b. A l’œuvre dans les discours

Dans les discours, l’emploi du mot memoria répond à un principe énoncé dans les ouvrages rhétoriques : il doit instaurer la confiance entre les auditeurs et l’orateur par l’évocation d’un souvenir commun, qui les unit dans un jugement partagé. L’appel à la mémoire de l’un et des autres établit un contrat entre les deux parties : proposer au public ou aux juges un souvenir identifiable à coup sûr revient à confirmer la fiabilité de l’orateur, son goût de la vérité ; en effet, la memoria possède un pouvoir authentificateur qui garantit la sincérité 405 . Nous désignons par l’expression “pouvoir authentificateur” la capacité de la memoria à attester la réalité d’un fait, capacité sur laquelle nous reviendrons fréquemment. S’adresser à la mémoire des hommes, c’est mettre son autorité dans la balance, se soumettre à leur jugement critique pour obtenir en échange leur confiance ; c’est en fin de compte, s’offrir à une remise en cause de la véracité d’un discours, donc jurer de dire la vérité. Une fois la confiance obtenue, un accord d’autant plus fort se trouve instauré avec l’auditoire, avec le sentiment d’appartenir à une même collectivité 406 . Cicéron veut s’appuyer sur la communauté de vue ainsi suscitée pour souder la collectivité autour de lui d’une part, et d’autre part contre ses adversaires, qu’il marginalise en les excluant de la mémoire collective. Il constitue celle-ci en bloc contre eux. C’est donc une arme rhétorique dont il use abondamment 407 , à travers des formules répétitives, censées activer la mémoire, donc des expressions verbales : tenere memoria, redire in memoriam, redigere in memoriam, memoriae mandare, memoriam retinere, recordari, meminisse, commemorare. Le verbe est conjugué à la deuxième personne pour interpeller l’auditeur ou à la première personne pour lui offrir en partage sa propre mémoire, exemplaire, d’orateur. Si le verbe est absent, le nom memoria à l’ablatif se trouve alors accompagné de l’adjectif possessif de la deuxième ou de la première personne, selon les mêmes critères, pour provoquer un réveil des consciences dans le premier cas ou s’offrir en exemple stimulant dans le deuxième.

Cicéron tente donc de souder ses concitoyens autour de son client ou de lui-même, par une solidarité de mémoire qui se trouve accentuée par la polysémie du mot memoria. En effet, par un processus d’élargissement, celui-ci, d’une communauté de mémoire, finit par désigner une génération partageant les mêmes souvenirs. Cette conception doit contribuer à la solidarité d’une même génération, à laquelle une mémoire partagée garantit le sentiment d’appartenance à une communauté. Pour cette raison, Cicéron se réfère constamment à nostra ou uestra memoria pour s’assurer de l’adhésion de ses concitoyens à une seule et même cause, celle qu’il défend 408 .

Ce constat synchronique est prolongé dans le temps en un déroulement diachronique, qui associe la génération contemporaine — nostra ou uestra memoria — et les précédentes — patrum memoria, superiore memoria, omni memoria, recentiore memoria — : c’est l’expression, non plus de la cohésion d’une génération, mais d’une solidarité inter-générationnelle qui assure à Rome sa continuité 409 . Cicéron célèbre la rencontre du présent et du passé qui doit pousser ses concitoyens à faire bloc, par souci de leurs racines, par respect de la tradition : ils prouveront ainsi, selon un processus de reproduction à l’identique, de génération en génération, qu’ils contribuent à l’éternité de Rome et maintiennent son identité dans le temps, ou reconnaîtront au contraire qu’ils ont trahi cette dernière en rompant le fil de la continuité transgénérationnelle.

Une memoria commune, en fait une Histoire, se bâtit donc de génération en génération  ; connue de tous, elle fournit à Cicéron des exempla 410 , mais surtout s’impose d’évidence à ses auditeurs comme une accumulation de faits authentifiés et reconnus qui, là encore, les oblige à prendre parti, à s’associer à l’orateur dans le respect et la continuité de cette mémoire collective, ou au contraire à reconnaître qu’ils sont en porte-à-faux avec elle, donc qu’ils trahissent l’identité romaine assurée par l’historiographie. C’est le mot memoria qui traduit cette notion, avec le sens de « recueil de faits historiques », après des verbes de narration — memoriae proditum est, memoriae traditum est, memoriae mandare 411 . La memoria saeculorum, la memoria hominum ou la memoria uetustatis recèlent la même valeur historique : ces expressions désignent l’histoire universelle qui authentifie les faits et suscite l’adhésion de tous autour de leur véracité 412 .

Pour susciter cette adhésion en s’adressant à la mémoire des auditeurs, Cicéron avocat doit s’appuyer sur des témoignages, des monumenta, connus du public.

Notes
405.

C’est pour cette raison que Cicéron insiste dans ses textes rhétoriques sur la nécessité pour l’orateur de ne pas contredire la mémoire de l’auditeur, au risque de se déjuger aux yeux de ce dernier : il en résulterait une perte de crédit, le discours apparaissant moins cohérent et moins sincère.

406.

Cf. V. Leovant-Cirefice, « Le rôle de l’apostrophe aux Quirites dans les discours de Cicéron adressés au peuple », Orateur, auditeurs, lecteurs…, 43-55, p. 53 : « … l’apostrophe souligne aussi un engagement de la part de Cicéron, une promesse solennelle de poursuivre l’œuvre commencée, ou bien la volonté de faire reconnaître à l’auditoire l’importance de son action. Ainsi, la péroraison de la troisième Catilinaire comprend-elle onze apostrophes aux Quirites qui se multiplient à mesure qu’on approche des derniers mots du discours. Si le consul a agi pour le salut du peuple, il attend de lui qu’il en conserve le souvenir : “Memoria uestra, Quirites, nostrae res alentur…” (Catil. III, 25-26). C’est la popularité du consul qui est en jeu, et le peuple est présenté comme le garant de la mémoire de ses actes. »

407.

CIC., Quinct. 36 ; 57 ; Verr. II, I, 29 ; 119 ; 120 ; II, III, 105 ; II, IV, 17 ; II, V, 41 ; Manil. 19 ; Caecin. 28 ; Cluent. 30 ; 32 ; Catil. III, 19 ; 26 ; IV, 22 ; 23 ; leg. agr. II, 42 ; Arch. 1 ; Sull. 28 ; Balb. 17 ; P. red. in sen. 31 ; dom. 113 ; har. resp. 30 ; Sest. 11 ; 36 ; Scaur. 2 ; Mil. 77 ; 95 ; 96 ; 101 ; 104 ; Lig. 35 ; Phil. II, 18 ; III, 20 ; VII, 6 ; VIII, 31 ; IX, 13 ; XIII, 11 ; XIV, 3 ; 19. Ces expressions apparaissent également dans la Correspondance (Att. XIV, 14, 1 ; 15, 3), lorsqu’Atticus et Cicéron, au mois d’avril 44, dialoguent de mémoire à mémoire, faisant chacun appel aux souvenirs de l’autre pour évoquer avec regret l’occasion manquée des Ides de mars : le laxisme des césaricides a permis que l’on rende les honneurs funèbres au dictateur assassiné.

408.

CIC., Verr. II, I, 17 ; Font. 12, 23 ; Manil. 42, 54 ; Rab. Post. 25 ; P. red. in sen. 38 ; dom. 35 ; har. resp. 18 ; Sest. 104 ; Phil. VII, 6 ; XIII, 11. Dans leur volonté de persuader, les interlocuteurs du dialogue philosophique usent aussi de ce procédé : leg. III, 24 ; parad. V, 50 ; Tusc. II, 9 ; nat. deor. II, 6 ; II, 165 ; off. III, 5.

409.

CIC., Verr. II, II, 146 ; II, III, 64, 125 ; Rab. perd.15 ; Mur. 72 ; p. red. ad Quir. 7 ; dom. 123 ; har. resp. 37 ; Balb. 28 ; Scaur. 1 ; Phil. III, 16 ; V, 18.

410.

M. Rambaud, Cicéron et l’histoire romaine…, p. 27-36, donne la liste des exempla présents dans les textes de Cicéron.

411.

CIC., Verr. II, IV, 103 ; Manil. 41 ; Mur. 53, 59 ; dom. 134 ; Sest. 142 ; prou. 21 ; Mil. 8 ; Phil. I, 11 ; II, 108.

412.

CIC., Verr. II, III, 209 ; II, V, 84 ; Sull. 82 ; Phil. IV, 3.