2. La memoria, un principe d’adhésion

a. A l’œuvre dans les dialogues rhétoriques

Ces positions théoriques se trouvent confirmées par les dialogues rhétoriques. En effet, ils sont la première occasion de voir à l’œuvre cet échange complice entre l’orateur et l’auditeur, puisque les discours conservés nous offrent un point de vue partiel, celui du premier, sans la réaction du second. Or, les dialogues mettent en scène cet échange entre l’émetteur et le récepteur à travers leurs différents interlocuteurs, donnant à voir cette communion de mémoire, d’autant plus que leurs débats portent invariablement sur des sujets rhétoriques dans lesquels la memoria se trouve donc nécessairement impliquée.

L’appel à la memoria dans le dialogue est identique à celui que formule l’enumeratio : il s’agit d’impliquer l’interlocuteur dans la validation du propos par l’invocation de sa propre mémoire, qui prouve ainsi l’authenticité des faits rapportés par l’orateur. Ce dernier prétend ainsi partager ses souvenirs avec l’auditeur, dont il prend la mémoire à témoin, à l’aide de termes soulignant le degré de certitude des faits énoncés. L’expression memoria teneo, abondamment employée 369 , traduit la volonté de l’orateur de partager ses souvenirs avec l’auditeur. Ainsi, dans le De oratore, alors que l’un des interlocuteurs, Scaevola, combat la nécessité de polyvalence, de culture générale, chez l’orateur, chère à Crassus, il explique que ni les lois, ni les traditions, ni les rites ne sont l’invention des orateurs 370 , et que nombre d’orateurs célèbres étaient incultes du point de vue juridique, comme Galba, dont il garde l’exemple en mémoire :

‘Equidem et Ser. Galbam memoria teneo, diuinum hominem in dicendo, et M. Aemilium Porcinam et C. ipsum Carbonem… ignarum legum… 371

La formule de certitude memoria teneo garantit la réalité de l’exemplum, en accentuant son caractère exemplaire. La memoria présente ainsi des modèles, à suivre ou non, qu’elle authentifie de tout son poids historique, avec une prétendue objectivité — celle de la mémoire partagée ; énoncer teneo memoria, c’est accepter de se confronter à la memoria de l’auditeur, susceptible de confirmer ou non, et plus largement à la mémoire collective. Bref, la formule donne à l’auditeur l’occasion d’adhérer au propos : l’usage de la memoria doit renforcer la force de conviction de l’orateur. Face à l’incrédulité de Scaevola, Crassus réagit en faisant appel lui aussi à la mémoire de celui-ci : si Scaevola a le souvenir d’orateurs ignorants au point de considérer que l’orateur défini par Crassus ne peut pas exister, il doit également, s’il est honnête, se rappeler que Crassus, incitant l’orateur à élargir sa culture générale, définissait ainsi un orateur idéal, et non réel :

‘Hic Crassus : Memento, inquit, me non de mea, sed de oratoris facultate dixisse. 372

Dans ce contexte, même une expression aussi banale que memento nous semble participer à ce jeu sur la memoria, Crassus retournant l’arme mémorielle de Scaevola contre lui.

Cette situation est récurrente chez Cicéron, sous cette forme, ou en des termes équivalents. Ainsi, dans le De oratore, l’orateur César, proclamé spécialiste des plaisanteries, vante un discours de Crassus, dont il rappelle les traits :

‘faceta autem et urbana innumerabilia uel ex una contione meministis. 373

De même, plus loin, alors qu’il félicite Antoine de ne jamais nuire à son client, César rappelle à ce propos une conversation au cours de laquelle il le louait de cette habitude devant Crassus :

‘Idque memoria teneo, quom mihi sermo cum hoc ipso Crasso multis audientibus esset de te institutus… 374

Il prolonge l’anecdote en rappelant la réponse de Crassus, à qui il paraissait naturel que l’avocat ne portât pas préjudice à son client :

‘Tum illum mihi respondere memini. 375

Dans le Brutus, qui vise à faire connaître l’histoire des orateurs à Rome, Cicéron s’appuie à plusieurs reprises sur ce type de formule. Ainsi, il est dit de Démétrius de Phalère qu’il a laissé le souvenir d’une éloquence gracieuse — ce qui représente une dégradation par rapport à celle, plus énergique, de ses prédécesseurs, comme Périclès — :

‘tantum ut memoriam concinnitatis suae, non, quemadmodum de Pericle scripsit Eupolis, cum delectatione aculeos etiam relinqueret in animis eorum a quibus esset auditus. 376

Il rappelle une série d’anecdotes : celle que lui a racontée Publius Rutilius Rufus au sujet de Servius Galba, à Smyrne :

‘Memoria teneo Smyrnae me ex P. Rutilio Rufo audiuisse, cum diceret adulescentulo se accidisse, ut ex senatusconsulto P. Scipio et D. Brutus, ut opinor, consules de re atroci magnaque quaererent, 377

celle de Titus Tinca, de Plaisance, que l’accent provincial desservait dans sa joute avec le Romain Quintus Granius :

‘Ego memini T. Tincam Placentinum, hominem facetissimum, cum familiari nostro Q. Granio praecone dicacitate certare, 378

ou encore celle de l’orateur Calidius, qui plaidait sans manifester la moindre émotion, à tel point que Cicéron se rappelle l’avoir entendu tenir un discours auquel il ne croyait pas lui-même, lors d’un procès qui les opposait :

‘Quin etiam memini, cum in accusatione sua Q. Gallio crimini dedisset sibi eum uenenum parauisse… 379

Cicéron eut alors beau jeu de montrer que l’on ne pouvait croire quelqu’un qui ne semblait pas être davantage impliqué dans une accusation contre un homme, Quintus Gallius qui, prétendait-il, avait tenté de l’assassiner.

Ces anecdotes, sans lien entre elles, se révèlent pour ce qu’elles sont grâce à l’implication de la memoria : des exempla. En partageant ses souvenirs avec les auditeurs, l’orateur les prend à témoins de la véracité de ses propos, car la memoria a un pouvoir d’authentification, dans le cadre oratoire tout autant que dans le cadre historique ; teneo memoria, memini, apparaissent bien comme des formules destinées à lever toute incertitude et à emporter l’adhésion de l’auditeur par la simple garantie offerte par la memoria.

Le préambule du livre II du De oratore révèle l’intention de lutter contre l’oubli et d’authentifier la réalité des connaissances de Crassus et d’Antoine ; en dédiant son livre à son frère Quintus, Marcus plonge dans leurs souvenirs d’enfance, grâce à l’expression conditionnelle si memoria tenes. Il compte en effet sur la mémoire de celui-ci pour attester le dénigrement dont les deux orateurs étaient l’objet quand les deux frères étaient jeunes ; l’opinion niait à la fois leur éducation et leur culture :

‘Magna nobis pueris, Quinte frater, si memoria tenes, opinio fuit L. Crassum non plus attigisse doctrinae quam quantum prima illa puerili institutione potuisset, M. autem Antonium omnino omnis eruditionis expertem atque ignarum fuisse 380

La mémoire du dédicataire lui sert de prétexte pour évoquer le souvenir d’une opinion commune qu’il compte combattre en rétablissant la vérité et en tirant de l’oubli, puis en pérennisant le souvenir d’un Crassus et d’un Antoine cultivés:

‘uel mehercule etiam ut laudem eorum iam prope senescentem, quantum ego possem, ab obliuione hominum atque a silentio uindicarem. 381

Il importe de ranimer le souvenir de ces hommes tant qu’il est encore vivant pour leur donner accès à l’éternité dans la mémoire des hommes, d’autant plus que leurs textes écrits sont rares, voire inexistants :

‘sed cum alter non multum, quod quidem exstaret, et id ipsum adulescens, alter nihil admodum scripti reliquisset, deberi hoc a me tantis hominum ingeniis putaui, ut, quom etiam nunc uiuam illorum memoriam teneremus, hanc immortalem redderem, si possem. 382

On observe bien ici le passage d’un souvenir vivace (uiuam), à un souvenir éternel (immortalem), but assigné à l’ouvrage de Cicéron grâce à une sorte de personnification de la memoria : ces deux adjectifs désignant habituellement des êtres animés marquent le passage d’un état mortel à l’immortalité.

Après s’être appuyé sur ses souvenirs d’enfance, puis sur la mémoire que la collectivité a conservée des deux hommes, Cicéron se tourne vers ses lecteurs, et confronte sa mémoire à la leur, plus largement à celle des vivants :

‘Quod hoc etiam spe adgredior maiore ad probandum, quia non de Ser . Galbae aut C. Carbonis eloquentia scribo aliquid, in quo liceat mihi fingere, si quid uelim, nullius memoria iam me refellente 383

En effet, aucun témoin vivant de l’activité d’un Galba ou d’un Carbon, orateurs plus anciens 384 , ne serait susceptible de contredire le récit de Cicéron à leur sujet. En revanche, il subsiste parmi ses lecteurs des observateurs qui ont un souvenir direct de Crassus et Antoine :

‘sed edo haec eis cognoscenda qui eos ipsos de quibus loquor saepe audierunt, ut duos summos uiros eis qui neutrum illorum uiderint, eorum quibus ambo illi oratores cogniti sint uiuorum et praesentium memoria teste, commendemus. 385

Partager ses souvenirs était une première affirmation de la réalité d’un fait, mais faire appel à la memoria de l’auditeur/lecteur, c’est accepter le jugement de celle-ci et s’exposer à la contradiction ; cette acceptation doit faire naître un préjugé favorable à l’égard du locuteur, dont la bonne foi est ainsi présumée et entraîner l’adhésion de l’auditeur/lecteur 386 .

Inversement, la mémoire de l’auditeur peut se retourner contre l’orateur qui se contredit. Dans l’affaire de Cluentius, ses adversaires reprochent à Cicéron ses contradictions ; en effet, il défendit un certain Scamander, attaqué par Cluentius, avant de défendre ce dernier. L’avocat se justifie par l’exemple de Lucius Crassus qui, vilipendé par l’accusateur Brutus parce qu’il s’était contredit d’une plaidoirie écrite à une autre, retourna l’argument contre ledit Brutus par la lecture de trois textes écrits par le père de ce dernier. Car pour Cicéron comme pour Crassus, l’avocat peut se contredire d’un discours à un autre ; l’opinion de l’avocat ne dépend pas de lui, mais de la cause qu’il plaide : c’est une opinion de circonstance qui relaie l’avis de l’accusé. Il revendique ce droit comme légitime pour l’avocat, qui ne s’occupe pas du vrai, mais du vraisemblable. Son implication personnelle se trouve ainsi nuancée 387 .

A l’opposé de Crassus, Cicéron blâme l’orateur Antoine — le grand-père du triumvir — de ne jamais avoir laissé de trace écrite de ses discours pour éviter qu’on ne le prît en flagrant délit de contradiction d’une cause à une autre. M. Ledentu y voit l’attachement au pouvoir de l’oralité 388 . Antoine se trompe aux yeux de Cicéron en croyant que la simple mémoire collective sera incapable d’attester ces contradictions sans même qu’il y ait document écrit :

‘proinde quasi, si quid a nobis dictum aut actum sit, id nisi litteris mandauerimus, hominum memoria non comprehendatur. 389

C’est en effet un déni de mémoire de la part d’Antoine. Cicéron réaffirme donc avec force, par contraste, sa confiance dans le pouvoir de perpétuation de la mémoire qui semble ne pouvoir être trompée, en assumant avec assurance ses propres contradictions, parce qu’elles ne peuvent échapper à une faculté de mémoire infalsifiable. L’aveu serein, voire la revendication des contradictions inhérentes à la condition d’avocat, répond à cette confiance inébranlable dans la mémoire, l’attitude d’Antoine apparaissant comme le contre-exemple d’une tentative confondante de naïveté, vouée à l’échec par le pouvoir de la memoria.

Le dialogue cicéronien nous donne précisément à voir, par la mise en scène des protagonistes, la confrontation des deux mémoires ; c’est la seule occasion d’observer celle du destinataire en action, généraalement absente du compte rendu des discours de Cicéron. A plusieurs reprises, Antoine s’appuie en effet sur les souvenirs énoncés par ses interlocuteurs pour justifier son propos. Ainsi, il se sert du rappel de Critolaos par Catulus pour évoquer l’ambassade athénienne des trois philosophes Diogène, Critolaos, Carnéade à Rome, en 155 :

‘Critolaum istum, quem simul cum Diogene uenisse commemoras, puto plus huic nostro studio prodesse potuisse. 390

De même, plus loin 391 , il évoque la plaidoirie qu’il a prononcée en faveur de Caius Norbanus, son ancien questeur accusé de sédition 392 , qu’il défendit en justifiant la sédition dans certains cas critiques — par exemple, contre les tyrans ; il s’appuie sur les souvenirs de Crassus qui a rappelé son action :

‘Tum illa, quae modo Crassus commemorabat, egi 393

Une fois de plus, la mémoire d’un autre permet de donner un supplément de réalité aux propos de l’orateur.

C’est alors que Cicéron donne un corps, une présence à cette memoria du destinataire dont nous sommes privés dans les discours : Sulpicius, adversaire d’Antoine durant ce procès, son interlocuteur dans le dialogue cicéronien, répond et atteste le souvenir évoqué par Antoine par sa propre mémoire :

‘Hic Sulpicius : Vere hercle, inquit, Antoni, ista commemoras. Nam ego nihil umquam uidi quod tam e manibus elaberetur, quam mihi tum est elapsa illa ipsa causa. 394

Un pont s’établit entre la memoria du sujet parlant et celle de son interlocuteur, entre l’émetteur et le récepteur, et accorde tout son crédit au fait relaté : Sulpicius donne la caution de sa propre mémoire pour confirmer les souvenirs d’Antoine, eux-mêmes étayés par le rappel de Crassus — le même verbe commemoro à la deuxième personne est employé pour lier les interlocuteurs dans une relation de confiance. Il explicite cette confirmation en reconnaissant son échec, en tant qu’accusateur, après la plaidoirie si brillante qu’Antoine vient de détailler. Comme dans l’histoire, la memoria offre une garantie de véracité et emporte la conviction de l’auditeur. Pour le faire admettre, Sulpicius prolonge sa concession à Antoine un peu plus loin, à l’aide du même verbe commemoro, pour déclarer que le long exposé de son adversaire est la meilleure leçon de rhétorique qu’il puisse recevoir et qu’il n’est nul besoin d’un enseignement plus théorique (nulla praecepta) :

‘Quae quom abs te modo commemorarentur, equidem nulla praecepta desiderabam  395

Ce dialogue de mémoire à mémoire suscite donc un accord, une communion autour de souvenirs dont la réalité est ainsi reconnue de tous.

L’appel à la memoria de l’auditeur semble donc entériner automatiquement son accord. Il n’est cependant pas sans risque pour l’orateur qui le lance et qui peut le voir retourné contre lui. En effet, interpeller la mémoire de l’interlocuteur reste périlleux, car c’est prêter le flanc au reproche d’avoir soi-même oublié — volontairement ou non — un aspect embarrassant pour la logique du discours. Ainsi, après le long développement du De oratore consacré par Antoine à la mémoire artificielle 396 , Sulpicius reproche à Crassus de refuser de prendre la parole, alors qu’il s’est engagé à parler des deux divisions suivantes de la rhétorique, l’elocutio et l’actio — après qu’Antoine eut évoqué les trois autres. Il le lui rappelle avec humour, accusant la faiblesse de la mémoire, en fait la mauvaise foi de celui qui se fait prier :

‘Tum Sulpicius : An ergo, inquit, oblitus es, Crasse, Antonium ita partitum esse tecum, ut ipse instrumentum oratoris exponeret, tibi eius distinctionem atque ornatum relinqueret ? 397

Cette dérobade est ressentie comme une trahison à l’égard d’un auditeur auquel on demande de s’engager, précisément par la memoria, garantie d’attention et de sérieux, et qui a précisément retenu la répartition des rôles proposée par Antoine plus haut, quand il se chargeait de présenter l’inuentio, la dispositio et la memoria 398 . S’il s’agit ici d’une transition plaisante visant à donner de la vie au dialogue et à assurer le passage au livre III, on note tout de même que la remarque vise à responsabiliser l’orateur qui ne peut manipuler la memoria de l’auditeur sans s’exposer lui-même au jugement de celle-ci, qui accrédite le passé, en l’occurrence l’engagement des deux maîtres, Antoine et Crassus, à traiter l’ensemble de leur domaine, la rhétorique, de façon exhaustive.

C’est un trait récurrent chez le Crassus cicéronien, puisque déjà, il se reprochait d’avoir théorisé la veille et refusait de parler davantage de l’éloquence ; il accusait sa mémoire, prétextant avec coquetterie — né en 140 avant J.-C., il n’avait pas cinquante ans ! — qu’il avait oublié son grand âge :

‘… dum obsequor adulescentibus, me senem esse sum oblitus fecique id quod ne adulescens quidem feceram, ut eis de rebus quae doctrina aliqua continerentur disputarem. 399

A son tour, Catulus, impatient de l’entendre parler, s’appuie sur la memoria pour contraindre Crassus à disserter sur l’éloquence ; il invoque le souvenir des Grecs disputant dans leurs gymnases pour inciter Crassus à parler, par une analogie avec leur situation, sous un portique, dans une palestre de sa villa :

‘… num tandem aut locus hic non idoneus uidetur, in quo porticus haec ipsa, ubi nunc ambulamus, et palaestra et tot locis sessiones gymnasiorum et Graecorum disputationum memoriam quodam modo commouent ? 400

L’oubli feint de Crassus apparaît donc comme un motif de transition, à l’articulation des trois livres de l’ouvrage, au début et à la fin du livre II. Cet oubli est toujours contesté par la mémoire d’un interlocuteur, qu’il s’agisse de Catulus ou de Sulpicius, qui rappelle Crassus à l’ordre, et atteste ainsi le pouvoir de sanction de la memoria : authentificatrice, elle doit être respectée, car elle engage la responsabilité de l’orateur. La transgresser, c’est nier toute valeur aux engagements, voire aux serments. Elle assure le contrat oratoire passé entre l’orateur et l’auditeur.

C’est ainsi que Cicéron ouvre ses Topica sur un contrat de mémoire. En effet, la dédicace au jurisconsulte C. Trebatius, lieutenant de César, stipule que Cicéron a rempli sa part du contrat en composant cet ouvrage que lui réclame son ami. Celui-ci, rebuté par la lecture des Topiques d’Aristote, ouvrage qu’il a découvert dans la bibliothèque de Cicéron, a besoin d’explications. Mais Cicéron attend en échange que Trebatius n’oublie pas son engagement envers lui, le livre devant servir de memento et réveiller le souvenir de sa promesse. Cicéron se révèle capable de composer ses Topiques de mémoire — ce que conteste P. Moraux 401 — en juillet 44, alors qu’embarqué à Véies, privé de ses livres, il se dirige vers Rhegium, d’où il expédiera l’ouvrage à Trebatius :

‘Itaque haec, cum mecum libros non haberem, memoria repetita, in ipsa nauigatione conscripsi, tibique ex itinere misi, ut mea diligentia mandatorum tuorum, te quoque, etsi admonitore non eges, ad memoriam nostrarum rerum excitarem. 402

Il y a bien ici un échange de mémoire. Il est significatif que la réciprocité du service passe par un même effort de mémoire, la reconnaissance de Trebatius exprimée par memoria nostrarum rerum devant prolonger l’effort de mémoire de Cicéron (memoria repetita)  ; Cicéron a accompli un travail de mémoire, Trebatius doit maintenant faire le sien — c’est-à-dire ne pas oublier sa promesse et lui rendre le service prévu. La memoria de l’orateur Cicéron agit donc comme un moyen de pression sur celle de l’auditeur Trebatius pour raviver le souvenir d’un engagement passé.

Avec ces deux derniers exemples se révèle la possibilité d’une trahison morale du contrat passé de mémoire à mémoire. Cicéron la décrit de façon également technique dans la définition des relations de confiance qui doivent unir l’orateur et l’auditeur durant le discours, qui ont déjà été évoquées au sujet de l’enumeratio finale. L’enumeratio, nous l’avons dit, doit reprendre les principaux arguments du discours de façon à confirmer à l’auditeur que les engagements pris par l’orateur ont été tenus, qu’il a rempli le programme prévu, sans ostentation ni, à l’inverse, tromperie. Cette règle de l’enumeratio peut être généralisée à l’ensemble des moyens techniques mis en œuvre dans le discours.

Ainsi, lorsque Cicéron analyse la malhonnêteté de certains discours dont la conclusion est tronquée :

‘Saepe autem oblitum putant quid concesseris, et idcirco id quod non conficitur, quasi conficiatur, in conclusionem infertur… 403

En effet, le sophiste désigné ici pervertit ses conclusions en misant sur l’oubli progressif par l’auditeur des concessions qu’on lui a accordées auparavant dans le discours. Evidemment, la prise de conscience de cette duperie fait perdre tout son crédit à l’orateur — Cicéron le mettra de nouveau en garde à quarante années de distance dans les Partitiones, l’invitant à ne pas exhiber dans l’enumeratio sa memoria, en prenant de haut celle de l’auditeur, pour éviter d’être pris en contradiction par ce dernier 404  : l’appel à la memoria de l’auditeur engage la responsabilité de l’orateur, qui y gagne un crédit considérable ; en revanche, il court le risque d’être pris en flagrant délit de mensonge : sa parole peut alors perdre toute autorité du fait de la memoria de ses auditeurs, en suscitant une méfiance justifiée par la rupture du contrat de mémoire.

Notes
369.

Dans les dialogues rhétoriques (De or. I, 39 ; 40 ; II, 1 ; 296 ; Brut. 85) et philosophiques (rep. I, 21 ; Cato 12), mais aussi dans les discours (Verr. II, I, 29 ; II, III, 105 ; II, IV, 77 ; II, V, 41 ; Man. 19 ; Cluent. 30 ; 32 ; leg. agr. II, 42 ; Catil. III, 19 ; Mil. 101 ; 104 ; Lig. 35 ; Phil. VIII, 31 ; XIV, 3 ; 19) et la Correspondance surtout (fam. IV, 3, 3 ; 7, 2 ; 13, 7 ; V, 6, 1 ; 8, 3 ; VII, 1, 6 ; 3, 1 ; X, 7, 2 ; 11, 1 ; XIII, 6, 1 ; 7, 4 ; epist. ad Octau. XXII).

370.

CIC., De or. I, 39.

371.

Ibid. I, 40 : « J’ai dans la mémoire, en ce moment, Servius Galba, orateur extraordinaire, et Marcus Aemilius Porcina, et Caius Carbo lui-même … or, tous trois ignoraient les lois … »

372.

Ibid. I, 78 : « Souviens-toi, reprit Crassus, qu’il est question, non de moi, mais de l’orateur idéal. »

373.

Ibid. II, 227 : « Quant aux traits d’ingénieuse et délicate plaisanterie, vous vous rappelez comme ils étaient abondants, à ne prendre qu’une seule harangue…»

374.

Ibid. II, 296 : «Je me rappelle qu’un jour où je parlais de toi dans un cercle nombreux avec notre ami Crassus…»

375.

Ibid. II, 297 : «Je me rappelle aussi la réponse de Crassus»

376.

CIC., Brut. 38 : «C’était juste assez pour laisser dans les âmes des auditeurs le souvenir de sa grâce charmante, mais non pour y laisser, comme Eupolis l’a dit de Périclès, avec le sentiment du plaisir, des pointes d’aiguillon dans l’esprit des auditeurs. »

377.

Ibid. 85 : « Je me souviens d’avoir, étant à Smyrne, entendu Publius Rutilius Rufus raconter l’histoire suivante : alors qu’il était dans sa première jeunesse, un sénatus-consulte avait chargé les deux consuls (c’étaient, je crois, Publius Scipio et Decimus Brutus) d’informer sur une affaire criminelle particulièrement grave. »

378.

Ibid. 172 : « Je me souviens d’avoir vu Titus Tinca, de Plaisance, homme très spirituel, faire avec notre ami le crieur Quintus Granius un assaut de verve. »

379.

Ibid. 277 : « J’ai même à ce propos un souvenir personnel. Calidius avait parlé contre Quintus Gallius, qu’il accusait d’avoir voulu l’empoisonner… »

380.

CIC., De or. II, 1 : « Ce fut dans notre enfance (si tu t’en souviens, mon cher Quintus,) une opinion accréditée que Lucius Crassus, en fait d’instruction, n’avait point dépassé celle de son jeune âge, l’instruction primaire, et que Marc Antoine, lui, n’avait absolument de connaissances d’aucune sorte. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928)

381.

Ibid. II, 7 : « Et je voulais enfin, oui, je voulais, dans toute la mesure de mes forces, raviver leur gloire qui s’efface déjà, la tirer du silence et la sauver de l’oubli. »

382.

Ibid. II, 8 : « Mais puisque l’un n’a guère écrit, du moins de pages qui soient venues jusqu’à nous (ces pages mêmes datent de sa jeunesse) et que l’autre n’a absolument rien laissé, j’ai pensé que je devais à de si beaux génies, tandis que leur mémoire se maintenait encore vivante parmi nous, de m’efforcer à la rendre immortelle. »

383.

Ibid. II, 9 : « J’aborde ma tâche avec d’autant plus de confiance qu’il ne s’agit point de l’éloquence d’un Servius Galba, d’un Caius Carbo, au sujet desquels je pourrais inventer n’importe quoi, sans être démenti par la mémoire de personne» (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928).

384.

Galba est contemporain de Scipion Emilien, Carbon de Tiberius Gracchus ; cf. CIC., De or., éd. E. Courbaud, Paris, CUF, 1928, p. 11, n. 2.

385.

CIC., De or. II, 9 : « je livre mes remarques à la connaissance de lecteurs qui ont souvent entendu ceux-là mêmes dont je parle, pour recommander deux hommes éminents à ceux qui n’ont vu ni l’un ni l’autre, en recourant comme témoin à la mémoire de ceux qui, vivants et présents, les ont connus tous les deux. »

386.

Ce mécanisme est clairement défini par l’auteur de la Rhétorique à Herennius ; il évoque la question du portrait dans un discours, dont la précision doit permettre l’identification de la personne. Donnant un exemple, il fait appel à la memoria des juges, comme outil de reconnaissance du réel, seul moyen de valider le portrait, donc de donner du crédit à la parole de l’orateur, à travers la relation établie de la mémoire de celui-ci à celle de l’auditeur. Se reposer sur la mémoire de ce dernier, c’est déclencher un processus de mise en confiance essentiel pour l’orateur (Rhet. ad C. Her. IV, 63) :

Hunc, iudices, dico, rubrum, breuem, incuruom, canum, subcrispum, caesium, cui sane magna est in mento cicatrix, si quo modo potest uobis in memoriam redire. 

« Je parle, juges, de cet homme rougeaud, petit, voûté, aux cheveux blancs et un peu crépus, aux yeux verts, avec une grande cicatrice au menton — si vous pouvez vous souvenir tant soit peu de lui. »

387.

CIC., Cluent. 139-140.

388.

Cf. CIC., Brut. 139 : Antoine ne laisse jamais de discours écrits, pour éviter la contradiction. Cf. M. Ledentu, « L’orateur, la parole et le texte », Orateur, auditeurs, lecteurs…, 57-73, p. 61 : « …l’orateur Antoine, pourtant auteur d’un des premiers manuels de rhétorique latine, n’a pas voulu laisser de versions écrites de ses discours. En effet, l’argument avancé par Valère Maxime (VII, 3, 5) : “il n’avait écrit aucun de ses plaidoyers afin que, si quelque moyen de défense employé dans une affaire antérieure était de nature à nuire à quelqu’un qu’il aurait à défendre par la suite, il pût toujours le désavouer”, fait état d’une prudence extrême semblant appliquer à la lettre l’adage “les paroles s’envolent, les écrits restent”, mais nous semble marquer une raison plus profonde, liée à la nature même de l’éloquence d’Antoine : l’actio y était constitutive du pouvoir de persuasion de sa parole. »

389.

CIC., Cluent. 140 : « comme si la mémoire des gens ne retenait pas nos paroles et nos actes, quand nous ne les avons pas confiés à l’écriture. »

390.

CIC., De or. II, 160 : « Ce Critolaos qui avait, comme tu le rappelles, accompagné Diogène, pouvait être, je crois, d’un plus grand secours à nos études. »

391.

Ibid. II, 197 sq.

392.

Sulpicius l’accusa de maiestate en 94. « Tribun de la plèbe en 105, C. Norbanus fut l’auteur d’une proposition de loi retirant son commandement militaire au proconsul Q. Servilius Caepio, tenu pour responsable du désastre militaire d’Arausio (en 106, face aux Cimbres). Pour imposer le vote de sa loi, le tribun s’opposa par la force à l’intercession de deux collègues, ce qui lui vaut, dix ans plus tard, un procès devant une quaestio instituée en application de la lex Appuleia de maiestate de 103. » (C. Loutsch, L'exorde dans les discours de Cicéron, Bruxelles, Latomus, 1994 (Collection Latomus 224), p. 101).

393.

CIC., De or. II, 199 : « Je plaidai, comme Crassus le rappelait tout à l’heure… »

394.

Ibid. II, 202 : « Ma foi, dit Sulpicius, ce que tu rappelles là est absolument exact. Jamais je n’ai rien vu s’échapper des mains de quelqu’un, comme cette cause alors s’échappa des miennes. »

395.

Ibid. II, 204 : « Lorsque tout à l’heure je t’entendais retracer ce débat, je n’avais pour ma part nul besoin des préceptes. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928).

396.

Ibid. II, 350-360.

397.

Ibid. II, 366 : « As-tu donc oublié, Crassus, dit alors Sulpicius, que dans la répartition que vous avez faite de l’éloquence, Antoine a pris pour lui le fond, les matériaux, et t’a laissé tout ce qui concerne les ornements et la parure ? »

398.

Ibid. II, 123. C’est du reste Crassus lui-même qui avait noté plus haut la nécessité de prendre garde à la memoria de l’auditeur, qui ne pardonne aucune faute : parce qu’elle est une vertu rigoureuse et reconnue, elle peut donner tout son crédit à un orateur, ou le lui ôter. Crassus s’appuie sur une analogie avec le comédien, dont le moindre défaut marque les esprits au point de rester comme une trace indélébile dans la mémoire des auditeurs (De or. I, 129) — du fait de la nature même de de ce métier de communication, inévitablement exhibitionniste, auquel peut être associé l’art de l’orateur — :

Nihil est enim tam insigne nec tam ad diuturnitatem memoriae stabile quam id in quo aliquid offenderis. 

« Il n’y a rien en effet qui frappe davantage, rien dont le souvenir soit plus tenace qu’une chose qui vous a choqué. »

399.

Ibid. II, 15 : « En voulant plaire à ces jeunes gens, j’ai oublié que j’étais vieux, et j’ai fait ce que, même dans ma jeunesse, je n’avais point osé : je me suis mis à disserter sur la théorie d’un art. »

400.

Ibid. II, 20 : « Mais l’endroit où nous sommes te semble-t-il donc mal choisi ? ce portique où nous nous promenons, cette palestre, ces sièges ménagés en tant de places, rappellent à la mémoire les gymnases des Grecs et leurs disputes savantes. »

401.

P. Moraux, « Cicéron et les ouvrages scolaires d’Aristote », Ciceroniana N. S. 1975, 81-96, relativise cette prétention (p. 89) : « Alors Cicéron, pendant une traversée de Véies à Rhégium, et bien qu’étant dépourvu de livres, aurait rédigé de mémoire l’exposé des Topiques que désirait Trebatius, ces Topica que nous lisons encore aujourd’hui. Mais ce récit ne peut être pris au pied de la lettre. Comme l’a bien montré O. Immisch, le motif du long dialogue rapporté de mémoire ou de l’exposé compliqué reproduit sans notes n’est qu’une fiction littéraire dont les Anciens ont usé plus d’une fois. Du reste, la lecture des Topiques de Cicéron montre à l’évidence… que l’exposé ne peut avoir été rédigé sans que l’auteur ait disposé d’un modèle écrit ou, du moins, d’un aide-mémoire… »

402.

CIC., Top. 5 : « Ce travail, comme je n’avais pas de livres avec moi, je l’ai donc rédigé de mémoire pendant la traversée, et je te l’envoie avant d’avoir achevé mon voyage, pour que mon zèle à faire ce que tu m’avais demandé te pousse, de ton côté, encore qu’on n’ait pas besoin de t’y faire penser, à ne pas oublier ce qui me concerne. »

403.

CIC., inu. I, 89 : « Souvent, d’autre part, les adversaires pensent que l’on a oublié ce que l’on a accordé et c’est pour cette raison qu’ils introduisent en conclusion une chose qui ne se déduit pas, comme si elle se déduisait réellement… »

404.

Cf. CIC., Partit. 60.