3. Vers une anthropologie cicéronienne ?

Si Cicéron avec Crassus prône la polyvalence et l’approfondissement culturel, dont le vecteur est la memoria, c’est parce qu’il désire fonder, avec l’orateur idéal, un homme idéal ; à travers la formation de l’orateur, c’est celle de l’homme qu’il construit. Ce rêve humaniste repose sur la memoria, comme élément constitutif de la nature humaine.

Nous devons rappeler ici les principales définitions de l’humanitas cicéronienne. P. Boyancé 266 en donne une définition triple : « l’humanitas comme sens de l’humain, de la mesure propre à l’homme, avec ses grandeurs et ses faiblesses, si on le compare soit à l’animal soit aux dieux et si on le situe entre eux, à mi-chemin de l’un et des autres. L’humanitas, comme sens de la culture, par laquelle l’homme devient ce qu’il est véritablement, non pas tel qu’il sort des mains de la nature, mais tel que, s’étant pris en charge, il arrive à se réaliser, se tirant hors de pair des autres êtres vivants et s’affranchissant de cette espèce d’animalité que représente encore son enfance. L’humanitas enfin comme bienveillance à l’égard des autres hommes, facilitée et nourrie aussi bien par ce sens de la mesure humaine que par cet affinement et ce développement de l’être humain dû à la culture, bienveillance qui dans les rapports sociaux s’exprime extérieurement par la politesse, la vraie politesse, celle qui, naissant du cœur, se traduit dans les paroles et les manières, et cela dans les relations sociales de chaque jour comme dans les grands moments de l’existence. »

A. Michel 267 relève les deux derniers aspects de l’humanitas : « D’abord la notion d’humanité se confond chez Cicéron avec la notion de culture. Pour bien “faire l’homme” (comme dira Montaigne), il faut lui donner une formation scientifique. Cette insistance sur l’éducation est admirable… Toute éducation est à concevoir comme un progrès vers la sagesse (voir De finibus V)… En second lieu… Cicéron met l’accent, plus que tout autre penseur païen, sur la tendresse humaine — amor, caritas, diligere. C’est cet amour qui forme le principal lien de la communauté humaine (famille, patrie, univers). C’est lui donc qui constitue la plus importante “recommandation de la nature”. L’amour est le premier devoir de la raison. Cela justifie la tendresse de cœur, et ce sens profond de la solidarité humaine dans l’inquiétude et dans la faiblesse même, qui représente l’un des aspects les plus émouvants, les plus profonds du caractère de Cicéron, et de sa pensée. » M. Ruch 268 résume ainsi cette définition : « La richesse étymologique du mot humanitas faisait de ce mot un terme de choix pour désigner le double aspect de toute formation : intellectuel et moral. Aucune formation de l’esprit ne saurait être considérée comme valable, en dehors de ses répercussions sur le plan moral. »

A. Michel 269 distingue clairement les deux valeurs d’anthropologie et d’humanisme : « L’anthropologie est l’étude rationnelle de l’homme ou de l’humain : elle s’appuie, de manière positive, sur les sciences de l’homme. L’humanisme est soit une philosophie qui donne à l’homme une place éminente dans l’échelle des valeurs, soit une conception de la culture et de l’éducation. » Il ajoute la troisième valeur de l’humanitas (p. 130) : « C’est qu’humanitas pouvait avoir un autre sens plus ordinaire. Il désignait tout simplement l’humanité avec les diverses nuances que le mot implique : clémence, douceur, compréhension, rejet de la grossièreté ou de la barbarie… En somme, le terme signifiait dans de tels cas l’estime et la bienveillance que l’homme peut avoir pour l’homme. Humanitas traduisait alors le grec philanthropia, que nous trouvons souvent, par exemple, chez Philon d’Alexandrie : il s’accordait à la fois à la tradition du Lycée (l’homme animal politique) et à celle du Portique (la philia naturelle qui unit les membres du genre humain fait qu’ils préfèrent le salut de la collectivité au leur propre). » Ainsi, l’humanitas se définit par trois valeurs : elle est une anthropologie, qui caractérise scientifiquement la nature humaine ; elle est un humanisme, une paideia, constitutive d’une culture ; elle est une philanthropia, qui facilite les rapports sociaux.

Nous allons donc examiner en premier lieu la portée anthropologique de la memoria dans l’œuvre de Cicéron. D’emblée, dès le De inuentione, alors que sa réflexion est loin d’être aboutie — il va jusqu’à renier ce premier ouvrage rhétorique 270 —, alors qu’il envisage les différents attributs permettant de classer les hommes (identité, nationalité, tempérament), il cite notamment la mémoire et son absence, parmi d’autres facettes de la personnalité :

‘Praeterea commoda et incommoda considerantur ab natura data animo aut corpori, hoc modo : ualens an inbecillus, longus an breuis, formosus an deformis, uelox an tardus sit, acutus an hebetior, memor an obliuiosus, comis [officiosus] an infacetus, pudens, patiens an contra 271

Certes, ce détail comportemental — memor a ici une connotation morale, il équivaut à gratus — paraît noyé dans une masse d’autres couples antithétiques ; mais c’est déjà la reconnaissance de l’appartenance de cette faculté à l’espèce humaine, comme outil de caractérisation 272 .

Plus sérieusement, c’est le même Antoine qui énumère, lui aussi, les cinq divisions considérées comme les « membres de l’éloquence » :

‘Deinde quinque faciunt quasi membra eloquentiae : inuenire quid dicas, inuenta disponere, deinde ornare uerbis, post memoriae mandare, tum ad extremum agere ac pronuntiare 273

Mais il ajoute qu’elles lui paraissent tout à fait naturelles et évidentes, dans la question oratoire suivante :

‘quis enim hoc non sua sponte uiderit, neminem posse dicere nisi, et quid diceret et quibus uerbis et quo ordine diceret, haberet et ea meminisset ? 274

La memoria, au même titre que les quatre autres, vient spontanément à l’esprit dans l’art de parler : il s’agit de qualités naturelles que l’orateur doit savoir associer.

Antoine refuse tout net l’idée d’une théorie de l’éloquence et rejette les subdivisions artificielles introduites par les rhéteurs — d’où sans doute la méfiance envers la force d’abstraction de la philosophie, qui impose un cadre intellectuel, doctrinal et artificiel à l’éloquence, bref qui la dénature par ses ratiocinations. Contre les artifices de la rhétorique, Antoine souhaite tout ramener, dans l’inuentio, à quelques principes simples, généraux, qui appartiennent à la nature humaine, et que l’orateur peut facilement maîtriser, avec un peu de mémoire :

‘sin ad generum uniuersas quaestiones referuntur, ita modicae et paucae sunt, ut eas omnis diligentes et memores et sobrii oratores percursas animo et prope dicam decantatas habere debeant 275

Pragmatique, pour ne pas dire empirique, Antoine refuse toute querelle formaliste sur le sujet ; les divisions de la rhétorique ne sont après tout que des capacités naturelles de la psyché offertes à l’activité humaine. On observe cependant dans cette dernière citation la place à part de la memoria, indispensable au bon déroulement des opérations oratoires.

En fait, Antoine s’oppose à tous les techniciens : techniciens de l’esprit, comme les philosophes — nous avons vu l’exemple de Rutilius, le stoïcien, victime de sa logique purement intellectuelle, donc artificielle parce qu’elle négligeait la part humaine de ses auditeurs ; techniciens de la parole, comme les atticistes, puristes de l’éloquence qui, à force de respecter certaines contraintes très strictes, finissent par perdre toute force de persuasion : leur parole, appauvrie, désincarnée, sèche, pèche par excès d’austérité. On sait que Cicéron dut faire face aux critiques des atticistes, qui lui reprochaient un style jugé trop asiatique, en fait trop humain ; il pourrait répliquer ainsi à l’un de ces critiques, son ami Brutus 276 , à la fois atticiste et stoïcien. Brutus orateur et philosophe réunit en lui les deux disciplines ; il est donc tentant de voir dans le propos d’Antoine une discrète allusion de Cicéron à cette querelle 277  : il revendique une langue qui ne se prive ni des effets pathétiques ni de ses richesses lexicales ou grammaticales ni, surtout, de sa connaissance de l’âme humaine. En fait, Antoine reproche à ces philosophes de contester l’art oratoire, en prétendant que les orateurs ne connaissent pas l’âme humaine 278 . Or, nous rapporte-t-il, Ménédème citait au philosophe Charmadas qui dénigrait ainsi l’éloquence, des passages de Démosthène, auquel se réfèrent habituellement les atticistes, pour lui montrer que cet orateur connaissait parfaitement l’âme humaine, débordant sur le pré carré que Charmadas prétendait réserver aux philosophes :

‘Memoriter enim multa ex orationibus Demosthenis praeclare scripta pronuntians docebat illum in animis uel iudicum uel populi in omnem partem dicendo permouendis non fuisse ignarum quibus ea rebus consequetur, quae negaret ille sine philosophia quemquam posse 279

Ainsi, même le grand Démosthène, modèle de Brutus et de ses amis, pratique une éloquence qu’on pourrait dire humaniste, contrairement aux préceptes d’un Rutilius. L’orateur se révèle un connaisseur de l’âme humaine, il n’est pas qu’un technicien. En ce sens, Antoine rejoint Crassus : il se méfie du savoir philosophique, mais accorde fièrement à l’orateur la même richesse et la même situation ; que son savoir soit théorique ou empirique, il est indispensable à sa réussite qu’il connaisse la conscience humaine pour jouer sur tous ses ressorts, et pas seulement la technique et l’usage des mots. Nous l’avons dit plus haut, il ne doit pas être un spécialiste de la phrase, mais un généraliste, dont les connaissances couvrent l’ensemble de l’humain.

Si nous revenons plus précisément à la memoria, nous nous apercevrons qu’elle est la qualité oratoire la plus générale, la mieux partagée entre les hommes. Cicéron affirme constamment son importance (nous avons vu les différentes images qui en font un socle, source de tout) ; avec cette notion, Cicéron veut dépasser le simple cadre oratoire. C’est le cas dans l’Orator, traité tardif qui complète le De oratore et le Brutus, une prétérition suffit pour évoquer la memoria ; Marcus a parlé de l’elocutio, brièvement de l’inuentio et de la dispositio ; il se prépare à citer l’actio, de façon à ne rien négliger ; mais il ne veut rien dire hoc loco  de la memoria, faculté naturelle qui dépasse la seule éloquence puisque cette dernière la partage avec les autres artes :

‘ita praetermissa pars nulla erit, quando quidem de memoria nihil est hoc loco dicendum, quae communis est multarum artium. 280

En effet, hoc loco met la memoria à part et remet son analyse à plus tard, ce qui se vérifiera dans un développement ultérieur de l’Orator 281 .

Elle est inscrite dans la nature humaine, bien plus que les autres divisions, point de vue proche de celui d’Antoine, pour qui l’intelligence et la mémoire suffisent à l’apprentissage des autres artes :

‘… et id quod tradatur uel etiam inculcetur, si qui forte sit tardior, posse percipere animo et memoria custodire. 282

La memoria a donc un statut plus général que les autres munera de l’orateur.

Cependant, Antoine poursuit en dressant un portrait extrêmement flatteur de l’orateur, homme-synthèse, seul capable de maîtriser à la fois les cinq divisions de l’art oratoire. Chez cet homme universel doivent se rencontrer toutes les qualités propres aux autres artes :

‘In oratore autem acumen dialecticorum, sententiae philosophorum, uerba prope poetarum, memoria iuris consultorum, uox tragoedorum, gestus paene summorum actorum est requirendus. Quam ob rem nihil in hominum genere rarius perfecto oratore inueniri potest. 283

Parce qu’il est généraliste, il est la somme de toutes les spécialités. L’orateur est un homme accompli du fait de l’ensemble des aspects qu’il doit maîtriser, comme le confirme M. Ruch 284 . En cela, Cicéron révèle la très haute considération dans laquelle il tient l’orateur, selon lui représentant idéal et suprême de l’humanité, qui peut se targuer d’en porter toutes les caractéristiques à leur plus haut niveau 285 .

La memoria y contribue, avec un rôle paradoxal. A la fois spécialité des juristes, comme vient de le signaler Antoine, et chose du monde la mieux partagée, compétence spécifique et attribut naturel, elle a un statut particulier. Si l’orateur doit la développer, c’est justement pour porter à son point ultime une caractéristique ontologiquement humaine, et qui le façonne comme un homo idéal. Examinons ainsi le cas de quelques hérauts de la mémoire cités par Cicéron.

C’est le cas par exemple d’Antipater, qui improvisait des hexamètres et tous les autres types de vers 286  ; ou encore d’Hortensius débutant, dont Crassus dresse également un portrait élogieux en conclusion du De oratore pour inciter Cotta et Sulpicius à l’émulation :

‘Non enim ille mediocris orator in uestram quasi succrescit aetatem, sed et ingenio peracri et studio flagranti et doctrina eximia et memoria singulari. 287

Tous deux sont comparables : memor est associé à ingeniosus chez Antipater ; memoria à ingenium, studium, doctrina, chez Hortensius, comme si l’intelligence, l’ingenium reposait avant tout sur la memoria 288 . Memoria apparaît comme une notion plus générale que les autres divisions de l’éloquence. En effet, chez ces deux orateurs, elle se retrouve liée à des attributs qui dépassent la simple rhétorique et qui constituent plus largement le fondement de l’esprit humain. La préférence donnée à homo sur uir pour désigner le premier va d’ailleurs dans ce sens : avec ces orateurs, Cicéron dépeint en fait l’homme idéal, doté des qualités intrinsèques à la nature humaine universelle, dont la memoria fait partie ; elle affirme la qualité d’être humain de ces orateurs 289 .

C’est encore le cas avec Torquatus dont la memoria était dite diuina 290 . L’emploi de cet adjectif n’apparaît plus seulement comme une simple hyperbole élogieuse : il nous renvoie directement à la conscience d’une part divine de l’homme, l’âme, manifestée par la memoria. D’origine divine, elle est donc paradoxalement la marque de l’humanité, de nature double, à la fois animale et divine 291 . Elle fait de Torquatus un homme complet — c’est-à-dire bipolaire ; ce n’est pas sans une affectueuse malice que Cicéron choisit une telle qualification pour Torquatus, épicurien notoire dont il fait son contradicteur dans le De finibus. Il accorde ainsi une qualité d’essence divine, qui définit à ses yeux la nature humaine, à un personnage dont la doctrine nie l’immortalité de l’âme ; il s’emploie à empêtrer l’épicurisme dans les contradictions qu’il lui découvre, alors même que le Jardin n’est pas mis en cause dans le sujet traité ! 292

Inversement, deux exceptions viennent dans le Brutus confirmer la règle établie par Cicéron, concernant la nécessité de la memoria chez l’orateur. Il cite tout d’abord le cas de Lucius Gellius qui, malgré ses qualités oratoires, et notamment sa bonne connaissance de l’histoire romaine, n’a pas obtenu le succès qu’il pouvait en attendre :

‘Nec (L. Gellius) enim erat indoctus nec tardus ad excogitandum nec Romanarum rerum immemor et uerbis solutus satis 293

Cicéron est incrédule devant l’échec de Gellius, pourtant doté de la memoria, c’est-à-dire de la connaissance historique nécessaire, ou du moins moyenne, que semble indiquer la litote nec… immemor. Contre-exemple improbable qui souligne a contrario la confiance de l’Arpinate dans cette qualité ; son propre exemple, déjà cité 294 , vient contredire celui de Gellius : la règle veut que la memoria procure à l’orateur un supplément d’autorité et de crédit ; de plus c’est une arme oratoire qui lui fournit des exempla et des analogies avec sa cause, particulièrement bien perçue d’un public respectueux de l’autorité des Anciens.

Curion le Père fournit l’autre contre-exemple 295 , inversé par rapport au premier : le succès oratoire sans la memoria. Une absurdité, selon Cicéron — qui revient avec acharnement sur ce cas invraisemblable. Privé de mémoire, Curion ne devrait pas réussir. Or il fait exception…

Cicéron souligne son incroyable manque de mémoire et de toutes les qualités oratoires, sauf une, l’elocutio, qui assure son succès. C’est pour Cicéron un objet de curiosité, un phénomène paradoxal, qui mérite pour cette raison d’apparaître dans l’histoire des orateurs que constitue le Brutus. C’est surtout un objet de raillerie, un bouc émissaire, dont il veut faire le parfait contre-exemple, un repoussoir destiné au jeune orateur qui le lit : voici un modèle à ne pas suivre, puisqu’il est le seul à avoir réussi sans l’aide de la memoria ; il ne mérite donc pas notre confiance !

D’emblée, Curion est présenté comme inculte en tout point, comme le montre l’accumulation des négations absolues :

‘Nullum ille poetam nouerat, nullum legerat oratorem, nullam memoriam antiquitatis collegerat ; non publicum ius, non priuatum et ciuile cognouerat. 296

Une fois de plus, la memoria quitte le strict domaine de l’éloquence, pour déborder sur celui des activités de l’intellect en général ; elle devient synonyme d’humanité ou d’humanisme, parce qu’elle reflète la culture générale sur laquelle Cicéron assied la qualité humaine de l’orateur (c’était déjà le propos de Crassus concernant la polyvalence) 297 .

Certes, d’autres que lui ont des lacunes, l’auteur le reconnaît ; même Crassus et Antoine, les principaux interlocuteurs de son dialogue De oratore ; mais ceux-ci avaient une connaissance au moins suffisante de chacune des cinq parties de l’art oratoire, et excellaient dans certaines ; ainsi Antoine dans l’actio, Crassus dans l’elocutio — ou oratio — :

‘reperiebat quid dici opus esset, et quomodo praeparari et quo loco locari, memoriaeque ea comprendebat Antonius ; excellebat autem actione ; erantque ei quaedam ex his paria cum Crasso, quaedam etiam superiora ; at Crassi magis nitebat oratio. 298

Remarquons une fois de plus le statut à part de la memoria, nommément citée — de même que l’actio, alors que les qualités purement rhétoriques apparaissent sous forme de périphrases : n’y voyons pas un simple effet stylistique, mais bien la distinction entre une activité simplement oratoire et un domaine plus généralement humain.

Curion, lui, est dépeint comme un orateur grotesque ; il n’a ni inuentio ni dispositio. Son actio confine à la gesticulation, et sa memoria est totalement insuffisante, au point qu’il oublie son plan de composition au fur et à mesure de son discours !

‘Memoria autem ita fuit nulla, ut aliquotiens, tria cum proposuisset, aut quartum adderet aut tertium quaereret 299

Dès lors, Cicéron surenchérit, au moyen d’une deuxième puis d’une troisième anecdote illustrant les incohérences de Curion ; ainsi, lors d’une plaidoirie contre lui, il oublia ce qu’il avait à dire et prétexta l’effet des sortilèges de Titinia, la cliente de Cicéron :

‘… subito totam causam oblitus est idque ueneficiis et cantionibus Titiniae factum esse dicebat. 300

Du reste, il oublie même ce qu’il vient d’écrire :

‘Magna haec immemoris ingeni signa, sed nihil turpius, quam quod etiam in scriptis obliuiscebatur quid paulo ante posuisset 301

Ainsi, Cicéron cite l’exemple d’un livre où, rapportant une discussion avec son fils, lieutenant de César, Curion inverse la chronologie et reproche au général des actes qu’il accomplira seulement l’année suivante. Examinons un instant la progression de ces exemples. Si le premier, anecdotique, évoque seulement avec humour un orateur empêtré dans son plan et prêtant à rire, les deux suivants sont plus sérieux. Certes, l’allusion aux pouvoirs magiques de Titinia relève aussi de l’anecdote triviale, désignant Curion comme un simple d’esprit victime de la fabula. Mais Cicéron reprend l’histoire dans l’Orator, cette fois en donnant une explication rationnelle à l’interruption de Curion : il se targue de l’avoir fait taire, comme il avait pu réduire au silence d’autres adversaires avant lui, Hortensius, Catilina, par le judicieux usage du pathétique, dont il est spécialiste :

‘nobis priuata in causa magna et graui cum coepisset Curio pater respondere, subito assedit, cum sibi uenenis ereptam memoriam diceret. 302

Dans ce cas, Curion se trouve sinon excusé, du moins justifié : s’il perd le fil de son discours, c’est à cause de la supériorité oratoire de Cicéron, qui le prive de ses moyens. En revanche, dans le Brutus, l’explication n’apparaît pas ; subsiste seulement le résultat, pitoyable, d’un Curion ânonnant et cherchant un prétexte facile et grotesque dans les prétendues pratiques magiques de Titinia. Cicéron poursuit alors un but précis : discréditer l’absence de mémoire, à travers l’exemple tendancieux de Curion, en ne fournissant pas toutes les clés de compréhension. On observe également une gradation dans les exemples, de plus en plus graves : d’une simple étourderie, on passe à une inconséquence orale, puis écrite ; le crescendo souligne la légèreté de Curion et la gravité de l’absence de mémoire.

Ce point est souligné par le jugement sévère émis par Brutus, qui raille son oubli, dans un texte écrit, donc relu et corrigé, ce qui rend d’autant plus patente son incohérence :

‘Tam Brutus admirans : Tantamne fuisse obliuionem, inquit, in scripto praesertim, ut ne legens quidem umquam senserit quantum flagiti commisisset ? 303

Cicéron, dont l’intervention de Brutus relayait le jugement, explicite son opinion :

‘Iam qui hac parte animi, quae custos est ceterarum ingeni partium, tam debilis esset, ut ne in scripto quidem meminisset quid paulo ante posuisset, huic minime mirum est ex tempore dicenti solitam effluere mentem. 304

Il donne enfin une définition plus théorique de la nature même de la memoria : comme pars animi, elle retrouve sa fonction de custos, mais précisée par ceterarum ingeni partium. D’une part, elle fait partie de l’intellect, dépassant en cela les autres divisions rhétoriques ; d’autre part, elle est un réceptacle, nous l’avons dit, mais ici, « des autres parties de l’intelligence ». Nous l’avons justement déjà vue associée à ingenium dans le cas d’Hortensius et d’Antipater 305 . En se moquant des absences de Curion, Cicéron poursuit en fait un double objectif.

Le premier, le plus évident et le plus sommaire, consiste à donner un contre-exemple à l’orateur en formation 306 , qui doit cultiver sa memoria comme qualité rhétorique, nécessaire à l’art du discours.

Le second nous donne à voir une memoria multiple, certes division rhétorique — il importe assurément de se souvenir de ses propres arguments et de ceux de l’adversaire — mais aussi et surtout, garantie de culture générale, d’ouverture et de curiosité intellectuelles, en même temps que faculté manifestant l’intelligence qui caractérise l’être humain 307 .

Ainsi, au-delà de l’orateur idéal, Cicéron prétend définir avec la memoria l’homme idéal, ou encore son uir bonus, son homme de bien. Dépôt de l’intelligence et de la curiosité, donc de ses découvertes et de sa culture, c’est elle qui donne à l’individu sa qualité d’être humain. L’apprentissage et le développement de la memoria apparaissent donc comme indispensables dans l’éducation et la formation d’un homo digne de ce nom 308 — dont Curion est le contre-exemple parfait.

Elle est un fait de civilisation et participe à la perfection de la nature humaine, en ce sens qu’elle constitue l’homme comme « animal social ».

Cette intention se rencontre dès le De inuentione ; le prologue en effet offre une réflexion sur l’éducation de l’humanité, amenée par la parole à abandonner le droit du plus fort, la seule contrainte physique, et montre que la civilisation humaine a été fondée par l’éloquence :

‘Quo tempore quidam magnus uidelicet uir et sapiens cognouit quae materia esset et quanta ad maximas res opportunitas in animis inesset hominum, si quis eam posset elicere et praecipiendo meliorem reddere 309

La parole chasse les instincts animaux et rend l’homme véritablement humain, c’est-à-dire social et sociable. Cicéron considère ce premier orateur qui, par la parole, désarme les hommes naturels, donc sauvages, et les amène à se réunir pour constituer la première cité, comme le premier homme véritable. Ce sont les débuts de l’éloquence, considérée sous l’angle de l’histoire de l’humanité comme la source de la civilisation.

Considérons maintenant un texte tardif, écrit en 46, l’Orator, qui conclut la réflexion sur l’éloquence commencée avec le De inuentione et poursuivie avec le De oratore. Quand le De inuentione envisageait l’éloquence dans son ensemble, sans s’attarder sur la memoria, l’Orator nous offre une perspective bien plus précise sur cette dernière. Il commence par l’aborder d’un point de vue historique, incitant une fois de plus l’orateur à se cultiver, à devenir polyvalent, notamment par l’apprentissage de l’histoire du passé (memoria uetus) :

‘Cognoscat (orator) etiam rerum gestarum et memoriae ueteris ordinem, maxime scilicet nostrae ciuitatis, sed etiam imperiosorum populorum et regum illustrium 310

C’est une source d’exempla, outils de comparaison et de réflexions politiques et philosophiques, utiles à l’orateur. D’ailleurs, sa tâche se trouve facilitée par le Liber Annalis d’Atticus qui a rassemblé sept cents ans d’histoire — c’est ici le sens de memoria, en tant que mémoire collective et nationale d’un passé commun — :

‘quem laborem nobis Attici nostri leuauit labor, cui conseruatis notatisque temporibus, nihil cum illustre praetermitteret, annorum septingentorum memoriam uno libro colligauit. 311

De cette exhortation à connaître l’histoire, Cicéron tire un jugement sur la condition nécessaire à l’accomplissement de l’homme :

‘Nescire autem quid ante quam natus sis acciderit, id est semper esse puerum. 312

L’indifférence à l’égard de cette memoria est non seulement une faute professionnelle pour l’orateur, mais aussi un manquement essentiel pour l’être humain. Ignorer le passé, c’est rester un enfant, nous dit Cicéron. C’est donc refuser de s’épanouir comme un homme accompli. De fait civilisateur, la memoria devient ici une qualité intrinsèquement adulte qui inscrit l’individu formé dans son essence d’homme. Elle participe ainsi à un processus de maturation, d’éducation, d’une enfance métaphorique de l’esprit jugée insuffisante, vers l’affirmation d’une humanité mûre, complète et triomphante 313 . En ce sens, la memoria représente la culture, élément de définition de l’humanitas cicéronienne, au sens anthropologique.

Cicéron approfondit la portée de la memoria par une analogie entre l’individu et l’espèce humaine ; en effet, cette découverte de soi, de son identité humaine, par l’individu, par le truchement de la memoria, est transposable à l’ensemble de l’espèce humaine :

‘Quid enim est aetas hominis, nisi ea memoria rerum ueterum cum superiorum aetate contexitur ? 314

De même que l’individu mûrit au fur et à mesure qu’il enrichit sa memoria, l’humanité entière avance en âge, de génération en génération, chacune d’entre elles ajoutant ses souvenirs à ceux de la précédente dans une trame — le verbe contexitur, métaphorique, traduit bien la continuité de la memoria historique qui unit l’humanité, des origines au temps présent par un fil continu. La charge de memoria, de connaissance du passé, s’accroît ainsi de génération en génération et permet l’évolution, voire la maturation de l’humanité, unifiée dans un même tissu de souvenirs. Principe éducatif, formateur à l’échelon individuel, la memoria devient par analogie processus civilisateur à l’échelle universelle : cette analogie nous permet de retrouver la valeur apparue dans le De inuentione ; toutefois, elle ne concerne plus l’éloquence en général, mais une seule de ses parties, la memoria ; cela nous paraît significatif d’une part de plus en plus essentielle prise par cette notion au fur et à mesure de la constitution d’une anthropologie cicéronienne, parallèlement à l’évolution philosophique de Cicéron 315 .

Ainsi, par le choix préférentiel de la polyvalence et de la culture générale que représente la memoria, l’orateur s’affirme dans sa condition d’homme. La memoria est conçue comme un principe d’humanité, nécessaire à la réalisation de l’orateur en tant qu’être humain : formé, éduqué par et à la memoria, l’orateur idéal devient plus globalement le représentant idéal de l’humanité, comme le suggèrent P. Boyancé et A. Michel 316 .

Notes
266.

P. Boyancé, Etudes sur l'humanisme cicéronien, Bruxelles, Latomus, 1970, recueil d'articles publ. dans diverses revues de 1936 à 1969 (Collection Latomus 121), préface, 5-16, p. 6.

267.

A. Michel, « La philosophie en Grèce et à Rome… », 773-885, p. 812-813.

268.

M. Ruch, « Valeur idéale et rôle utilitaire de la culture », Etudes cicéroniennes…, 80-87, p. 82.

269.

A. Michel, « Humanisme et anthropologie chez Cicéron », REL 62, 1985, 128-142, p. 129. Sur les sources philosophiques grecques de l’humanitas cicéronienne, cf. F. Wehrli, « Studien zu Cicero De oratore », Museum Helveticum 35, 2, 1978, 74-99.

270.

Comme l’attestent les propos sans concession et sans doute excessifs de Cicéron relatifs à son premier traité de rhétorique, dans le De oratore (I, 5), prêtés à son frère Quintus :

Vis enim, ut mihi saepe dixisti, quoniam quae pueris aut adulescentulis nobis ex commentariolis nostris incohata ac rudia exciderunt uix hac aetate digna et hoc usu, quem ex causis quas diximus tot tantisque consecuti sumus, aliquid isdem de rebus politius a nobis perfectiusque proferri

« Ton souhait, tu me l’as souvent exprimé : puisque ces essais de mon enfance ou, plus exactement, de ma première jeunesse, ébauches encore grossières échappées de mes cahiers d’école, sont vraiment par trop peu dignes de l’âge où je suis parvenu et de l’expérience que tant de causes fameuses m’ont acquise, je devrais selon toi, produire sur le même sujet quelque ouvrage plus poli et plus achevé »

Le De oratore est donc censé améliorer les propositions rhétoriques du De inuentione, déconsidéré comme peut l’être un péché de jeunesse. Il est cependant nécessaire de relativiser ce jugement défavorable : les positions prises dans le De inuentione sont développées, prolongées, approfondies, remaniées, sans être pour autant contestées ; Cicéron nous offre ici un bel exemple de permanence, des éléments essentiels et spécifiques de sa philosophie étant en place dès ce traité, même s’il fut rédigé sous la direction du rhéteur Molon, selon E. Courbaud, s’appuyant sur Quintilien (De or. I, 5, CUF, p. 9, n. 2 ; cf. QVINT., I. O. III, 6, 59). A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, rappelle la présence de Molon à Rome à cette période — il est venu demander des récompenses pour Rhodes, allié de Rome dans la guerre contre Mithridate, et confirme cette hypothèse (p. 72) : « L’influence de ce dernier est manifeste dans le De inuentione et son nom est placé comme une signature à la fin du premier livre. »

271.

CIC., inu. I, 35 : « En outre on considère les qualités et les défauts naturels de l’âme ou du corps, en procédant ainsi : est-il fort ou faible ? grand ou petit ? beau ou laid ? rapide ou lent ? vif ou un peu mou ? doué ou non de mémoire ? affable ou rustre ? réservé, endurant ou l’inverse ? »

272.

Cf. Rhétorique à Herennius, éd. G. Achard, Paris, CUF, 1994, p. 92 n. 110.

273.

CIC., De or. II, 79 : « Puis ils découpent, pour ainsi dire, l’éloquence en cinq membres, qui sont : trouver les idées, les disposer une fois trouvées, les orner de l’expression, les confier à la mémoire, enfin les faire valoir par l’action et le débit. »

274.

Ibid. II, 79 : « Qui ne voit de soi-même qu’on ne peut bien parler, si l’on ne sait ce qu’il faut dire, en quels termes, dans quel ordre, et si le tout n’est présent à la mémoire ? »

275.

Ibid. II, 140 : « Quand on les (les causes) ramène au contraire à des questions générales de catégories, elles se réduisent à un si petit nombre, à si peu de choses, qu’un orateur attentif, doué d’une bonne mémoire, maître de ses facultés, doit les tenir embrassées dans son esprit et les posséder toutes comme une matière rebattue » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1922).

276.

A. Novara, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République : essai sur le sens latin du progrès, Paris, Belles Lettres, 1983, p. 216, résume la querelle en se fondant sur E. Castorina, L’atticismo nell’evoluzione del pensiero di Cicerone, Catania, 1952, qui « situe vers 55-50, c’est-à-dire dans les années de la rédaction et de la publication du De oratore, la polémique qui opposa par lettres Calvus et Brutus à Cicéron (p. 159). »

277.

J. Cousin confirme la proximité de l’atticisme et du stoïcisme dans l’introduction de son édition de Quintilien, I. O. XII, Paris, 1980, p. 168 n. 8 : « Il est de fait que la plupart des atticistes connus avaient quelque orientation stoïcienne, au sens large. » A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, trouve des caractéristiques communes (p. 437) : « Peut-être certains rhéteurs de cette tendance essayaient-ils de tourner à leur profit la conception stoïcienne selon laquelle la breuitas est une vertu oratoire. Sans doute y avait-il dans le Stoïcisme une tendance à la concision et à la sobriété qui trouvait son compte dans ces leçons… il peut exister certains rapports entre le Stoïcisme et l’Atticisme : ils sont criticables par le même côté. »

278.

Cicéron réconcilie philosophie et rhétorique, inconciliables chez les Grecs ; l’anthropologie grecque trouve une application concrète avec Cicéron, selon W. Schadewalt, « Humanitas Romana », ANRW I, 4, 43-62, p. 61 : « Sie bedeutet die neue, seit Platon im Griechischen verlorengegangene Verwurzelung des philosophischen Erkennens im politischen Leben. Darin liegt nicht nur, daß die griechische Philosophie durch Cicero die gesunde Wendung auf den richtigen Lebensweg (recte uiuendi uiam), die konkrete Lebensführung, Lebensgestaltung gewinnt ; in der humanitas ist durch Cicero auch des verbindende Obrebegriff für Philosophie und Rhetorik gefunden, die bei den Griechen in einem unversöhnlichen Streit lagen. »

279.

CIC., De or. I, 88 : « Ménédème déclamait de mémoire quantité de magnifiques passages empruntés à Démosthène, et faisait voir ainsi que l’illustre orateur, quand il s’agissait de remuer par la parole les âmes des juges ou du peuple et de les conduire en tous sens, n’avait nullement ignoré ce secret que, selon Charmadas, la philosophie seule pouvait nous apprendre. »

280.

CIC., Orat. 54 : « Ainsi nous n’aurons laissé aucun point de côté, puisque je n’ai rien à dire ici de la mémoire, qui est commune à beaucoup d’arts. »

281.

CIC., Orat., 120.Cf. CIC., Orator, éd. A. Yon, Paris, 1964, introduction, p. XLV n. 4 : « La mémoire n’est pas traitée dans l’Orator parce qu’elle n’est pas considérée comme propre à la rhétorique. » En effet, la mémoire dépasse le cadre strictement rhétorique, puisqu’elle participe à la définition de l’humanitas.

282.

CIC., De or. I, 127 : « et les principes qu’on vous enseigne, qu’on vous inculque, au besoin, si vous êtes trop lent d’esprit, on vous demande seulement un peu d’intelligence pour les comprendre, un peu de mémoire pour les retenir. »

283.

Ibid. I, 128 : « Mais chez l’orateur, la finesse du dialecticien, les pensées du philosophe, presque les expressions du poète, la mémoire du jurisconsulte, l’organe du tragédien et, peu s’en faut, le geste du plus consommé des acteurs, c’est tout cela qu’on peut trouver à la fois. Aussi n’y a-t-il rien au monde de plus rare qu’un orateur parfait. »

284.

M. Ruch, Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron…, p. 188 : « L’art oratoire exige donc, en fin de compte, une somme de vertus dont chacune requiert en elle-même la perfection. » Sa nature de généraliste correspond à la définition de l’humanitas donnée par E. Gavoille, Ars : étude sémantique de Plaute à Cicéron, Louvain, Paris, Peeters, 2000, p.187, qui « implique, comme la paideia grecque, le refus de toute spécialisation, ainsi qu’il apparaît clairement en De or. II, 40. » L’orateur défini par Antoine la veille y est caricaturé par Crassus comme étant “l’homme d’une seule tâche… dépourvu d’humanité et d’urbanité” (unius cuiusdam operis… oratorem descripseras, inopem quemdam humanitatis atque inurbanum).

285.

Cf. M. Orban, « Le Pro Archia et le concept cicéronien de la formation intellectuelle », LEC 25, 1957, 173-191. Le Pro Archia définit ainsi les étapes de la formation intellectuelle nécessaire à l’orateur (p. 191) : « les chapitres du Pro Archia qui s’étendent du n° 12 au n° 18 énoncent les principes que Cicéron défendra tout au long de sa carrière : supériorité de la vie active (12), dédain de la spécialisation (12), intérêt et agrément de l’étude cultivée sans dessein préconçu (16-17), contribution précieuse de la culture générale à l’exercice de la parole (17-18), nécessité de l’instruction supérieure pour l’orateur (12-13). » Cf. M. Ruch, « Pro Murena, Pro Archia, De oratore I », Etudes cicéroniennes…, 13-42, p. 30 : « Mais il ne faudrait pas conclure, hâtivement, à une séparation de la technique et de la culture, car l’information est nécéssaire à la formation. Le titre même De oratore (et non pas De arte dicendi) s’oppose à cette méprise : la maîtrise des difficultés de l’art oratoire n’est pas présentée comme l’assimilation d’un système, mais comme un ensemble de “performances” de l’orateur. C’est donc la personnalité de l’orateur, autrement dit le portrait d’un certain type humain, qui est au centre et c’est ce type qui forme les individus, lesquels en représentent des aspects, chacun à sa manière. Seule l’universalité cicéronienne était capable de poser le problème ainsi, c’est-à-dire d’échapper à la fois à l’idéalisme et à l’empirisme. » Cf. C. Moatti, « Mélanges experts et pouvoir dans l’Antiquité (V) : experts, mémoire et pouvoir à Rome, à la fin de la République », RH 626, avril 2003, 303-326.

286.

CIC., De or. III, 194. Pour le texte, cf. supra p. 19.

287.

Ibid. III, 230 : « Car ce n’est pas un orateur ordinaire qui pousse discrètement, si j’ose ainsi parler, et remplacera votre génération ; c’est un homme d’un talent remarquable, d’une ardeur extraordinaire au travail, d’un savoir théorique merveilleux, d’une mémoire exceptionnelle. »

288.

Cf. M. Orban, « Le Pro Archia et le concept cicéronien de la formation intellectuelle », LEC 25, 1957, 173-191, p. 185 : « L’aptitude à exprimer une richesse intérieure est bel et bien inséparable de ce concept (l’ingenium), qui accueille dans sa compréhension l’ensemble des éléments prépondérants de l’âme humaine, où se rejoignent l’aptitude à recevoir un enseignement (docilitas, fin. V, 36 ; Sest. 91), que nous appelons communément aujourd’hui l’intelligence, et la mémoire (memoria, fin. V, 36). »

289.

L’éloquence recoupe la définition du mot humanitas donnée par E. Gavoille, Ars : étude sémantique de Plaute à Cicéron, Louvain, Paris, Peeters, 2000, p. 187 : « Ensemble des qualités qui distinguent l’homme de la bête, humanitas devient grâce à Cicéron la “culture” qui permet à l’homme d’atteindre sa plus haute définition. »

290.

CIC., Brut. 265, cf. supra p. 20.

291.

En ce sens, l’éloquence, qui s’appuie sur la memoria, est une ars de nature divine, qui manifeste l’existence de l’âme, selon A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 99 : « Le De oratore se tait sur l’âme. Mais il affirme la nature philosophique de l’éloquence. Et si nous ouvrons les Tusculanes nous trouverons une constante liaison entre l’art de l’orateur et son âme : “C’est une fiction d’Homère qui prêtait aux dieux les attributs des hommes. Je préférerais qu’il eût prêté aux hommes les attributs des dieux. Or quels sont ces attributs ? L’immortalité, la sagesse, l’invention, la mémoire. Donc l’âme aussi selon moi est divine…” Mais l’invention, la sagesse, la mémoire sont qualités d’orateur. Hortensius était célèbre pour cela. Et si tous les arts sont d’essence divine, comme le dit encore Cicéron, il faut que l’éloquence le soit aussi — qu’elle soit de l’essence de l’âme. »

292.

L’expression diuina memoria est également uitlisée pour caractériser l’interlocuteur de Cicéron, Lucullus (Luc. 2), avec la même intention insidieuse.

293.

CIC., Brut. 174 : « Il n’était pas dépourvu de connaissances, il n’avait pas l’invention lente, il n’ignorait pas l’histoire romaine, il avait une parole suffisamment aisée. »

294.

CIC., Brut. 322, cf. supra p. 21, 67.

295.

Sur l’œuvre oratoire de Curion et ses relations avec Cicéron, cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t.1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, p. 219-220.

296.

CIC., Brut. 214 : « Il ne connaissait aucun poète, n’avait lu aucun orateur, n’avait aucune notion historique ; il ne savait ni le droit public, ni le droit privé et civil. »

297.

Cf. M. Orban, « Le Pro Archia et le concept cicéronien de la formation intellectuelle », LEC 25, 1957, 173-191, p. 189-191 : « … les disciplines du savoir humain sont soudées l’une à l’autre par un lien mystérieux…Héritée de la tradition platonicienne, cette affirmation gratuite et orgueilleuse sera exploitée dans De or. III, 21, en vue de justifier la prétention de réaliser dans la personne de l’orateur l’union primitive, antérieure à toute spécialisation, de l’esprit et de la parole… la parole est la marque distinctive de notre qualité d’homme, Cicéron annexe la culture intellectuelle à l’éloquence, où son génie s’affirme. »

298.

CIC., Brut. 215 : « Antoine savait trouver ses moyens, les préparer, les mettre à leur place et les garder dans sa mémoire, mais sa meilleure partie était l’action. Sur ces divers points, il était tantôt égal, tantôt supérieur à Crassus. Crassus, lui, l’emportait dans l’élocution, qui était plus brillante. »

299.

Ibid. 217 : « Pour ce qui est de la mémoire, Curio en était si dépourvu qu’il lui arrivait, après avoir annoncé trois divisions, d’en ajouter une quatrième ou de ne plus retrouver la troisième. »

300.

Ibid. 217 : « … il oublia tout à coup tout ce qu’il avait à dire ; la faute en était, disait-il, aux philtres et aux sortilèges de Titinia. »

301.

Ibid. 218 : « Voilà de grandes preuves d’une mémoire infidèle. Mais ce qu’il y a de plus honteux, c’est que même en écrivant il oubliait ce que sa main venait de tracer un instant plus tôt. »

302.

CIC., Orat. 129 : « à nous, dans une cause privée grande et importante, Curion le père, ayant commencé de répondre, s’assit brusquement en disant qu’un philtre empoisonné lui avait enlevé la mémoire. »

303.

CIC., Brut. 219 : « Etrange oubli, dit Brutus avec étonnement, surtout dans un ouvrage écrit ! Ne même pas s’apercevoir, à la lecture, de la bévue commise ! »

304.

Ibid. 219 : « Si la faculté qui est le dépôt de toutes les parties de l’intelligence était si peu sûre chez lui que même dans un ouvrage écrit il ne se souvenait pas de ce qu’il avait dit quelques lignes plus haut, il n’y a pas le moins du monde à s’étonner que, parlant en improvisant, le fil de ses idées lui échappât très souvent. » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1923). L’édition de la CUF donne par erreur ex tempero au lieu de ex tempore (Brutus, col. Teubner, M. Tulli Ciceronis fasc. 4, éd. H. Malcovati, Leipzig, 1970).

305.

Cf. supra p. 19-20.

306.

Cf. M. Orban, « Le Pro Archia et le concept cicéronien de la formation intellectuelle », LEC 25, 1957, 173-191, p. 186 : « S’autorisant du postulat que la parole assure à l’homme sa supériorité réelle, Cicéron modèle l’idéal du développement intellectuel sur le type que réalise l’orateur accompli. Or la prééminence de la parole réclame de l’orateur une formation supérieure, qui postule et dépasse l’humanitas. »

307.

J. Lucas, « La relation de Cicéron à son public », Ciceroniana : Hommages à Kazimierz Kumaniecki, éd. A. Michel et R. Verdière, Leiden, Brill, 1975 (Roma aeterna 9), 150-159, donne une interprétation psychanalytique de cet acharnement contre Curion ; en raillant l’éloquence et les mouvements incontrôlés de Curion en public — son balancement du corps d’un côté à l’autre (Brut. 216-217), Cicéron montre que Curion n’a pas « neutralisé l’angoisse hystérique, il l’a plutôt transférée dans le domaine du corps » (p. 154). A l’inverse, le bon orateur sait contrôler cette angoisse et la sublimer, la canaliser pour la faire ressortir sous forme d’une émotion pathétique capable de conquérir l’auditoire (p. 155).

308.

A. Michel, « La pédagogie de Cicéron dans le De oratore : comment unir l’idéal et le réel », REL 64, 1986, 72-91, p. 91 n. 44 : « La mémoire est un bien donné par la nature ; mais l’exercice la développe. Fondamentalement elle développe les germes du savoir qui ont été déposés en nous par la nature. Cicéron reprend ici une théorie de la connaissance qui vient sans doute de l’Académie mais qui écarte la réminiscence proprement dite… Le rôle de l’exercice est essentiellement de développer la mémoire artificielle dont Simonide avait été l’inventeur et qui était fondée sur la force prédominante du sens visuel et sur la puissance des images et de leur disposition ordonnée dans un espace. »

309.

CIC., inu. I, 2 : « A cette époque un homme manifestement supérieur et sage comprit les capacités que contenait l’esprit humain et l’aptitude remarquable de celui-ci à exécuter de très grandes choses, si l’on parvenait à faire apparaître ces qualités et à les améliorer par l’éducation. ».

310.

CIC., Orat. 120 : « Qu’il apprenne également l’ordre des événements et de l’histoire du passé, surtout sans doute de notre cité, mais aussi des peuples conquérants et des rois illustres. »

311.

Ibid. 120 : « Cette tâche nous a été facilitée par le travail de notre ami Atticus, qui, en observant l’ordre chronologique et mentionnant les faits à leur date sans en oublier aucun d’important, a rassemblé dans un seul livre l’histoire de sept cents ans. » Sur cet ouvrage, cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t. 1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, p. 267-268.

312.

Ibid. 120 : « Ignorer ce qui s’est passé avant qu’on ne soit né, c’est être toujours enfant. »

313.

Concernant cette image de la maturation de l’esprit, cf. A. Novara, « Cultura : Cicéron et l’origine de la métaphore latine », BAGB, 1986, 1, 51-66 ; elle y analyse la formule Cultura animi philosophia est (Tusc. II, 13) et l’attachement de Cicéron à la cultura animi comme principe d’accomplissement de l’homme, d’affirmation de son humanitas. Cf. aussi A. Michel, « Cicéron et le problème de la culture », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae (AAntHung) 20, 1972, 67-76, en particulier p. 68.

314.

CIC., Orat. 120 : « Qu’est-ce en effet que l’âge d’un homme si par le souvenir du passé il ne s’ajoute pas à celui de ses devanciers dans une trame continue ? »

315.

Nous analyserons plus loin le rôle essentiel joué par la memoria dans les dialogues philosophiques tardifs, en particulier les Tusculanes, le De finibus, les Académiques.

316.

Cf. P. Boyancé, « Cicéron et César », BAGB 1959, 4, 483-500, repris dans Etudes sur l'humanisme…, 160-179, p. 178 : « Cicéron avait consacré une grande part de ses réflexions à former l’orateur idéal… L’art de parler reste pour nous la condition de l’art de penser et même de celui d’agir. Telle est la première leçon de l’humanitas cicéronienne… Mais la plus haute… elle est cette idée même de l’humanitas : formation de l’homme par le dégagement en lui de ce qu’il y a d’universel en puissance, appel fait aux cultures qui ont donné le modèle de ce dégagement… dégagement des qualités solides et charmantes qui permettent la vie en société, d’une élégance de vie et de pensée dont la politesse tirait chez lui le droit de s’appeler aussi humanitas. » A. Michel, « Humanisme et anthropologie chez Cicéron », REL 62, 1985, 128-142, voit en l’orateur une synthèse de l’humanisme (p. 131) : « la perfection de l’éloquence consiste à concilier, à unir en soi la parole et la sagesse, oratio et ratio. La véritable culture humaine (ou, dirions-nous, “humaniste”) va donc accorder rhétorique et philosophie. Nous touchons ici le point essentiel de l’humanisme cicéronien. Un tel enseignement repose, nous l’avons dit, sur une conciliation entre Isocrate et Aristote. Ajoutons qu’il s’appuie à la fois sur un éclectisme, sur une recherche de la plénitude, sur une tentative d’accorder la nature et l’idéal. Nous pensons à Aristote encore mais aussi aux Stoïciens et à Platon. » L’humanisme est un accomplissement de l’homme, dont l’orateur est le meilleur représentant (p. 137) : « … l’homme n’est pas né pour soi seul et ne trouve son accomplissement que dans la vie sociale et politique, laquelle exalte à son tour sa singularité. Il n’est pas seulement un individu mais précisément une personne qui accomplit son rôle particulier et universel. Tel est l’exposé philosophique de la vocation humaine. Il faut ajouter un autre exposé d’ordre culturel. C’est là précisément qu’intervient l’éloquence. Qu’est-ce qu’un homme accompli ? Nous l’avons dit en commençant, c’est l’orateur, puisqu’en lui s’épanouissent pleinement ratio et oratio. » M. Ruch, « Valeur idéale et rôle utilitaire de la culture », Etudes cicéroniennes…, p. 80-87, souligne ainsi le degré d’accomplissement de l’humanité dans l’orateur : « … l’éloquence est la perfection même de la qualité d’homme et l’orateur domine le vulgaire, comme l’homme en général domine les animaux. Elle est la manifestation la plus élevée de culture, qui se puisse concevoir, et même ce point de perfection ne peut jamais être atteint intégralement : il représente donc bien, en lui-même, un idéal ». Cf. également E. Gilson, « Eloquence et sagesse selon Cicéron », Phœnix 7, 1953, 1-19, p. 3 : « cultiver son langage, c’est cultiver en soi l’essence même de l’humanité » ; p. 18 : « Ainsi, parce que la parole est le privilège de l’homme, la notion d’éloquence tend à se lier, dans la pensée de Cicéron, avec celle d’humanité… Nous sommes à l’une des origines les plus certaines, et, sans doute, à la source même de la notion d’“humanités”. » O. Seel, Cicero : Wort, Staat, Welt, Stuttgart, Klett, 1953, p. 30, souligne la relation établie par Cicéron entre éloquence et humanitas : « je nach dem Ausgangspunkt und der Blickrichtung bietet sich das Problem dar einmal als das der Rhetorik, das andre Mal als das der Humanität ; in der vollkommenen Beredsamkeit ist alle Humanität geborgen, und in der vollkommenen Humanität hebt sich alle Rhetorik auf ; beide sind in Wahrheit nichts anderes als zwei Namen für verschiedene Sehrichtungen auf das gleiche Objekt. »