c. Les archives : le monumentum

En termes juridiques, la memoria se révèle un enjeu central ; en effet, c’est elle qui confirme ou infirme la véracité des faits jugés. Elle tient lieu de preuve lorsqu’elle se trouve soutenue par un indicium ou un monumentum, en l’occurrence une archive écrite. Ainsi, défendant le comédien Quintus Roscius, l’avocat fustige l’accusateur Fannius, qui réclame une créance de cent mille sesterces alors qu’il n’a pas noté cette dernière dans ses livres de comptes. Car il s’est contenté de la reporter sur le “brouillard”, c’est-à-dire le brouillon du livre de comptes. Cicéron dénonce l’incongruité de l’accusation, discréditée par la négligence de Fannius, qui ne se préoccupe donc pas d’établir un document comptable sérieux, malgré l’importance de la prétendue créance :

‘Quod si eandem uim, diligentiam auctoritatemque habent aduersaria quam tabulae, quid attinet codicem instituere conscribere, ordinem conseruare, memoriae tradere litterarum uetustatem? 413

Cicéron définit alors le caractère qui oppose ces deux documents, la fiabilité du souvenir dans le temps :

‘Quia haec sunt menstrua, illae sunt aeternae ; haec delentur statim, illae seruantur sancte ; haec parui temporis memoriam, illae perpetuae existimationis fidem et religionem amplectuntur 414

Les couples antithétiques menstrua/aeternae, parui/perpetuae, traduisent le degré de certitude offert par ces monumenta dans la durée.

Ainsi, l’accusateur perd toute autorité, selon Cicéron, parce qu’il ne s’appuie pas sur une memoria fiable ; dès lors, son accusation semble suspecte.

Inversement, dans la sombre affaire criminelle à laquelle se trouve mêlé son client Aulus Cluentius Habitus, Cicéron s’appuie sur les registres officiels pour confirmer la culpabilité des Fabricii, condamnés pour avoir tenté d’empoisonner Cluentius, donc la responsabilité morale du commanditaire de ce meurtre, Oppianicus, mort entretemps, mais véritable chef de la conspiration menée contre Cluentius. Il infirme l’insinuation selon laquelle Cluentius avait alors corrompu les juges pour obtenir la condamnation des empoisonneurs ;

‘Nihil, nihil, inquam, aliud, iudices, reperietis. Exstat memoria, sunt tabulae publicae 415

Dès que la mémoire publique — tabulae publicae — intervient, elle mérite d’être prise en compte, car elle est une garantie d’authenticité, malgré la méfiance qu’elle peut parfois susciter chez Cicéron 416 .

En revanche, lorsque Marc Antoine consul prétend prolonger certaines mesures élaborées par César, pourtant injustes et non votées, en s’appuyant sur des notes laissées par le dictateur, Cicéron conteste une source peu fiable, un simple aide-mémoire, au même titre que le “brouillard” de Fannius : cette mémoire-là, que n’atteste aucun document officiel, est sujette à toutes sortes de manipulations ou de déformations. Elle ne mérite donc aucune confiance, non plus que son utilisateur :

‘Nisi forte, si quid memoriae causa rettulit in libellum, id numerabitur in actis et, quamuis iniquum et inutile sit, defendetur, quod ad populum centuriatis comitiis tulit, id in actis Caesaris non habebitur. 417
Notes
413.

CIC., Q. Rosc. 6 : « Que si le brouillard a la même valeur, la même exactitude, la même autorité que les registres, à quoi bon constituer un registre, y tout écrire, y maintenir l’ordre des opérations, transmettre le souvenir de vieilles écritures ? »

414.

Ibid. 7 : « c’est que les “brouillards” existent un mois ; les registres existent toujours ; les uns sont immédiatement détruits, les autres sont conservés religieusement ; les uns embrassent le souvenir d’un court espace de temps, les autres la considération perpétuelle d’un homme loyal et scrupuleux. » (trad. H. de La Ville de Mirmont modifiée, Paris, CUF, 1921).

415.

CIC., Cluent. 62 : « Juges, vous ne trouverez rien, je le dis bien, rien d’autre. Il y a le souvenir qui persiste. Il y a des registres officiels. »

416.

On conserve donc dans ces tabulae publicae le compte-rendu des procès criminels. Sur ces archives, cf. Greenidge, The legal procedure of Cicero’s time (Oxford, 1901), p. 487, n. 5 ; E. Posner, Archives in the ancient world, Londres, 1972 ; D. Mantovani, « Aspetti documentali del processo criminale nella repubblica. Le tabulae publicae », MEFRA 112, 2, 2000, 651-691, p.680-690. P. Moreau, « La mémoire fragile : falsification et destruction des documents publics au 1er siècle av. J.-C. », La mémoire perdue : à la recherche des archives oubliées, publiques et privées, de la Rome antique , dir. S. Demougin Paris, Publications de la Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale 30), 121-147, p. 122-141, souligne la défiance de Cicéron à l’encontre des archives, des tabulae publicae. Ce problème est au cœur du Pro Cluentio, et des manipulations d’Oppianicus.

417.

CIC., Phil. I, 19 : « Dira-t-on que, si pour s’en souvenir, il a inscrit une note dans un carnet, on la mettra au nombre de ses actes et, quelque injuste et inutile qu’elle soit, on la défendra, mais que, ce qu’il a fait voter par le peuple dans les comices centuriates ne comptera pas dans les actes de César ? »