4. Vers un humanisme cicéronien ?

Si la memoria définit une anthropologie, elle constitue également la marque d’un humanisme, dès lors qu’elle participe à un réseau de notions intellectuelles établissant une éthique.

C’est l’occasion d’observer deux systèmes de valeurs morales en parallèle, celui de Cicéron dans le De inuentione et celui de l’auteur de la Rhétorique à Herennius 317 , ces deux ouvrages datant probablement de la même période, les années 86 à 82, et de prolonger le parallèle commencé avec l’ars memoriae.

Cicéron définit ainsi ce réseau auquel appartient la memoria (inu. II, 156-161). Il part du couple honestas/utilitas pour distinguer les trois genres de discours : le judiciaire cherche l’équité et dépend donc de l’honestas ; le démonstratif également ; quant au délibératif, il repose à la fois sur l’honestas et sur l’utilitas, selon Cicéron, qui considère qu’Aristote se trompe en le liant exclusivement à l’utilitas 318 . En effet il définit trois motivations dans le discours délibératif : l’honnête, l’utile, un mélange des deux. Il explique ce dernier par une analogie avec l’amitié, qui est utile et qui séduit en même temps. Ainsi, il constate qu’il faut rechercher l’honnête et l’utile afin d’éviter le honteux et l’inutile 319 .

Dès lors, il entreprend de définir ce qu’est l’honnête :

‘nunc honestatis rationes primum explicemus. 320

L’honestas, c’est l’honorable, ce qui mérite d’être « recherché pour ses qualités propres » :

‘Quod aut totum aut aliqua ex parte propter se petitur, honestum nominabimus. 321

Cicéron s’attache ensuite à deux subdivisions, l’honestas simple, et l’honestas mixte, liée à l’utilitas ; mais c’est l’honestas simple qui l’intéresse car son observation lui permettra d’établir ses caractéristiques pures :

‘Quare, cum eius duae partes sint, quarum altera simplex, altera iuncta sit, simplicem prius consideremus. 322

Les manifestations comportementales de l’honestas peuvent être rassemblées sous un terme global, la uirtus, conforme à la fois à la nature et à la raison :

‘Est igitur in eo genere omnes res una ui atque uno nomine amplexa uirtus. Nam uirtus est animi habitus naturae modo atque rationi consentaneus. 323

Enfin, il décompose cette uirtus en quatre parties qui reflèteront la totalité du champ de l’honestas :

‘Quamobrem, omnibus eius partibus cognitis, tota uis erit simplicis honestatis considerata. Habet igitur partes quattuor : prudentiam, iustitiam, fortitudinem, temperantiam. 324

Cicéron retrouve là les vertus cardinales, platoniciennes et stoïciennes 325 .

Dès lors, il peut analyser chacune des quatre, à tour de rôle, pour déterminer le contenu de l’honestas / honestum, en commençant par la prudentia, la sagesse, principe de détermination morale, distinguant le bien et le mal :

‘Prudentia est rerum bonarum et malarum <ne>utrarumque scientia. 326

Trois parties la composent :

‘Partes eius : memoria, intellegentia, prouidentia. Memoria est per quam animus repetit illa quae fuerunt ; intellegentia, per quam ea perspicit quae sunt ; prouidentia, per quam futurum aliquid uidetur ante quam factum est. 327

« Ainsi définie la prudentia est forcément une qualité fondamentale de l’homme d’Etat », selon J. Hellegouarc’h 328 , qui s’appuie sur les écrits de philosophie politique de Cicéron 329  ; dès lors, ses trois subdivisions, memoria, intellegentia, prouidentia, également. Les trois mots déterminent une compréhension particulièrement perspicace et étendue de la part de l’homme doté de prudentia, véritable vision ancrée dans le passé permettant une meilleure adaptation au présent et une prévision de l’avenir. Cette alliance des trois concepts autorise une évaluation parfaite des péripéties de l’existence — de l’individu ou de la nation — engagée dans le déroulement infini du temps. Cette intelligence absolue de l’événement passé, présent ou futur, est donc un outil nécessaire à toute prise de décision, et repose avant tout sur la formation de l’esprit, sur l’acquisition de connaissances historiques, politiques, philosophiques — ce sera le conseil de Crassus — qui offre des critères à tout choix, qu’il soit politique ou personnel, qu’il engage le pays ou l’individu.

Cet apprentissage, seule la memoria le permet. Elle est le socle de la prudentia, comme le confirme J. Hellegouarc’h : « Le plus important est la memoria, car l’essentiel de la prudentia, c’est la connaissance théorique que l’on a des choses et l’expérience acquise dans un domaine déterminé » 330 , en s’appuyant encore sur un autre ouvrage cicéronien, philosophique cette fois 331 .

Dans la grille de référence ainsi constituée, la memoria, au sein d’un ouvrage de rhétorique, déborde le simple cadre technique et professionnel, pour se révéler constitutive des processus moraux et intellectuels de l’esprit humain. Pour cette raison, de même qu’elle fondait une anthropologie cicéronienne, comme élément de définition d’une nature humaine, la memoria a sa place dans un système de valeurs morales, dans le cadre d’un humanisme cicéronien reposant sur l’honestas, le sens de la beauté morale ou de l’honneur, fondement d’une éthique, outil d’une discrimination morale entre bien et mal, qui justifie toute prise de décision, tout engagement. Ainsi, elle appartient bien à un réseau de valeurs fondant l’homme idéal, le uir bonus. Elle se révèle également comme le point commun entre la prudentia du sage et l’eloquentia de l’orateur, plus que jamais représentant idéal et accompli de l’humanité, en qui s’épanouissent toutes les qualités 332 .

Puis Cicéron examine les trois autres vertus, à commencer par la iustitia, occasion d’analyser le droit et ses parties (religio, pietas, gratia, uindicatio, obseruantia, ueritas) ; parmi elles vient la pietas, respect de la hiérarchie et sens du dévouement :

‘pietas, per quam sanguine coniunctis patriaeque beniuolum officium et diligens tribuitur cultus 333

Suit immédiatement la gratia, la reconnaissance, garantie par la memoria (II, 161), le souvenir des services rendus par autrui :

‘gratia, in qua amicitiarum et officiorum alterius memoria et remunerandi uoluntas continetur 334

Cette composante était déjà prise en compte plus tôt dans le traité, alors que Cicéron examinait les sources du droit ; parmi elles se trouve le droit naturel, instinctif, d’où sont issues les vertus énoncées plus haut :

‘Ac naturae quidem ius esse, quod nobis non opinio, sed quaedam innata uis adferat, ut religionem, pietatem, gratiam, uindicationem, obseruantiam, ueritatem. 335

Il précise le rôle de la memoria, en tant que justification de la gratia :

‘(appellant) gratiam (eam), quae in memoria et remuneratione officiorum et honoris et amicitiarum obseruantiam teneat 336

En effet, la memoria garantit la gratia, dans la mesure où, par sa permanence, elle entraîne une remuneratio officiorum, donc un retour, un rendu du service reçu.

La memoria apparaît donc à un double titre dans l’arborescence des valeurs cicéroniennes, héritée des Anciens : à la fois critère de jugement intellectuel et éthique permettant les choix moraux liés à la prudentia, et obligation sociale garantissant le bon exercice de la gratia, source de paix sociale entre les hommes de bien, qui appliquent ces valeurs — la concordia bonorum chère à l’Arpinate. On le voit bien, le simple cadre technique de la rhétorique est rompu : il s’agit de fonder une éthique ; par sa double appartenance, au champ précis de la technique oratoire et au domaine plus abstrait, plus conceptuel, plus vaste de l’éthique et de l’intellect, la memoria permet à Cicéron d’insérer la rhétorique dans le jeu plus essentiel de l’affirmation de l’identité humaine ; elle l’intégre dans un réseau de valeurs morales communes qui fonde une communauté humaine. Avec Cicéron, la rhétorique est un humanisme.

Certes, il n’invente pas ces vertus cardinales, mais par une hiérarchisation nuancée résumée ci-dessous 337 , il leur apporte toute la profondeur ambitieuse de sa réflexion humaniste.

Honestas :

2- honestas iuncta (= honestas+utilitas)

1- honestas simplex = uirtus :

1- prudentia :

1- memoria

2- intellegentia

3- prouidentia

2- iustitia :

1- religio

2- pietas

3- gratia : memoria

4- uindicatio

5- obseruantia

6- ueritas

3- fortitudo

4- temperantia

Que nous apporte l’observation du développement similaire de la Rhétorique à Herennius (III, 3-4) ? Rappelons son propos avant de le comparer à celui de Cicéron. L’auteur anonyme désigne tout d’abord le but unique de l’orateur lorsqu’il donne son avis, l’utilitas :

‘Omnem orationem eorum qui sententiam dicent finem sibi conueniet utilitatis proponere, ut omnis eorum ad eam totius orationis ratio conferatur. 338

Puis vient la définition de l’utilitas, divisée en deux parties : pars tuta, la sécurité, et pars honesta, l’honnêteté. De là un développement moral, analysant l’honnêteté en deux subdivisions : ce qui est droit (rectum) et ce qui est louable (laudabile). Ce qui est droit, enfin, comporte les vertus cardinales que nous connaissons, prudentia, iustitia, fortitudo, modestia (qui se substitue à temperantia) :

‘Honesta res diuiditur in rectum et laudabile. Rectum est quod cum uirtute et officio fit. Id diuiditur in prudentiam, iustitiam, fortitudinem, modestiam. 339

L’auteur peut alors définir chacune d’elles, à commencer par la prudentia, qui nous intéresse plus particulièrement. Pour le coup, celle-ci obtient trois définitions, que l’auteur propose sans vouloir choisir ; il établit les définitions les plus communes :

‘Prudentia est calliditas quae ratione quadam potest dilectum habere bonorum et malorum. Dicitur item prudentia scientia cuiusdam artificii et appellatur prudentia rerum multarum memoria et usus conplurium negotiorum. 340

La première est la plus proche de celle de Cicéron : il s’agit de la faculté de discerner entre bien et mal, et donc de déterminer un choix : c’est la calliditas quae… potest dilectum habere.

Toutefois, l’auteur semble précisément ne pas vouloir trancher : il livre deux autres synonymes de prudentia, sans prendre parti — l’emploi des deux impersonnels dicitur et appellatur appelle de sa part une neutralité bienveillante, une absence de jugement ; à ses yeux, ces définitions se valent. La prudentia est donc aussi scientia cuiusdam artificii — rappelons-nous que scientia était employée par Cicéron dans sa seule et unique définition de prudentia comme «  connaissance du bien et du mal » ; mais elle peut être tout aussi indifféremment rerum multarum memoria et usus conplurium negotiorum, la memoria évoquant la connaissance, l’usus, l’expérience de « beaucoup de choses ou d’affaires », définition certes vague d’exempla, de ces faits comparables, susceptibles de produire une analogie avec la cause défendue par l’orateur dans son discours, voire d’établir une jurisprudence.

Les précisions suivantes confirment ici le rôle de réservoir d’exempla joué par la memoria, dans cette version de la prudentia, strictement appliquée au domaine oratoire. L’auteur énumère en effet les lieux propres à chacune des vertus cardinales, utilisables donc dans un discours, en commençant par ceux de la prudentia :

‘Prudentiae partibus utemur in dicendo si commoda cum incommodis conferemus, cum alterum sequi, uitare alterum cohortemur ; aut si qua in re cohortabimur aliquid cuius rei aliquam disciplinam poterimus habere quo modo aut qua quidque ratione fieri oporteat ; aut si suadebimus quippiam cuius rei gestae aut praesentem aut auditam memoriam poterimus habere : qua in re facile id quod uelimus exemplo allato persuadere possumus. 341

La memoria apparaît donc comme une simple mine d’exempla, se rapportant à l’expérience vécue ou rapportée, et permettant, par analogie, d’obtenir l’exécution d’une décision. Ce rôle nous paraît extrêmement limité quand nous le comparons à celui que lui octroie Cicéron.

Mais reprenons les deux démonstrations dans l’ordre. Elles ont toutes deux pour origine la nécessité de réussite d’un discours délibératif, c’est-à-dire de convaincre un auditoire 342  ; pour ce faire, nous disent les deux pédagogues, il est nécessaire de cerner l’objectif du discours, et de savoir sur quels ressorts moraux et psychologiques on doit jouer pour obtenir l’adhésion du public. Tous deux développent le système des vertus cardinales, un matériau identique légué par les Anciens. Toutefois une première nuance, d’importance, apparaît ; certes, les vertus cardinales sont identiques, communes à toutes les écoles philosophiques depuis Platon, et permettent de définir une valeur forte, l’honestas, la beauté morale. Mais l’auteur anonyme le subordonne à l’utilitas, but supérieur qu’il propose à l’orateur 343 . Alors que le jeune Cicéron, lui, la met sur le même plan que l’utilitas, affirmant que l’orateur doit chercher aussi bien l’un que l’autre, que l’honestas mérite son autonomie par rapport à l’utilitas, contestant ainsi l’opinion d’Aristote probablement admise par l’auteur de la Rhétorique à Herennius 344 . Pourtant, Cicéron lui aussi prétend vouloir former le jeune orateur à l’art du discours et lui offrir les clés de la réussite, en analysant toutes les procédures nécessaires à celle-ci ; ainsi, il observe l’existence de trois possibilités dans le discours délibératif 345 .

Mais c’est alors qu’apparaît la différence essentielle entre les deux textes : là où l’auteur de la Rhétorique ne voit dans ce développement moral sur l’honestas, subordonnée à l’utilitas, qu’un outil technique utile à l’orateur, Cicéron, inversement, profite d’un prétexte technique pour introduire une digression morale cohérente, fondatrice d’une humanitas, qui dépasse le simple cadre oratoire ; pour réussir, un orateur doit être avant tout un homme accompli, avoir une conscience aiguë des vertus fondamentales qui définissent l’humanité véritable, et qui doivent le guider dans ses discours. En effet, loin du simple apprentissage technique proposé par l’autre, Cicéron offre à l’orateur un succès garanti, au prix d’une implication totale que seules lui permettent la mise en pratique des vertus essentielles, la recherche de l’honestas, la beauté morale — il s’agit ici de la poursuite d’une idée platonicienne.

La rupture se produit lorsqu’il établit sa définition de l’honestas 346 . Dès lors, il néglige l’enseignement oratoire qu’il diffusait, au profit d’un développement moral raffiné, visant à offrir une meilleure connaissance de la psyché qui définit l’humanité.

D’emblée, en effet, cette honestas conceptuelle est associée à sa manifestation, la uirtus 347 , que nous pourrons pour une fois traduire par vertu, en tant que synthèse de l’ensemble des qualités morales de l’individu. Le mot est absent de la Rhétorique, fait significatif ! Cicéron retient l’honestas simple, car il veut aboutir à une définition claire, sans contestation possible (II, 159). Viennent ensuite, fort logiquement, les vertus cardinales traditionnelles, dans les deux textes — même si l’auteur préfère la modestia, Cicéron, la temperantia.

Observons le traitement de la première d’entre elles, la prudentia ; le maître d’Herennius manifeste une indifférence qui confine à la négligence, offre de prétendus synonymes, dont la rerum multarum memoria, sans plus de hiérarchie, visant à expliquer la prudentia par des équivalences. Cicéron, lui, offre une vision beaucoup plus cohérente, organisée, comme nous le révèle l’arborescence ainsi constituée 348 . En effet, la prudentia, en tant que puissance de discernement moral, s’appuie sur une vertu à trois visages, tournés vers les deux infinis de l’axe du temps et vers l’instant présent. La sagesse repose en fin de compte sur une bonne appréciation du temps humain et, plus largement, de l’humanité dans l’écoulement du temps, sagesse autorisée avant tout par la faculté de memoria. C’est elle qui enrichit la prudentia comme outil discriminant permettant de juger la validité morale de toute action humaine.

Nous l’avons vu, la memoria revient ensuite justifier la gratia 349 , partie du droit naturel qui alimente la iustitia. Cicéron offre toujours une vision claire, ordonnée, d’une éthique. Rien de pareil chez l’auteur du manuel, qui, lui, après une définition de la prudentia très décevante parce que limitée au seul intérêt oratoire, accumule les lieux de la prudentia, où la memoria joue le rôle peu valorisant de réserve d’exemples pour orateur en mal d’imagination, sans plus manifester le moindre intérêt pour les questions morales 350 .

Nous croyons avoir ainsi démontré la différence de nature qui réside entre les conceptions des deux maîtres dans le traitement de la memoria ; l’un se limite à la rédaction d’un manuel didactique, enseignant une méthode pour bien parler, où la memoria n’a après tout qu’un rôle technique. L’autre poursuit un but d’éducation morale, de formation d’un humanisme, par la prise de conscience d’une nature humaine reposant sur des valeurs morales essentielles, réunies sous le terme d’honestas 351 . Le philosophe n’a pas attendu la maturité pour percer sous le jeune et brillant orateur, Cicéron sous Marcus 352 . Il donne d’emblée toute sa place à la memoria comme soubassement de la prudentia, donc de la faculté à juger du bien et du mal. Là où l’auteur anonyme se limite à instruire de jeunes techniciens de l’art oratoire à l’aide de recettes éprouvées, le jeune avocat poursuit un dessein autrement plus noble et ambitieux : éduquer un lecteur, l’orateur, en lui apprenant à être à la fois plus et moins qu’un technicien ou un spécialiste ; un homme, au sens plein du terme, affirmant en conscience son appartenance à l’espèce humaine. C’est seulement ainsi qu’il obtiendra le succès oratoire escompté, et plus largement son épanouissement d’être humain. La haute idée que Cicéron se fait de l’art oratoire réside là : l’orateur idéal ainsi formé doit être l’humain idéal, qui, s’il n’est pas homme d’Etat comme lui, sera au moins un uir bonus dicendi peritus, cher à la doctrine politique cicéronienne, conscient de son passé et de ses devoirs. C’est ici qu’intervient la memoria, à la fois référence respectueuse et consciente au passé qui nourrit la prudentia, et garantie d’accomplissement des obligations sociales dans le cadre de la gratia. La faculté qui nous intéresse se trouve parfaitement intégrée dans une éthique certes d’origine ancienne, mais redéfinie, clairement organisée, par le jeune Cicéron. Cette orientation philosophique de la rhétorique cicéronienne, cette redéfinition de la memoria, bien plus qu’un simple outil oratoire, comme principe d’humanitas, ignorées par l’auteur de la Rhétorique, sont patentes, et trouveront leur accomplissement d’un point de vue spirituel, moral et politique dans les ouvrages tardifs de l’auteur retiré de la vie politique qui seront traités plus loin dans cette étude. Cette différence fondamentale de point de vue entre l’Arpinate et l’auteur anonyme concernant la rhétorique et la faculté de mémoire se poursuivra dans la comparaison de la méthode de mémoire artificielle proposée par chacun d’eux.

La position de Cicéron est constante ; ainsi, nous la retrouvons telle quelle dans la bouche d’Antoine, dans le De oratore, pour évoquer le genre délibératif :

‘Qui ad dignitatem impellet, maiorum exempla, quae erunt uel cum periculo gloriosa, colliget, posteritatis immortalem memoriam augebit, utilitatem ex laude nasci defendet semperque eam cum dignitate esse coniunctam. 353

La memoria immortalis se trouve de nouveau intégrée dans un réseau de valeurs morales désintéressées associées à l’honneur, l’honestas (dignitas, gloria, laus), dont elle assure la permanence par sa nature durable auprès de la postérité ; c’est le rôle que lui attribue Cicéron de façon constante : la garantie de la reconnaissance par la postérité, donc d’une survie après la mort en permettant la préservation de la gloria de l’individu parmi les générations futures. Cette phrase est construite sur une symétrie : elle commence avec le mot dignitas, l’objectif poursuivi par l’orateur, dans le premier membre (ad dignitatem impellet), condition nécessaire à l’émergence de l’utilitas dans la dernière proposition (eam cum dignitate esse coniunctam).

On retrouve ici une idée fondamentale : contrairement à ce que prétend la Rhétorique, l’honestas ne dépend pas de l’utilitas ; c ‘est même le contraire ; depuis le De inuentione, qui plaçait l’utilitas et l’honestas au même niveau, Cicéron a même affermi sa position, adoptant le point de vue opposé à celui de l’auteur anonyme, en subordonnant l’utilitas à l’honestas, via le complément d’origine ex laude et l’utilisation métaphorique du verbe nasci qui introduit une chaîne logique de l’effet vers la cause. Il nie ainsi la prééminence de l’utilitas sur l’honestas , renversant la hiérarchie des valeurs de son prédécesseur ; au contraire, c’est l’attachement à l’honneur, à la beauté morale — présent ici, lexicalement, avec les termes dignitas, gloria, laus — qui suscitera l’utile. Cicéron contredit une conception utilitaire de l’art oratoire, au profit d’une vision humaniste, qui ramène la morale au cœur de la rhétorique. Cette perspective ambitieuse qui défend la dignité de l’homme dans tous ses domaines d’activité ne doit pas étonner de la part d’un Cicéron qui, toujours, s’est élevé contre le matérialisme, notamment épicurien, qui justifierait un utilitarisme profiteur, sans envergure morale, plaçant l’intérêt individuel, matériel, au-dessus de tout, et notamment de l’Homme ; cette doctrine ne peut agréer à notre philosophe qui prétend précisément restituer à l’humain sa juste place, en lui rendant des idéaux, c’est-à-dire des objectifs moraux, par le sens de l’honneur ; il s’agit de placer sous ses yeux un horizon moral, des vertus, les Idées platoniciennes en somme, capables de le guider, au détriment même de son intérêt personnel. La place de la memoria dans cette dernière citation, l’allusion à la postérité, qui nous renvoie aux discours de Cicéron — qui établissent un programme politique — insèrent la memoria dans ce système moral et lui donnent une place prépondérante dans l’humanisme en assurant la permanence de l’honestas et plus précisément en offrant à la prudentia le recul nécessaire.

Examinons pour finir un extrait des Partitiones oratoriae, manuel de rhétorique adressé par Cicéron à son fils à la fin de l’année 46. L’orateur garantit l’autorité d’un discours prononcé par un narrateur doté d’une bonne réputation :

‘si probitas narrantis significabitur, si antiquitas, si memoria, si orationis ueritas et uitae fides 354

Dans un ouvrage qui se veut tout aussi pratique et efficace que la Rhétorique affleurent pourtant immédiatement des préoccupations morales. Pour persuader son auditoire, l’orateur doit être, une fois de plus, un homme accompli, c’est-à-dire doté de toutes les vertus, portées à leur perfection. Cet accomplissement passe par une association, indéfectible semble-t-il, de ces qualités morales complémentaires. Ainsi, cet orateur persuasif devra allier « l’honnêteté, des origines anciennes, la memoria, la sincérité du propos et une existence loyale » pour se voir attribuer une autorité morale indéniable.

Intéressons-nous au statut de la memoria ; elle se retrouve encore une fois associée aux vertus traditionnelles du monde romain, mais dans une accumulation tout à fait pragmatique. En revanche, une ambiguïté plane sur son sens. Avoir de la mémoire signifie plus précisément avoir une bonne mémoire. Se définit-elle comme la simple faculté mentale, après tout commune, voire attendue et naturelle chez un orateur, depuis les longs développements observés dans le De inuentione, le De oratore, le Brutus ?

Après notre long parcours dans les complexités de l’éthique cicéronienne, n’évoque-t-elle pas plutôt une de ces valeurs morales, telle que nous l’avons définie plus haut, garantissant à la fois la prudentia, capacité de décision et de discernement moral, et la gratia officiorum, partie de la iustitia qui assure la réciprocité des services et la constitution d’un réseau social de débiteurs ?

Le contexte nous invite donc à comprendre la memoria d’une part comme une manifestation de la fidélité de l’orateur à ses engagements passés, à son identité, à ses racines sociales, familiales, nationales — ce que souligne la proximité d’antiquitas ; d’autre part comme une marque de clairvoyance propice à la recherche du bien — et qu’évoque clairement le voisinage des mots ueritas et fides. Du reste, on voit bien s’opérer un glissement de la qualité rhétorique à la valeur morale et humaine de l’orateur dans l’enchaînement orationis /uitae.

Moralement irréprochable, philosophiquement savant, socialement admiré, politiquement lucide, techniquement professionnel, l’orateur cicéronien est un citoyen idéal, le uir bonus dicendi peritus cher à Caton l’Ancien 355 , que l’attachement à la memoria doit contribuer à former. En plus d’une formation professionnelle, l’apprentissage de la memoria constitue une éducation morale et civique.

Notes
317.

Puisqu’il est établi que ce n’est pas Cicéron par G. Achard, « L’auteur de la Rhétorique à Herennius », REL 63, 1985, 56-68. G. Achard suggère que l’auteur pourrait être un sénateur marianiste, peut-être L. Hirtuleius (p. 68). Pour la datation du traité, cf. Rhétorique à Herennius, éd. G. Achard, Paris, CUF, 1989. Pour celle du De inuentione, cf. supra p. 12. G. Kennedy, The art of rhetoric in the roman world, 300 B.C.-A.D. 30, Princeton, New Jersey, 1972, p. 127, confirme l’existence d’une source commune à ces deux traités.

318.

CIC., inu. II, 156.

319.

Ibid. II, 157.

320.

Ibid. II, 158 : « Maintenant commençons par expliquer en quoi consiste l’honnêteté. »

321.

Ibid. II, 159 : « Nous appellerons donc honnête ce que l’on recherche, totalement ou en partie, pour ses qualités propres. »

322.

Ibid. II, 159 : « Aussi, puisqu’il y a deux divisions, l’une simple, l’autre mixte, considérons d’abord la simple. »

323.

Ibid. II, 159 : « Dans cette catégorie, tout est englobé sous un seul sens et sous un seul nom, la vertu. En effet la vertu est un comportement en accord avec la mesure et la raison naturelles. »

324.

Ibid. II, 159 : « Aussi, lorsqu’on aura passé en revue toutes ses parties, on connaîtra le contenu complet de l’honnêteté à l’état pur. Or celle-ci contient quatre parties : la sagesse, la justice, le courage et la modération. »

325.

Cf. CIC., nat. deor. III, 38. Sur les vertus cardinales, A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1e éd. 1926, 4e éd. 1997 (Quadrige), rappelle qu’elles trouvent leur origine chez Platon, La république IV, 427 et suiv. Cicéron rappelle que cette division est admise par les épicuriens et les stoïciens (fin. I, 13-16 ; II, 16).

326.

CIC., inu. II, 160 : « La sagesse consiste à savoir ce qui est bien, ce qui est mal et ce qui n’est ni l’un ni l’autre. »

327.

Ibid. II, 160 : « Elle comprend la mémoire, l’intelligence, la prévoyance. La mémoire permet à l’esprit de retenir ce qui est passé ; l’intelligence, de comprendre ce qui est ; la prévoyance, de deviner qu’une chose va se produire avant qu’elle se soit produite. » Cette définition est reprise par Cicéron dans le De uirtutibus, fr. 18 (éd. Knoellinger, Leipzig, Teubner, 1908).

328.

Cf. J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques, Paris, 1972, p. 257.

329.

Cf. CIC., rep. II, 45 ; leg. III, 5.

330.

Cf. J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin…. p. 257

331.

Cf. CIC., fin. IV, 76.

332.

Conformément à l’idéal formulé dans les Tusculanes I, 6 : prudentiam cum eloquentia coniungere, comme le rappelle P. Boyancé dans « L’éloge de la philosophie dans le De legibus I, 58-62 », Ciceroniana N. S. II, 1975, 21-42, p. 37.

De même, A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 114, constate l’épanouissement de l’humanitas dans l’éloquence : « Ainsi la rhétorique dépend totalement de la sagesse. Elle est liée à la vie correcte. Elle devient l’apanage du uir bonus. Elle n’a plus de fonction définie. Elle est simplement l’accomplissement et l’expression de la sagesse dans la parole. Elle se fait pure transparence à la vertu. Qu’on se rappelle le mot de Zénon (SVF fr. 83-84) : le sage rassemblant ses idées, ferme sur elles son poing, dans le geste de les tenir : c’est le mouvement de la dialectique. Puis il ouvre la main comme pour les montrer : c’est le mouvement de la rhétorique, qui n’est ainsi que l’épanouissement de la rigueur logique. » A. Michel, « Cicéron et l’humanisme : l’idéal, la tolérance et la culture », Validità perenne dell'Umanesimo, dir. G. Tarugi, Firenze, 1986, 209-225, souligne l’universalité de l’humanisme cicéronien (p. 212) : « Avant Cicéron et au cœur de la tradition latine, il y a le vers fameux de Térence (Heautontimoroumenos I, 77 : Homo sum, humani nil a me alienum puto)… Térence insiste, comme le fera Cicéron au l. I du De officiis, sur le caractère universel de telles obligations. L’homme est une fin pour l’homme ; c’est la théorie de la persona, sur laquelle Kant reviendra. On voit l’importance d’une telle tradition de pensée, qui ne conduit pas seulement à l’humanisme mais à ce que nous appellerions aujourd’hui un personnalisme universaliste. » Or c’est dans l’orateur que Cicéron voit l’accomplissement de cette doctrine (p. 217) : « Nous avons dit que le modèle humain cherché par Cicéron est à la fois universel et concret, qu’il progresse vers la perfection sans la saisir jamais pleinement, qu’il va vers l’idée. Existe-t-il dans son œuvre un type social déterminé qui réponde à toutes ces exigences ? La réponse est évidemment oui. Ce n’est pas le sage stoïcien, qui sans doute n’existe pas, ni le philosophe, qui se tient parfois un peu trop loin de l’action ; c’est l’orateur, qui cherche à la fois le beau, le vrai, le bien et qui agit. Comme l’indique un texte dont l’influence sera extrême sur la Renaissance (Orator 7), il cherche concrètement à réaliser l’idéal. » Sur le vers de Térence chez Cicéron, cf. H. D. Jocelyn, « Homo sum : humani nil a me alienum puto », Antichthon 7, 1973, 14-46, p. 37-42.

333.

CIC., inu. II, 161 : « le sens du devoir les conduit à montrer à leurs parents par le sang et à leur patrie dévouement et respect attentif »

334.

Ibid. II, 161 : « la gratitude implique la mémoire des marques d’amitié et des services qu’on a reçus d’autrui ainsi que la volonté de les payer en retour » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1994).

335.

Ibid. II, 65 : « Il y a un droit naturel, issu non pas de l’opinion mais d’une espèce d’instinct. C’est le cas du sentiment religieux, du sens du devoir, de la gratitude, de la revendication de ses droits, du respect, de la loyauté. » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1994).

336.

Ibid. II, 66 : « (On appelle) gratitude, ce qui nous conduit à conserver la mémoire des services rendus, des honneurs, des amitiés et à les payer de retour » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1994).

337.

Voir l’énumération analytique de CIC., off. I, 15 sqq. qui définit les vertus cardinales. Sur l’organisation de ces dernières, cf. J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin …, p. 259-265.

338.

Rhet. ad C. Her. III, 3 : « Tous les orateurs qui donneront leur avis devront dans leur discours se proposer pour but l’utile, en ramenant à cette fin toute l’économie de l’ensemble de leur discours. »

339.

Ibid. III, 3 : « L’honnêteté comporte ce qui est droit et ce qui est louable. Est droit ce qui s’accomplit en accord avec la vertu et le devoir. On y distingue la sagesse, la justice, le courage et la modération. »

340.

Ibid. III, 3 : « La sagesse est la capacité de choisir, par une certaine réflexion, entre le bien et le mal. On appelle aussi sagesse un certain savoir-faire ou encore une mémoire riche en souvenirs et une expérience acquise dans de multiples activités. » »

341.

Ibid. III, 4 : « Nous userons dans les discours des lieux relatifs à la sagesse si, en exhortant à suivre un parti et à en rejeter un autre, nous comparons avantages et inconvénients ; ou si nous conseillons une action dans un domaine où nous pouvons connaître tant soit peu les moyens et la méthode à utiliser pour exécuter chaque chose ; ou si nous recommandons un acte dont nous pouvons témoigner, par un souvenir vécu ou rapporté, qu’il a eu un précédent. Pour un tel acte nous pouvons aisément, en invoquant cet exemple, persuader ce que nous voulons. »

342.

CIC., inu. II, 156-157 ; Rhet. ad C. Her. III, 3

343.

Rhet. ad C. Her. III, 3.

344.

CIC., inu. II, 156.

345.

Ibid. II, 156.

346.

Ibid. II, 158.

347.

Ibid. II, 159. Cf. B. Wissniewski, « Le problème de la loi naturelle dans le De legibus de Cicéron », LEC 60, 2, 1992, 129-138, p. 135 : « La vertu parfaite, l’incorporation de la raison universelle est le synonyme de l’honnêteté. Il en résulte que uirtus = honestas (leg. I, 45). »

348.

Ibid. II, 160.

349.

Ibid. II, 161.

350.

Rhet. ad C. Her., III, 4.

351.

B. Wissniewski, « Le problème de la loi naturelle dans le De legibus de Cicéron », LEC 60, 2, 1992, 129-138, évoque la supériorité pour Cicéron de l’honestas, naturelle donc universelle, qui dépasse la cadre social de l’utilitas, ponctuelle et circonstancielle (p. 134) : « Dans le De legibus, l’Arpinate souligne l’indépendance de la vertu et de l’honestum qui, étant d’origine naturelle, ne peuvent avoir un aspect utilitaire. »

352.

Malgré la piètre estime dans laquelle le philosophe tient son premier ouvrage théorique.

353.

CIC., De or. II, 335 : « Celui qui poussera à l’honneur, recueillera les exemples où nos pères ont bravé les périls, parce qu’il y allait de la gloire ; il exaltera la mémoire immortelle de la postérité ; il soutiendra que l’utilité naît de la gloire elle-même, et qu’elle est toujours inséparable de l’honneur. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928).

354.

CIC., Partit. 32 : « si le narrateur donne de lui l’idée d’un homme probe, de vieille souche, doué de mémoire, qui parle franc et auquel sa vie sert de garant. »

355.

CATO, ad filium frg. 14 (cf. aussi QVINT., IO XII, 1, 27).