2. La memoria dépasse l’art oratoire

Certes, la memoria permet un enrichissement culturel chez l’orateur. Mais la position de Crassus n’est pas sans susciter un débat dans le De oratore. Le premier contradicteur est Quintus Mucius Scaevola, qui refuse nettement l’accès de l’orateur à un domaine qui n’est pas le sien, à savoir la connaissance du droit et des traditions, tout simplement parce qu’il n’en est pas l’inventeur :

‘Quid ? leges ueteres moresque maiorum, quid ? auspicia, quibus ego et tu, cum magna rei publicae salute praesumus, quid ? religiones et caerimoniae, quid ? haec iura ciuilia, quae iam pridem in nostra familia sine ulla eloquentiae laude uersantur, num aut inuenta sunt aut cognita aut omnino ab oratorum genere tractata? 252

L’anaphore de quid renforce la véhémence du refus sans appel de Scaevola. Il revendique, lui, le cloisonnement que nous évoquions plus haut, forme de conservatisme politique qui vise au statu quo. Il poursuit en évoquant l’exemple d’orateurs qui ont parfaitement réussi sans acquérir ce savoir juridique, étant totalement incultes même !

‘Equidem et Ser. Galbam memoria teneo, diuinum hominem in dicendo… ignarum legum, haesitantem in maiorum institutis, rudem in iure ciuili 253

Nous avons vu comment Crassus réplique à cette tentation par l’appel à l’ouverture, à la curiosité intellectuelle, nécessaires à la formation de l’orateur digne de ce nom, c’est-à-dire en mesure d’assumer les plus hautes charges, qu’il soit homo nouus ou non : il nous offre là une vision évidemment ambitieuse voire orgueilleuse du rôle de l’orateur que peut célébrer un Cicéron, conscient de ses qualités et de son apport essentiel à l’Etat en proie aux rivalités des grandes familles qui se partagent le pouvoir.

Si cette opposition peu constructive est rapidement éliminée, l’opinion d’Antoine est largement développée, et se révèle complémentaire des choix de Crassus, en établissant des nuances, voire des réserves, qui soulignent la qualité et la richesse du travail de Cicéron autour de la memoria.

En effet, Antoine réagit à la longue intervention de Crassus au livre I, en condamnant le recours à une memoria encyclopédique : l’orateur ne peut se confondre avec le savant, car il a un travail de persuasion à accomplir. En particulier, il réfute la mainmise des philosophes sur la rhétorique qu’il ne veut pas voir inféodée à la philosophie. Le mépris, voire la méfiance, des philosophes pour l’éloquence, déjà manifestés par Platon à l’encontre des sophistes, décourage l’emploi des outils oratoires, comme les effets pathétiques, garantis précisément par la memoria ; Antoine ne veut pas que celle-ci soit dévolue au seul apprentissage de la connaissance historique et philosophique. En excluant le pathos et donc l’usage de la memoria qui lui est lié, l’art oratoire perd ce qui fait sa substance : Antoine ne veut pas voir des orateurs trop attentifs à la memoria du savoir au détriment de leur memoria oratoire. C’est une dépossession qui aliène l’orateur, comme le révèle l’exemple du stoïcien Publius Rutilius Rufus. Puriste, il reprochait à l’orateur Servius Galba d’exhiber lors d’un procès le fils de Sulpicius Gallus pour émouvoir les juges en rappelant le souvenir touchant de son illustre père :

‘Reprehendebat igitur Galbam Rutilius, quod is C. Sulpici Galli propinqui sui Q. pupillum filium ipse paene in umeros suos extulisset, qui patris clarissimi recordatione et memoria fletum populo moueret… 254

L’appel à la memoria fait partie des effets oratoires propres à susciter la compassion et on imagine à quel point un Cicéron, dont la réussite oratoire repose notamment sur le pathétique, son point fort comme il le rapporte lui-même 255 , adhère à ce point de vue : il est inconcevable que la memoria soit accaparée par le seul champ du savoir. L’opinion d’Antoine apporte donc un contrepoint qui n’est pas contradictoire, mais offre plutôt un point de vue complémentaire de celui de Crassus 256 . Cicéron préfère répartir ainsi entre ces deux maîtres les différents éléments constitutifs de sa théorie de la memoria comme le montre A. Michel 257 . Son verdict est sans appel quand son masque, Antoine, nous révèle les mésaventures du même Rutilius : lui-même accusé, il interdit à ses avocats d’user du moindre effet de manche, refusant la persuasion au profit de la conviction, pour des raisons philosophiques 258 . Ainsi, oubliant qu’il a affaire à des hommes, il engage une défense uniquement rationnelle, abstraite et logique, sans fioritures, adressée à de purs esprits, à l’imitation d’un Socrate refusant toute tentative de séduction à l’égard de ses juges. Son intransigeance de philosophe, qui confine à l’arrogance, le perd bien évidemment et il est finalement condamné, comme Socrate (I, 230) ! Si la memoria n’est qu’encyclopédique, elle se révèle contre-productive ; elle devient une entrave pour l’orateur, en lui interdisant tout pathos. Contre l’exclusivité de la memoria des philosophes ou des orateurs, qui appauvrit son contenu, Cicéron choisit la troisième voie, la plus riche, qui associe les deux domaines en un seul, dans sa vision idéale d’un homme-somme, complet, réceptacle de l’ensemble des champs couverts par la memoria. Il rejette toute contradiction catégorique et refuse les avis péremptoires, leur préférant une position médiane ; avec le sens de la nuance qui le caractérise, il avance masqué et charge Crassus et Antoine d’exprimer des opinions apparemment contraires, en fait complémentaires selon M. Ruch 259 , qui s’enrichissent l’une l’autre, dans une dialectique toute platonicienne 260 . Preuve en est la conclusion d’Antoine qui, après avoir blâmé l’étroitesse d’esprit d’un Rutilius et la réduction de la memoria à la seule nécessité du savoir, s’ouvre lui-même au compromis en admettant l’intérêt de la connaissance de l’histoire, du droit, et plus largement du passé, prônée par Crassus, mais en affirmant préférer s’en référer à un spécialiste :

‘Reliqua uero etiamsi adiuuant, historiam dico et prudentiam iuris publici et antiquitatem et exemplorum copiam, si quando opus erit, a uiro optimo et istis rebus instructissimo familiari meo Congo mutuabor. 261

Toutefois sa réserve n’est pas idéologique, mais pragmatique : il considère que l’orateur n’a ni le temps ni la mémoire suffisants pour se consacrer à une démarche aussi vaste :

‘et illa orationis suae cum scriptis alienis comparatio et de alieno scripto subita uel laudandi uel uituperandi uel comprobandi uel refellendi causa disputatio non mediocris contentionis est uel ad memoriam uel ad imitandum. 262

La litote non mediocris contentionis ainsi que l’accumulation des gérondifs accentuée par l’anaphore de uel, soulignent avec humour le temps excessif qu’Antoine estime devoir être consacré à un tel apprentissage. C’en est trop pour la mémoire de l’orateur, largement mise à contribution par ailleurs. Antoine est d’autant mieux choisi pour tenir ce propos qu’il est renommé précisément pour sa mémoire !

Avec Antoine et Crassus, le pragmatique et l’idéaliste, Cicéron tente de faire la synthèse des meilleures sources 263 pour en tirer la quintessence de l’éloquence, répondant ainsi à la nature de celle-ci, telle qu’il l’avait définie dans le De inuentione, par une analogie avec la méthode du peintre Zeuxis (II, 1 à 4). En effet, pour peindre le portrait d’Hélène, destiné au temple de Junon de Crotone, celui-ci sélectionne cinq jeunes filles comme modèles, pour réunir les qualités physiques de chacune, seul moyen de peindre la beauté parfaite, aucune ne pouvant posséder à elle seule toutes les perfections. De la même façon, Cicéron déclare fonder son traité sur plusieurs sources, dont il retient les meilleures idées :

‘Ex iis enim, qui nomine et memoria digni sunt, nec nihil optime nec omnia praeclarissime quisquam dicere nobis uidebatur. 264

Cicéron reproduit ce schéma avec le De oratore : il sait qu’aucun des acteurs qu’il met en scène n’est parfait, mais que la réunion des qualités de chacun permet de dessiner le portrait de l’orateur idéal 265 . Il applique ici une mémoire sélective qui efface les scories pour conserver seulement le dignum memoria.

Notes
252.

Ibid. I, 39 : « Mais quoi ! nos lois antiques et les coutumes de nos ancêtres, les auspices, auxquels, toi et moi, nous présidons pour le salut de Rome, les cérémonies de la religion, et ce droit civil, depuis longtemps apanage de ma famille qui ne s’est jamais piquée du talent de parole, tout cela serait-il par hasard l’invention du peuple des orateurs ? En a-t-elle fait le moins du monde l’objet de ses recherches ou de ses études ? »

253.

Ibid. I, 40 : « J’ai dans la mémoire, en ce moment, Ser. Galba, orateur extraordinaire… qui ignorait les lois, était peu ferré sur les institutions des ancêtres et n’avait aucune idée du droit civil. »

254.

Ibid. I, 228 : « Rutilius, donc, reprochait à Galba d’avoir élevé presque sur ses épaules Quintus, le fils de C. Sulpicius Gallus, son parent, afin que ce jeune pupille, dont la vue rappelait le souvenir de son illustre père, émût les assistants jusqu’aux larmes. »

255.

CIC., Orat. 130 ; 132. Cf. J. Lucas, « La relation de Cicéron à son public », Ciceroniana : Hommages à Kazimierz Kumaniecki, éd. A. Michel et R. Verdière, Leiden, Brill, 1975 (Roma aeterna, 9), 150-159 ; la propension au pathétique, voire à l’“hystérie”, selon le mot de J. Lucas, est même une qualité nécessaire à l’orateur, d’après Cicéron, lorsqu’il reproche à un certain Calidius de ne pas montrer ses émotions lors d’un procès (p. 157) : « Il a dû sentir alors que pour atteindre au plus haut degré de l’art oratoire, il lui manquait la disposition à l’hystérie ».

256.

Cf. J. Perret, « A propos du second discours de Crassus (De oratore I, 45-73) », REL 24, 1946, 169-189. Crassus a les plus hautes ambitions pour son orateur idéal, considérant que « l’éloquence est l’attribut essentiel de l’homme, celui par lequel se manifeste par excellence son humanité ; ainsi s’applique-t-elle de droit à toutes les productions de la pensée » (p. 172), et que « l’éloquence est le couronnement, l’achèvement de la nature humaine, elle est ce qui, dans l’homme, est le plus spécifiquement humain ; elle ne connaît point de bornes à son domaine » (p. 173). Devant les critiques de Scaevola, il accepte une concession, et veut bien discuter de l’étendue de la culture de l’orateur (p. 174-175). Pour cette raison, l’opposition d’Antoine paraît factice, puisqu’« au début du second livre, Cicéron nous apprend que, lorsque Antoine se vantait de n’avoir jamais étudié, ce n’était chez lui qu’une feinte (II, 4 ; cf. 153) ; il lui prêtera même sur l’universalité du domaine de l’éloquence des propos (II, 34-37, 39-40, 51-64) qui rappellent les vues les plus ambitieuses de Crassus. De fait, les formules en lesquelles Antoine résume l’idée qu’il se fait de la culture qui convient à l’orateur (I, 218), et qu’il affecte de brandir contre Crassus comme si elles se situaient aux antipodes de la pensée de son ami, sont presque identiques à celles sur lesquelles Crassus lui-même (I, 73) avait conclu son second discours. Cf. encore I, 248-250 (Antoine) et I, 65-67 (Crassus). Sur l’identité fondamentale des positions de Crassus et d’Antoine, cf. la démonstration d’A. Lieby, Quantum philosophiae studio ad augendam dicendi facultatem Cicero tribuerit, p. 8-19 » (p. 177, n. 1-2). Feinte, cette apparente contestation permet en fait de redoubler la thèse de Crassus/Cicéron sur « la destination universelle de l’éloquence » (p. 174), puisqu’ « il est évident, en effet, que sous la forme idéalisée où il a plu à Cicéron de les ressusciter, les deux hommes, sur un tel sujet, ne pouvaient manquer de penser de même. De fait, dès qu’il a pris la parole pour un discours de quelque étendue, les premiers mots d’Antoine ont été pour donner un plein assentiment à la doctrine que Crassus défendra par la suite, apparemment contre lui ». En effet, « … Antoine, auditeur diligent des philosophes grecs, avait écrit un petit traité théorique dont l’idée centrale était que l’orateur doit être capable d’embellir et d’agrandir tous les sujets, en sorte que, s’il faut espérer des progrès de l’art oratoire, c’est par l’étude, par le loisir, par la lecture qu’ils se réaliseront. Cette conception du personnage d’Antoine contribue d’ailleurs à l’unité de l’impression que laissera le dialogue, mais, pour la même raison, elle devait rendre bien difficile de l’opposer à Crassus dans un débat contradictoire sur un des points que Cicéron, théoricien de l’art oratoire, tient pour fondamentaux. » Cet artifice vise à accréditer la fiction du dialogue, la discussion d’Antoine et Crassus n’en est pas une. Antoine ne contredit pas réellement la thèse de Crassus, car « … cette thèse de la destination universelle de l’éloquence est une des idées auxquelles Cicéron paraît être demeuré le plus fidèle. La chose s’explique d’ailleurs : orateur amoureux de son métier, Cicéron ne peut manquer de se complaire en une théorie qui fait du bien-dire le couronnement, l’achèvement de l’humanité, et du domaine de l’éloquence un domaine illimité » (p. 180). Du reste, il « n’a cessé d’affirmer la nécessité d’une vaste culture pour qui voudrait tenir honorablement sa place à la tribune ou au barreau » (p. 180).

257.

A. Michel, « La théorie de la rhétorique chez Cicéron : éloquence et philosophie », Eloquence et rhétorique chez Cicéron :sept exposés suivis de discussions, éd. W. Ludwig, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1982 (Entretiens sur l'antiquité classique ; 28), 109-147. Sur le rapport établi entre les deux domaines dans le dialogue de Crassus et Antoine, cf. Annexe n° 3, p. 482.

258.

H.-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité. 1, Le monde grec. 2, Le Monde romain, Paris, Seuil, rééd. 1988 (Points Histoire 57), s’intéresse lui aussi à la rivalité entre philosophie et rhétorique et aux impasses des deux disciplines lorsqu’elles sont exclusives (p. 314) : « Par moments, en face du développement inconsidéré de l’appareil éristique de la philosophie, qui elle aussi succombe à la technicité, c’est la culture oratoire qui défend les droits de l’humanisme : comme déjà Isocrate, elle oppose au philosophe, bardé de syllogismes et engoncé dans ses abstractions, le gros bon sens, les vérités premières, le bagage raisonnable de l’honnête homme. Car le rhéteur ne dédaigne pas les idées générales, les problèmes moraux et humains ; son enseignement en est tout imprégné ». Au point qu’« il envahit tant et si bien le domaine propre de la philosophie morale que le philosophe finit par s’en offusquer, qu’il proteste, réclame pour lui, et pour lui seul, la discussion des thèses, comme le fit Posidonios au cours d’un débat célèbre qui l’opposa au rhéteur Hermagoras (PLUT., Pomp. 42) : le rhéteur devait se contenter des “hypothèses”, c’est-à-dire des sujets concrets traitant d’un cas déterminé comme le sont les sujets judiciaires et renoncer à l’idée générale. »

A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 113, souligne l’inadéquation de l’idéalisme stoïcien et des contraintes du siècle, parmi les raisons de désaccord entre Cicéron et les Stoïciens, qui « concernent le rôle de la morale dans l’éloquence. Le Stoïcien Rutilius Rufus, pour n’avoir pas voulu supplier le peuple et flatter ses passions, n’a pu se défendre correctement. Le rigorisme moral du Portique est digne de la République de Platon, non du monde réel où vit le philosophe. » Sur le choix platonicien de « la nuda ratio ueritatis » par Rutilius Rufus, cf. E. Narducci, « Gli arcani dell’oratore », Atene e Roma 29, 1984, 129-142, p. 138.

259.

M. Ruch, « Pro Murena, Pro Archia, De oratore I », Etudes cicéroniennes…, 13-42, p. 34 : « Antoine présente la thèse idéaliste de Crassus comme chimérique (horribile, 258). Crassus présente la thèse empiriste d’Antoine comme terre-à-terre (operarius, 263) : d’où la perplexité des auditeurs (262). La vérité se situe évidemment dans l’“entre-deux” ; mais elle n’est ni un compromis, ni une synthèse, parce que c’est celle de la vie. Car un orateur trop savant serait gagné par le scepticisme du philosophe, un orateur trop peu instruit, enlisé dans la technique du rhéteur. Ce qu’il y a de plus dans l’éloquence que dans la philosophie, c’est le maniement du pathétique qui est un des ressorts de l’action politique (mais l’orateur n’a pas à réfléchir sur la nature des sentiments qu’il provoque). Ce qu’il y a de plus dans la philosophie que dans l’éloquence, c’est la connaissance des idées générales qui permet d’élever le débat (mais le philosophe ne sait pas leur donner l’éclat nécessaire, ni surtout les appliquer aux cas particuliers). L’ars dicendi, au contraire, est à la fois connaissance et pratique. En désaccord sur les principes, Crassus et Antoine se retrouvent pour affirmer la fonction de l’éloquence, qui est essentiellement de persuader. » M. Ruch souligne du reste que l’antagonisme de Crassus et d’Antoine est un écho de de celui qui oppose Cicéron et son frère Quintus Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron… (p. 192, 195) et correspond finalement (p. 196) à “l’opposition fondamentale de la formation théorique et de la formation pratique. Puisque ni les exercices scolaires (Grecs !) ni la seule routine (Quintus !) ne suffisent, il faut une culture approfondie et un savoir encyclopédique (De or. II, 5). »

260.

M. Ruch souligne cette nature platonicienne dans « La disputatio in utramque partem dans le Lucullus et ses fondements philosophiques », REL 47, 1969, 310-335, p. 327 : « Il est facile de remarquer que, dans le De oratore, qui est l’œuvre la plus originale de Cicéron, les idées d’Antoine et celle de Crassus s’opposent, tout en tendant à se compléter : leur opposition même doit faire naître dans l’esprit du lecteur l’esquisse d’une synthèse, non d’un système ; car une synthèse doit toujours rester ouverte. » A travers eux, c’est la complémentarité de l’idéal et du réel que recherche Cicéron (p. 329) : « C’est dire que le propre de la disputatio — et c’est ainsi sans doute que l’avait conçue Carnéade — n’est pas d’opposer entre eux deux systèmes d’idées, ce qui nous ferait aboutir à « d’insolubles antinomies”, mais bien de confronter l’idéal et le réel, la raison et l’expérience. » Cicéron a besoin de la disputatio pour donner une définition moyenne de l’orateur (p. 330-331) : « … pour l’auteur latin la vérité est dans l’entre-deux : entre l’exigence de Crassus et le réalisme d’Antoine, il y a place pour l’orateur authentique, tel qu’il a pu effectivement exister ; il y a place donc pour la vraisemblance, qui se situe à mi-chemin de la vérité et de la réalité… Le dialogue cicéronien est donc bien conforme au mos Carneadeus : il se définit comme une série d’approximations entre la doctrine et les réalités (d’un côté Crassus, de l’autre Antoine ; d’un côté la théorie politique de Platon, de l’autre l’histoire romaine). » Finalement Cicéron propose là une forme de liberté de choix et prêche la tolérance, loin de tout dogmatisme (p. 334-335) : « C’est dans l’interférence de l’idéal et du réel que (la pensée sceptique) nous invite à construire, chacun pour son compte, une vérité d’ordre personnel… par d’incessantes approximations et confrontations, une vérité qui ne se cristallise pas dans l’idéal, ni ne s’enlise dans le réel, mais qui reste dynamique, ouverte et féconde… fondée sur une relation bilatérale égalitaire, c’est-à-dire sur une volonté active de tolérance, (la disputatio) empêche le dialogue de dégénérer en soliloque ou de s’achever par un triomphe injuste : elle laisse ouvertes des perspectives indéfinies. »

261.

CIC., De or. I, 256 : « Quant au reste, j’entends l’histoire, le droit public, la connaissance du passé, les exemples des vieux âges, cela peut être utile sans doute ; mais si j’en ai besoin, qui m’empêche d’aller trouver mon excellent ami Congus, très connaisseur en toutes ces matières. »

262.

Ibid. I, 257 : « Et puis, comparer ce qu’on a écrit soi-même avec les écrits des autres et, sur un ouvrage proposé, discuter séance tenante, pour louer ou blâmer, approuver ou réfuter, quels efforts considérables demandés à nos facultés, à la mémoire, à l’imitation ! »

263.

A. Michel, « La pédagogie de Cicéron dans le De oratore : comment unir l’idéal et le réel », REL 64, 1986, 72-91, enrichit la complémentarité des deux modèles. C’est à la fois l’alliance du réalisme et de l’idéalisme (p. 79-80), un débat platonicien dialectique in utramque partem (p. 84), « l’accord de la forme et du fond, de la rhétorique et de la philosophie » (p. 85).

264.

CIC., inu. II, 4 : « En effet, parmi ceux qui méritent d’être célèbres et de n’être pas oubliés, il nous apparaissait que chacun donnait quelque excellent conseil mais que personne n’en donnait de remarquables sur tous les points. »

265.

A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 424, rappelle que l’aboutissement de cette synthèse est Cicéron lui-même : « On objectera bien sûr que Cicéron n’est pas très honnête, qu’il prête à Antoine et surtout à Crassus des qualités et des conceptions qui sont surtout les siennes propres, qu’il n’évite pas l’anachronisme. Peut-être. Il est pourtant difficile d’en juger et l’on doit se montrer prudent. Dans le Brutus, qui est un traité historique, Cicéron reprend l’ensemble des éloges qu’il attribuait à ces deux orateurs. Il laisse simplement entendre que son avantage sur ses prédécesseurs est d’avoir réuni, le premier, à lui tout seul, toutes leurs qualités. »

Cette conception de l’orateur idéal est finalement platonicienne ; Cicéron définit en somme l’Idée de l’orateur, une abstraction qui associe toutes les qualités liées à l’éloquence, comme le suggère A. Michel, ibid., p. 126 : « … certaines notions se révélaient peu à peu avec le développement de notre vie. Des réminiscences étaient possibles ; il y avait dans notre âme, comme Platon l’avait pensé, un souvenir de l’Idéal. Plusieurs textes philosophiques, écrits par Cicéron à la fin de sa vie, attestent qu’il a rapproché de cette doctrine sa conception de l’éloquence. Il s’agit notamment de ses observations sur la mémoire, au livre I des Tusculanes (I, 59). Il la décrit en termes platoniciens, parle longuement de la réminiscence et de la théorie des Idées puis, soudain, cite presque textuellement ce qu’il disait dans ses traités de rhétorique. »