1. Exorde et récapitulation : l’établissement d’un véritable contrat oratoire

La structure même du discours répond à des contraintes formelles précises, régies notamment par l’attention portée à la memoria de l’auditeur — même s’il n’est pas nommément désigné —, comme l’expose le maître d’Herennius. Il conseille une argumentation en cinq parties, dont la dernière offre un résumé des précédentes (complexio) ; selon lui, il est nécessaire seulement si l’argumentation est trop longue pour être retenue aisément ; il s’agit donc de faciliter le travail de la mémoire :

‘Ergo absolutissima est argumentatio ea, quae ex quinque partibus constat, sed ea non semper necesse est uti. Est cum complexione supersedendum est, si res breuis est, ut facile memoria comprehendatur 356

L’auteur précise ensuite le rôle de cette récapitulation, sous le terme plus technique d’enumeratio, qui rappelle à la mémoire de l’auditeur — qui est cette fois identifié avec le terme auditor — les points abordés, en respectant l’ordre de leur présentation :

‘Enumeratio est per quam colligimus et commonemus quibus de rebus uerba fecerimus, breuiter, ut renouetur, non redintegretur oratio : et ordine ut quicque erit dictum referemus, ut auditor, si memoriae mandauerit, ad idem quod ipse meminerit reducatur. 357

Le résumé doit raviver la mémoire de l’auditor, en lui rappelant des éléments qui lui ont déjà été énoncés pour susciter ainsi sa confiance : car il constate la cohérence du discours, le résumé confirmant ses souvenirs d’auditeur ; oui, c’est bien la teneur du discours qu’il a écouté.

A la même époque, le De inuentione de Cicéron confirme cette fonction de la récapitulation. Elle est l’une des trois parties composant la conclusion, et rassemble les éléments éparpillés au cours du discours pour les rappeler et montrer leur cohérence :

‘Enumeratio est per quam res disperse et diffuse dictae unum in locum coguntur et reminiscendi causa unum sub aspectum subiciuntur. 358

Mais Cicéron précise la position traditionnelle défendue par l’auteur du manuel et confirme l’importance de la memoria dès que celle-ci est impliquée ; ainsi dans l’enumeratio, il réclame de subtiles variations, mettant en jeu la memoria de l’auditeur. Il propose donc trois modèles distincts de récapitulation, opposant la plus évidente, qui parcourt toute l’argumentation, dans l’ordre suivi par le développement — c’était l’orientation du maître d’Herennius —, et la plus difficile, rappelant les parties (partes) distinguées par l’orateur, puis les arguments (rationes) composant chacune d’elles, pour montrer que toutes les explications ont été données :

‘tum autem, id quod difficilius est, (oportebit) dicere quas partes exposueris in partitione de quibus te pollicitus sis dicturum, et reducere in memoriam quibus rationibus unam quamque partem confirmaris, hoc modo : “Illud docuimus, hoc planum fecimus” 359

La formule finale, redondante, confirme le dessein de Cicéron : offrir un discours pédagogique, véritable leçon rationnelle et satisfaisante pour l’esprit (docuimus), et de ce fait clarifier l’affaire, la rendre plus accessible à l’auditor (planum fecimus).

Avant d’ajouter une troisième possibilité : demander aux auditeurs quel autre aspect ils souhaitent voir démontrer, pour les obliger à se remémorer le discours et à constater son caractère achevé — c’est l’auditeur qui effectue sa propre récapitulation, mais l’orateur prend un risque : il doit être certain d’avoir abordé tous les aspects de l’affaire et de façon exhaustive, au risque de se voir contredit...

‘tum ab iis qui audiunt (oportebit) quaerere quid sit quod sibi uelle debeant demonstrari : ita simul et in memoriam redibit auditor et putabit nihil esse praeterea quod debeat desiderare. 360

Par ces nuances, une fois de plus, Cicéron affine le rôle de la memoria dans l’acte oratoire. Là où le maître-rhéteur voyait un simple résumé destiné à rafraîchir la mémoire de l’auditeur, à lui rappeler les idées fortes, Cicéron décide qu’il est nécessaire de faire naître la confiance chez l’auditeur, grâce à la memoria de ce dernier. Il ne conteste pas dans le premier passage la nécessité d’un résumé pour conclure le discours (reminiscendi causa), mais il assigne une tâche supplémentaire à cette enumeratio : raffermir le rapport de confiance entre l’orateur et l’auditeur en jouant sur la mémoire de ce dernier. En effet, en s’adressant à elle, il contraint l’auditeur à vérifier la bonne foi de l’orateur dans le deuxième passage cité : l’appel à la memoria (reducere in memoriam) amène l’auditeur à attester 361 que l’orateur a respecté ses engagements et suivi avec sincérité le programme démonstratif qu’il avait annoncé (te pollicitus sis dicturum).

La troisième enumeratio possible, elle, va plus loin, et implique la memoria de l’auditeur dans la validation de la démarche argumentative de l’orateur : elle lui permet de reconstituer le parcours du discours et d’en vérifier la valeur logique avec le recul offert par ce regard rétrospectif.

Le paragraphe suivant enrichit cette position, invitant à reprendre l’argumentation de l’orateur puis celle de son adversaire, pour que l’auditeur retrouve le souvenir de la dialectique mise en jeu, et prenne conscience de la supériorité sur l’adversaire :

‘Ita per breuem conparationem auditoris memoria et de confirmatione et de reprehensione redintegrabitur. 362

Enfin, il définit la règle générale qui doit guider l’enumeratio : choisir les points les plus importants (grauissimum) de l’argumentation pour les rappeler à la mémoire de l’auditeur, sans pour autant répéter le discours (breuissime) dans sa durée ni dans son intégralité :

‘Commune autem praeceptum hoc datur ad enumerationem, ut ex una quaque argumentatione, quoniam tota iterum dici non potest, id eligatur quod erit grauissimum, et unum quidque quam breuissime transeatur, ut memoria, non oratio renouata uideatur. 363

Cette précision révèle l’attention portée par Cicéron au destinataire du discours, notamment dans la dernière proposition subordonnée, qui distingue et oppose memoria et oratio par l’usage du participe renouata qualifiant les deux mots.

Ne pas répéter le discours, mais bien plutôt en raviver le souvenir : nous avons déjà rencontré cette association memoria renouata 364 et constaté qu’avec Cicéron, on renouvelle le souvenir comme on renouvelle un contrat, en l’occurrence un contrat oratoire : la memoria de l’auditeur est une garantie de la bonne tenue du discours ; elle atteste, par un jugement rétrospectif, que l’orateur a convenablement défendu sa cause, qu’il a rempli sa part du contrat et garantit la validité du discours, donc son succès. Le terme renouata souligne cette dimension rétrospective : la memoria entérine ainsi l’accomplissement d’un engagement pris au début du discours.

L’analyse détaillée à laquelle se livre Cicéron à l’autre bout de sa carrière, en 46, dans un autre traité de rhétorique, destiné à son fils, les Partitiones oratoriae, le confirme. A quarante années de distance, il garde une position tout aussi ferme quant au rôle de la memoria en rhétorique. Il établit explicitement le rapport entre la memoria renouata de la récapitulation finale et le discours qui précède. En particulier, l’appel à la memoria de l’auditeur est un moyen de souligner la cohérence structurelle du discours. En effet, le théoricien invite à composer, dès le début du discours, un exorde clair, exposant avec suffisamment de précision les parties, leur ordre et leur nombre pour que l’auditeur les garde en mémoire pendant le déroulement du discours sans être troublé par leur enchaînement :

‘… si neque prudentiam eius impedias confusione partium nec memoriam multitudine 365

Cette annonce de plan définit un programme que l’orateur s’engage ainsi à suivre, en se fiant à la memoria de l’auditeur pour en attester l’accomplissement. Par cette promesse l’orateur accepte de livrer l’appréciation de son discours à un jugement critique (la mise à l’épreuve par la prudentia, faculté de décision, sagacité, citée ici) et à une sanction rétroactive de l’auditoire, par le truchement de la memoria ; l’abandon à la memoria de l’auditeur dès l’exorde doit susciter sa confiance, dans l’établissement d’une relation sincère, puisque cet auditeur se trouvera satisfait d’obtenir ce qu’on lui a annoncé. Inversement, oublier ce plan ou ce programme reviendrait à trahir la confiance de l’auditeur, par le biais de sa memoria, faculté critique qui prendrait alors l’orateur en défaut — de mémoire, précisément.

Comme en écho, Cicéron invite un peu plus loin à réveiller la mémoire du public dans la péroraison, surtout après un discours trop long qui pourrait la mettre à mal :

‘Huius tempora duo sunt, si aut memoriae diffidas eorum apud quod agas uel interuallo temporis uel longitudine orationis… 366

Il s’agit ainsi, après avoir averti l’auditeur dans l’exorde, de lui faire prendre conscience par l’appel à la mémoire que le contrat oratoire a bien été rempli par l’orateur et qu’il méritait donc sa confiance.

Mais aussitôt, une réserve est émise : l’enumeratio ne doit pas se transformer en exhibition de la mémoire (ostentatio memoriae) par une remémoration excessive et infantile qui confine à l’autosatisfaction puérile (puerilis) ; l’appel à la memoria a pour fonction de capter la sympathie du public, d’établir un accord 367 entre l’orateur et lui, à condition de ne pas le prendre de haut : il est doté d’une memoria et sait s’en servir ; il faut donc s’appuyer sur elle, mais sans tenter de la gouverner. Eviter cet abus, c’est reconnaître une dignité intellectuelle à l’auditoire, c’est faire le pari d’un public intelligent, dans un respect réciproque. Si l’orateur par le jeu sur la memoria mérite la confiance de l’auditoire, ce dernier se trouve donc mis sur un pied d’égalité, et reconnu lui aussi comme digne de confiance. Ces choix théoriques, au-delà de la simple efficacité — ne pas s’aliéner la faveur du public — nous renvoient à l’humanisme de Cicéron, à son désir d’un nivellement par le haut, seul capable d’établir ce rapport de confiance entre orateur et auditeur, émetteur et récepteur, nécessaire non seulement à l’efficacité du discours, mais aussi, rappelons-le, dans une perspective morale et politique, à la concordia chère au philosophe.

Alors que le maître d’Herennius défend un point de vue strictement technique, limité à la seule réussite d’un discours par la manipulation de l’auditoire 368 , Cicéron paraît nourrir de plus hautes ambitions, dépassant le simple cadre rhétorique pour constituer une réunion autour d’une mémoire partagée par l’orateur et des auditeurs, manifestée par leur complicité mémorielle ; car, en demandant et en obtenant la confiance des auditeurs par la proposition puis l’exécution reconnue d’un contrat oratoire, l’orateur installe un accord : ce double mouvement, réciproque, de connivence d’une part, de confiance d’autre part, garantit l’adhésion de principe du public au propos du discours et établit une communion de mémoire des deux parties.

Notes
356.

Rhet. ad C. Her. II, 30 : « Donc l’argumentation la plus complète est celle qui comprend cinq parties : mais elle n’est pas toujours nécessaire. Il y a des cas où l’on doit laisser de côté le résumé, si la cause est assez brève pour qu’elle soit retenue aisément »

357.

Ibid. II, 47 : « La récapitulation rassemble et rappelle les points dont nous avons parlé, et cela brièvement : non pour reproduire le discours, mais pour le remettre en mémoire. Nous reprendrons les points dans l’ordre où nous les avons traités pour que l’auditeur qui les a confiés à sa mémoire soit ramené à ce qu’il a personnellement retenu. »

358.

CIC., inu. I, 98 : « La récapitulation consiste à rassembler dans un même passage des éléments qui ont été éparpillés et dispersés dans tout le discours et à les faire voir d’un seul coup d’œil pour les rappeler à la mémoire. » Cf. CIC., Partit. 59 ; QVINT., I. O. VI, 1, 1 ; l’enumeratio correspond à l’ανάμνησις et l’ ανακεφαλαίωσιςchez Aristote, Rhétorique III, 19 b 13.

359.

Ibid. I, 98 : « tantôt — ce qui est plus difficile — (il faudra) indiquer quelles parties l’on a distinguées dans le division et promis de traiter, puis rappeler les raisons dont on a étayé chacune de ces parties, de cette manière : “Ce point, nous l’avons expliqué, celui-ci, nous l’avons rendu clair“. »

360.

Ibid. I, 98 : « tantôt (il faudra) demander aux auditeurs ce qu’ils peuvent légitimement vouloir qu’on leur démontre : ainsi l’auditeur aura la mémoire rafraîchie et du même coup il estimera qu’il n’a plus rien qu’il puisse légitimement réclamer. »

361.

Ce que confirment les propositions subordonnées interrogatives indirectes introduites par de quibus et quibus rationibus.

362.

CIC., inu. I, 99 : « Ainsi, grâce à cette comparaison rapide, la confirmation et la réfutation reviendront à la mémoire de l’auditeur. »

363.

Ibid. I, 100 : « En outre, voici le précepte général que l’on donne pour la récapitulation : puisqu’on ne peut reprendre l’argumentation dans sa totalité, il faut y choisir ce qui a le plus de poids et passer sur chaque point le plus rapidement possible de façon à montrer qu’on veut rafraîchir la mémoire et non répéter le discours. » Cf. QVINT., Declamationes minores, 338, 2 (enumeratio, qua memoria iudicis renouetur).

364.

Cf. la récapitulation des emplois de l’expression infra p. 365 n. 1168.

365.

CIC., Partit. 29 : « … s’il (l’orateur) ne trouble pas l’intelligence de l’auditeur par la confusion des parties, ni sa mémoire par leur nombre. »

366.

Ibid. 59 : « Il (le résumé) trouve sa place dans deux cas, lorsqu’on se méfie de la mémoire de ceux devant qui l’on plaide, en raison du temps écoulé ou de la longueur du discours… »

367.

Sur l’accord nécessaire entre l’orateur et son auditoire, cf. C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 5e éd., 2000, le chapitre intitulé « L’auditoire comme construction de l’orateur », p. 25-30 ; le chapitre consacré à l’accord, p. 87-153.

368.

Il suffit d’observer les conseils techniques, qui, dépassant la simple enumeratio, s’attachent à l’ensemble de la dispositio, que l’auteurconseille de parsemer d’indices destinés à réveiller la mémoire de l’auditeur. L’orateur doit jouer avec celle-ci, par exemple en plaçant ses arguments les plus forts au début de sa thèse — la confirmation, après la narration — et à la fin de sa réfutation. En effet, après la narration, l’auditeur attend une confirmation immédiate de la cause défendue ; par ailleurs, toujours selon le maître de rhétorique, on retient surtout les dernières paroles prononcées, il faut donc finir par une preuve solide, pour marquer la mémoire de l’auditeur (Rhet. ad C. Her. III, 18) :  

et quoniam superrime dictum facile memoriae mandatur, utile est, cum dicere desinamus, recentem aliquam relinquere in animis auditorum bene firmam argumentationem. 

“D’autre part puisque l’on retient surtout les dernières paroles prononcées, il est utile de laisser, le discours fini, une preuve solide, toute fraîche, dans l’esprit des auditeurs.”

Comme nous l’avons vu au sujet de la mémoire artificielle, l’auteur raisonne toujours en terme d’efficacité technique, d’utilitas — orientation affichée ici avec le terme utile. Une comparaison militaire vient souligner l’importance de la dispositio dans la stratégie d’efficacité qui donnera la victoire à l’orateur sur l’auditeur (Rhet. ad C. Her. III, 18) :

Haec dispositio locorum, tamquam instructio militum, facillime in dicendo, sicut illa in pugnando, parere poterit uictoriam.

“Cette disposition des lieux, de même que l’ordre de bataille donne le succès au combat, permettra aisément la victoire.”