orateur qui lui permet de mémoriser son argumentation :

‘Rerum memoria propria est oratoris 220

Toutefois, l’expression nous paraît dépasser le simple cadre professionnel et rejoindre le débat autour de l’utilitas évoqué plus loin 221 . En effet, le rhéteur anonyme a une approche volontiers utilitariste, sinon matérialiste, de la memoria, que traduit l’usage des termes utilitas ou utilis appliqué aux deux mémoires, qui s’inscrit dans une tradition selon H.-I. Marrou 222 . Or, nous pourrons constater combien Cicéron luttait contre cette vue prosaïque et mesquine, notamment à l’œuvre, selon lui, dans l’épicurisme. Le point de vue du rhéteur, volontairement restreint dès le début, reste limité tout au long de l’explication. Antoine au contraire, s’il commence par énoncer les avantages concrets offerts par la méthode au technicien du discours 223 , étend rapidement son propos à l’ensemble de l’humanité, dans une perspective universaliste. Le verbe uigere appliqué à la memoria souligne la nature épanouie de l’orateur 224 . Puis les paragraphes 356 et 357 théorisent le système de Simonide, tirent l’ars vers la ratio, en développant le rôle des perceptions et en évoquant ainsi la place de la memoria dans la théorie de la connaissance. A partir d’une méthode d’apprentissage, Cicéron envisage l’universalité de la mémoire et la place au cœur d’enjeux philosophiques fondamentaux. En façonnant une théorie de la mémoire, Cicéron nous rappelle qu’elle n’est pas seulement un outil professionnel réservé à des spécialistes, mais aussi une caractéristique essentielle, constitutive de la nature même de l’homme, comme le suggère A. Michel 225 .

Pour cette raison, l’absence voulue du lexique de l’utilité dans la bouche d’Antoine nous paraît significative 226  : il préfère déclarer la memoria uerborum « minus necessaria » et affirmer la prééminence de la memoria rerum, « propria oratoris », « caractéristique de l’orateur ». « Propria » : le terme n’est pas exclusif ; la memoria n’est pas la chose de l’orateur ; en revanche, l’orateur est l’homme de la memoria : il doit être parfaitement accompli de ce point de vue-là, et la porter à son point ultime.

Puisque Cicéron a dépassé l’utilitarisme professionnel de la memoria rerum, on peut s’interroger sur l’attachement ainsi manifesté par Antoine. Il traduit le goût pour l’investigation philosophique. La memoria uerborum reste une mémoire de technicien. La memoria rerum nous paraît, elle, plus vaste, parce qu’appliquée au monde des idées ; elle rejoint ainsi les préoccupations morales souvent exprimées par Cicéron dans son approche de la memoria ; rappelons-nous qu’elle est une subdivision de la prudentia qui, elle-même, est une garantie de l’honestas. Contre l’utilitas de la memoria uerborum, Cicéron situe donc la memoria rerum du côté de l’honestas, du bien moral. Encore une fois, il évite soigneusement le lexique utilitariste. Propria oratoris : le propre de l’orateur. Or l’orateur cicéronien est un homme idéal, accompli, un uir bonus, que le De oratore tente de définir. Donc, le propre de l’orateur est en fait le propre de l’homme idéal. Ce syllogisme rend le caractère essentiel, plutôt que naturel, de la memoria rerum. Essentiel au sens plein du terme, parce qu’elle définit l’essence même de l’humain épanoui, idéal, tel qu’il devrait être aux yeux du sage. La memoria rerum, c’est la memoria indispensable à l’affirmation de l’humanité de l’individu, telle que nous l’avons vue par ailleurs. Caractéristique de l’orateur, elle l’est donc aussi de la nature humaine.

Cette perspective philosophique n’intéresse pas le maître d’Herennius. Le choix des images mêmes de l’ars memoriae reflète sa position. En effet, le critère doit en être la nouveauté : susceptible de marquer les esprits par son caractère d’exception, elle doit régir la fabrication des images. Ce mécanisme psychologique prolonge l’utilitarisme du maître : seul le résultat compte 227 . Cette démarche pragmatique nous paraît sensiblement opposée à celle de Cicéron, pour qui l’honestas, donc la morale, le sens de l’honneur, doivent guider l’homme. Seule l’action belle d’un point de vue moral mérite d’être retenue : c’est le dignum memoria, qui sera à l’œuvre dans sa définition de la mémoire historique. Encore une fois, la comparaison ne joue pas en faveur du rhéteur : seule la noua res 228 lui semble digne de mémoire, d’un strict point de vue technique, parce qu’elle seule lui paraît susceptible d’assurer ou de développer la memoria ; Cicéron, en élevant la memoria au rang de valeur humaniste, ne pourrait admettre ce simple critère de nouveauté, privé de connotation morale ; pour lui, seule l’action méritante d’un point de vue moral doit être retenue par la mémoire, parce qu’elle est une marque de vertu. F. A. Yates évoque la présence de la memoria dans l’âme, indice donc de son existence, donc sa portée spirituelle, mais n’établit pas le rapport avec la mémoire de l’orateur et l’ars memoriae 229 .

Deux points de vue s’opposent, matérialiste et idéaliste ; le second apparaît comme un progrès, voire une transformation par rapport au premier et sait donner ses lettres de noblesse à la memoria et en faire un attribut de l’humanité. L’ars memoriae ancre davantage encore la memoria dans l’anthropologie cicéronienne. La comparaison avec le manuel de rhétorique accentue par contraste l’attachement de Cicéron à cette faculté et son inscription dans un programme humaniste, c’est-à-dire dans la revendication fière et ambitieuse d’appartenir à l’humanité civilisée. Cicéron défend donc la mémoire artificielle parce qu’elle développe heureusement la mémoire naturelle, c’est-à-dire une faculté qui manifeste la qualité d’être humain. Si le rhéteur considère l’ars memoriae comme utile (utilis) à l’orateur du point de vue technique, Cicéron la juge nécessaire (necessarius) à la formation de l’esprit de l’orateur, homme idéal, donc à l’éducation de l’homme universel, parce qu’elle contribue au développement de son humanité. La memoria fait partie des éléments qui unifient le corpus apparemment éclectique de Cicéron sous la bannière d’un humanisme, comme l’a si bien démontré A. Michel dans l’ensemble de ses recherches cicéroniennes 230 .

Là où le maître anonyme se contente de délivrer un enseignement technique, Cicéron se donne une plus noble mission : l’éducation intellectuelle et surtout morale de ses concitoyens.

Notes
216.

Rhet. ad C. Her. III, 39.

217.

Ibid. III, 39 : « Maintenant, pour que tu n’ailles pas juger la mémorisation des mots trop difficile ou insuffisamment utile ».

218.

Ibid. III, 40.

219.

CIC., De or. II, 359 : « La mémoire des mots, moins nécessaire à nous autres ».

220.

CIC., De or. II, 359 : « La mémoire des choses est la mémoire propre de l’orateur. »

221.

La nuance établie entre honestas et utilitas paraît se répercuter jusque dans l’élaboration d’une théorie de la mémoire artificielle ; cet écho est logique dans la mesure où la memoria est notamment définie par son appartenance au réseau des vertus cardinales dans Rhet. ad C. Her et CIC., inu. Cf. infra. p. 89 sq.

222.

H.-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité. 1, Le monde grec. 2, Le Monde romain, Paris, Seuil, rééd. 1988 (Points Histoire 57), évoque le préjugé couramment exprimé à l’encontre d’une mnémotechnie utilitariste, héritée d’Hippias (p. 95) : « Comme on sait par ailleurs qu’Hippias enseignait la mnémotechnique, certains pensent que ce savoir ambitieux se réduisait à équiper l’orateur du minimum de connaissances nécessaires pour qu’il pût faire figure de connaisseur sans être jamais pris au dépourvu. Ce jugement est peut-être bien sévère : il ne faut pas confondre mnémotechnique et polymathie ; la première, que conservera la rhétorique classique dont elle constitue une des cinq parties, n’a qu’un but pratique : aider l’orateur à apprendre son texte par cœur. »

223.

CIC., De or. II, 355. Cicéron attribue à Antoine une pensée universaliste. Pourtant, Crassus est l’universaliste dans le reste du dialogue. Ce fait révèle les artifices du dialogue : Antoine a été choisi ici pour sa mémoire phénoménale.

224.

Ibid. II, 355.

225.

Cf A. Michel, « Cicéron et les problèmes de la culture », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae 20, 1972, 67-76, p. 69-70 : « Ne condamne-t-on pas dans tout savoir acquis ce recours à la mémoire qui semble se substituer à l’exercice du jugement ou de l’imagination ? Mais précisément pour Cicéron la mémoire aussi se présente comme une faculté active, et cela de quelque manière qu’on la considère. On peut en effet se placer du point de vue des rhéteurs — mais pour ces derniers il ne s’agit pas d’apprendre par cœur : il s’agit de constituer une mnémotechnique active, au service de l’invention ; la mémoire de l’orateur porte sur le fond, non sur la forme, elle consiste à trouver un ordre entre les idées, et à n’oublier aucune d’entre elles. D’autre part, à ce point de vue, qui relève de la rhétorique, il faut ajouter celui des philosophes : l’Académie évoque souvent la réminiscence platonicienne ; la mémoire apparaît alors comme créatrice : elle est un des moyens auxquels recourt l’esprit pour se plonger dans l’être. » Sur la théorie de la réminiscence, cf. Tusc. I, 57 (A. Michel, « Quelques aspects de l’interprétation philosophique dans la littérature latine », Revue philosophique 1967, 79-103, p. 89).

226.

CIC., De or. II, 359. Antoine est pourtant utilitariste ! C’est une marque de la fiction du dialogue : les interlocuteurs sont des marionnettes entre les mains de l’auteur.

227.

Rhet. ad C. Her. III, 35.

228.

Ibid. III, 35.

229.

F. A. Yates, L’art de la mémoire…, s’intéresse davantage aux conséquences sur l’approche de la mnémotechnie au Moyen Age. De l’exposé de Cicéron, elle ne retient que la complexité due à la concision de l’exposé technique de la mnémonique (p. 29-31) ; p. 29 : « … Cicéron donne une version abrégée des règles. » ; p. 30 : « Il a condensé au maximum les règles pour les lieux et les règles pour les images, de façon à ne pas ennuyer le lecteur en répétant les instructions de manuel que tout le monde connaissait si bien. » ; p. 31 : « Cicéron nous a fourni un petit traité d’Ars memoratiua très condensé… » et aux « formules élégantes et obscures » (p. 38). En somme, F. A. Yates reproche à Cicéron de ne pas expliquer les règles techniques de l’ars memoriae avec la même précision que le maître d’Herennius ni avec la même clarté que Quintilien. Pourtant, elle reconnaît elle-même que la memoria fait partie des subdivisions des vertus cardinales définies par Cicéron dans le De inuentione (II, 160), comme nous l’avons vu et qu’elle a une implication morale au Moyen Age, liée à l’héritage cicéronien (p. 32-33) : « … c’est à partir des définitions que donne Cicéron des vertus dans cet ouvrage, que la mémoire artificielle est devenue au Moyen Age une partie de la vertu cardinale de la Prudence… C’est sous la rubrique de la mémoire comme élément de la Prudence qu’Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin citent et analysent les règles de la mémoire artificielle… la scolastique a fait passer la mémoire artificielle du domaine de la rhétorique à celui de l’éthique. J’y fais ici une brève référence anticipée, parce qu’on peut se demander si l’utilisation de “Prudence”, si l’utilisation morale de la mémoire artificielle a été totalement inventée par le Moyen-Age, ou si elle n’avait pas elle aussi, une racine antique.  » Même si elle le suggère, F. A. Yates ne précise pas que la mémoire artificielle appartient déjà au domaine éthique chez Cicéron qui ne veut pas la limiter à la stricte activité rhétorique. De même, F. A. Yates admet que Cicéron « était avant tout un philosophe platonicien, et pour le platonicien, la mémoire fait référence à des éléments très particuliers. Qu’est-ce qu’un orateur veut dire quand il parle de mémoires qui sont “presque divines” [l’expression qualifie Métrodore, chez Cicéron] ? » Mais F. A. Yates ne va pas au-delà de cette interrogation et n’en tire pas de conclusion sur la memoria cicéronienne. Parce qu’elle ne cherche qu’un modèle technique chez Cicéron, la cohérence de la memoria cicéronienne lui échappe : transdisciplinaire, celle-ci est à la fois oratoire, politique, philosophique et morale.

230.

A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 420-421 : « Cependant, dans cet exposé technique, la philosophie a sa part. Cicéron signale en effet qu’il en emprunte l’essentiel aux Académiciens Charmadas et Métrodore de Scepsis. Certes, ces auteurs, comme beaucoup de philosophes, avaient pu s’occuper de questions qui ne relevaient pas directement de leur science. Mais le vocabulaire du De oratore atteste qu’ils avaient essayé de relier l’art mnémotechnique aux idées générales de leur philosophie. Cela est rendu manifeste par quelques détails. En premier lieu, Cicéron distingue la mémoire des choses et celle des mots (chère aux Péripatéticiens). D’autre part, il explique, de façon psychologique, que nos perceptions sont plus durables et moins obscures si elles s’appuient sur des images sensibles. Cela n’a évidemment rien de platonicien. Enfin, l’auteur insiste sur l’utilité de l’“ordre” : il permet d’apprendre plus facilement. Aristote avait déjà souligné que les vers se prêtent plus facilement à la mémoire (Aristote, Rhétorique, , 9, 1409 b, sqq.). Il ne s’agit encore là que d’observations techniques. D’autres semblent liées plus directement à la pensée de l’Académie. Cicéron explique que, pour bien retenir les concepts, il faut essayer de les caractériser par des images. Il faut se les mettre devant les yeux. En effet, ajoute-t-il, la vue est le plus noble et le plus pénétrant des sens, le plus proche de la pensée (De oratore II, 86, 357 ; Timaeus 14 ; Platon, Phèdre 250 d). Cette idée se trouve aussi dans sa traduction du Timée. D’autre part, une image du De oratore nous paraît assez remarquable. Cicéron dit qu’il faut localiser les souvenirs dans notre pensée, comme on identifie des lettres sur la cire. Or, les images de la cire et des lettres se trouvent dans le Théétète de Platon. Et l’on sait que ce philosophe, premier maître des Académiciens, a longuement médité sur le rôle philosophique de la mémoire. Tous ces faits convergent pour nous faire admettre que Cicéron, en s’intéressant à la mémoire, a suivi un enseignement académicien. » Ainsi, quand F. A. Yates critique une approche cicéronienne de l’ars memoriae incompréhensible (p. 37-38) parce que maniériste ou affectée (« les formules obscures »), A. Michel nous rappelle que la mnémonique chez Cicéron s’inscrit dans un cadre philosophique plus vaste, platonicien, que nous examinerons plus loin.