B. Les souvenirs pathétiques

1. La memoria, une condition du pathétique

La fonction authentificatrice de la memoria observée dans l’échange oratoire se double d’une nuance morale, en jouant sur le registre de l’affect. Le partage de la mémoire que nous évoquions précédemment est certes l’occasion de rapprocher l’orateur et l’auditeur en permettant à ce dernier d’ajouter foi aux faits rapportés. Mais il permet également de faire naître l’émotion par l’implication, l’identification : l’évocation de souvenirs communs pathétiques doit éveiller la nostalgie chez l’auditeur ; l’orateur se l’attache ainsi, car le pathétique soude une communauté autour d’une souffrance commune reconnue de tous.

C’est en particulier l’une des ambitions d’Antoine évoquées dans le De oratore : gagner le public à sa cause par l’évocation de souvenirs douloureux, susciter l’empathie entre le public et le défendeur. Ainsi, Crassus rappelle les effets de manche d’Antoine allant jusqu’à déchirer la tunique de son client, Manius Aquilius, pour montrer les cicatrices, marques du souvenir laissées par les blessures reçues à la tête de ses troupes, lorsqu’il était consul (en 102 et en 99), preuves de sa vaillance passée :

‘(orator) … qui in causa peroranda non dubitauit excitare reum consularem et eius diloricare tunicam et iudicibus cicatrices aduersas senis imperatoris ostendere ? 418

L’actio oratoire restait le domaine de prédilection d’Antoine… Il considère en effet que l’évocation d’un souvenir douloureux (commemoratio) dans un discours, est, avec l’exhortation (cohortatio), un moyen d’émouvoir la masse, une nécessité lors de délibérations publiques, pour gagner le suffrage de l’auditoire, susciter sa sympathie 419 :

‘maximaque pars orationis admouendast ad animorum motus non numquam, aut cohortatione aut commemoratione aliqua, aut in spem aut in metum aut ad cupiditatem aut ad gloriam concitandos… 420

Le Brutus illustre la réussite d’un tel comportement oratoire à travers l’exemple de Servius Galba. Accusé d’avoir mis à mort des Lusitaniens sans raison, alors qu’il était préteur, il confie au peuple romain ses propres enfants et le fils de Caius Gallus dont il est le tuteur. Manipulateur, il invoque en larmes le souvenir de Gallus mort en présentant son fils, pour toucher un auditoire d’autant plus sensible à la peine de cet orphelin qu’il a gardé en mémoire la valeur de son père :

‘Tum igitur nihil recusans Galba pro sese et populi Romani fidem implorans, cum suos pueros tum C. Galli etiam filium flens commendabat, cuius orbitas et fletus mire miserabilis fuit propter recentem memoriam clarissimi patris 421

C’est un succès, puisque Galba évite la condamnation.

L’ensemble de ce processus vise, nous l’avons vu, à établir une relation de confiance, voire de complicité. Toutefois, pour qu’elle soit complète, Antoine définit une règle supplémentaire, indispensable à la naissance de la compassion de l’auditoire : pour émouvoir les juges, l’orateur doit être lui-même ému ; son implication personnelle dans son discours est la meilleure garantie de réussite, comme le révèle sa plaidoirie apitoyée en faveur de Manius Aquilius qui risquait de perdre le droit de cité :

‘Nolite existimare me ipsum, cum mihi M’. Aquilius in ciuitate retinendus esset, quae in illa causa peroranda fecerim sine magno dolore fecisse. 422

C’est le souvenir du passé glorieux de cet homme et le constat de sa déchéance qui font naître l’émotion sincère de l’orateur :

‘Quem enim ego consulem fuisse, imperatorem, ornatum a senatu, ouantem in Capitolium ascendisse meminissem, hunc cum adflictum, debilitatum, maerentem, in summum discrimen adductum uiderem, non prius sum conatus misericordiam aliis commouere quam misericordia sum ipse captus. 423

Parce qu’elle est sincère, il saura communiquer cette émotion à son auditoire, en lui rappelant précisément ces souvenirs qui, partagés, rapprochent les deux parties dans une communication de mémoire à mémoire. Les souvenirs de l’orateur doivent faire naître son émotion ; leur communication aux auditeurs crée un écho dans leur mémoire, suscite une émotion partagée, et donc l’adhésion à la cause défendue 424 . Par la révélation de ces souvenirs, l’orateur semble dévoiler ses propres émotions et se livrer au public : le partage de la memoria, c’est l’abandon de soi ; l’orateur offre alors son intimité, comme nous le disions précédemment ; perçue par l’auditoire, elle suscite sa confiance, non plus seulement dans une perspective authentificatrice, mais aussi d’un point de vue affectif. Antoine dévoile ainsi la part prise par la memoria dans l’actio du discours, mais aussi sa dimension affective dans le registre du pathétique. Il constate alors l’effet produit sur les juges par son acte de mémoire, consistant à déchirer le vêtement de l’accusé, Aquilius, pour montrer ses cicatrices, témoignage de son passé :

‘Sensi equidem tum magno opere moueri iudices, quom excitaui maestum ac sordidatum senem et cum ista feci quae tu, Crasse, laudas, non arte, de qua quid loquar nescio, sed motu magno animi ac dolore, ut discinderem tunicam, ut cicatrices ostenderem. 425

L’émotion se diffuse ainsi par la memoria, d’après Antoine elle doit être sincère, car l’émotion feinte, nous dit-il, serait perçue comme telle, et loin d’entraîner l’adhésion, provoquerait au contraire le rejet ; la memoria apparaît comme la garantie de cette sincérité, donc de la complicité :

‘Quibus omnibus uerbis, quae a me tum sunt habita, si dolor afuisset meus, non modo non miserabilis, sed etiam inridenda fuisset oratio mea. 426

Cette leçon ne peut laisser indifférent Cicéron lui-même réputé pour la force de son pathétique 427 . Lui aussi mettra en œuvre cette implication personnelle par le jeu de la memoria, non seulement dans les discours, mais aussi dans ses lettres dont les destinataires peuvent être assimilés à ses auditeurs.

Notes
418.

CIC., De or. II, 124 : « qui osa, en terminant un discours, faire lever du banc des accusés un consulaire, déchirer le devant de sa tunique et montrer aux juges sur sa poitrine les cicatrices d’un vieux général ? »

419.

Il faut noter toutefois les nuances de la position d’Antoine, capable de toutes les stratégies oratoires pour éveiller les passions en paraissant travailler dans l’intérêt des auditeurs (De or. II, 206) :

plusque proficit, si proponitur spes utilitatis futurae quam praeteriti benefici commemoratio.

« J’ajoute qu’il est plus profitable de faire espérer un avantage futur que de rappeler quelque service passé. »

Cette assertion peut sembler contredire notre propos sur la memoria. Néanmoins, la présence du complément benefici vient tout éclairer : elle suggère un mécanisme de persuasion, le chantage, à travers la memoria beneficiorum, qui entraîne une alternative : la reconnaissance de l’auditoire ou une ingratitude infamante. Plutôt que sur la crainte du déshonneur, Antoine préfère jouer sur l’ambition et la perspective d’un progrès, sentiments plus positifs dans la recherche de l’adhésion des auditeurs. Cet exemple est donc distinct de la memoria mise en œuvre ici, destinée à susciter une communion dans la douleur d’un accusé, reconnue de tous.

420.

CIC., De or. II, 337 : « et la majeure partie du discours doit avoir pour but d’émouvoir : il faut, par des exhortations, par des souvenirs rappelés à propos, éveiller quelquefois dans les âmes l’espérance ou la crainte, l’ambition, l’amour de la gloire »

421.

CIC., Brut. 90 : « Galba, dans sa défense, se soumit à tout pour lui-même et, implorant la protection du peuple romain, il lui recommanda, les larmes aux yeux, ses jeunes enfants et surtout le fils de Caius Gallus. La présence de cet orphelin et ses pleurs produisirent une extraordinaire impression de pitié, à cause du souvenir encore récent de son illustre père »

422.

CIC., De or. II, 194 : « Ne croyez pas que, le jour où il me fallut empêcher Manius Aquilius de perdre son droit de cité, je fis ce que je fis dans ma péroraison sans être sous le coup d’une grande douleur. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928).

423.

Ibid. II, 195 : « Je me rappelais que cet homme avait été consul, imperator, et, honoré par le sénat de l’ovation, était monté au Capitole, cet homme que je voyais maintenant abattu, brisé, dans l’affliction, aux prises avec une situation des plus critiques. Je n’essayai pas d’émouvoir la pitié chez les autres avant d’avoir été moi-même la proie de la pitié.» (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928).

424.

La proposition subordonnée de temps non priusquam souligne la nécessité de l’ordre suivi dans ce processus qui en conditionne la réussite. Sur la sincérité des sentiments de l’orateur durant sa performance, cf. E. Narducci, « Gli arcani dell’oratore », Atene e Roma 29, 1984, 129-142, p. 136-137.

425.

CIC., De or. II, 195 : « Oui, je sentis que les juges étaient profondément émus, lorsque je fis lever le vieillard, accablé, les vêtements en désordre, et que, mon trouble et mon chagrin (non point un calcul de cet art dont je ne saurais rien dire) m’inspirant le mouvement qui excite encore ton admiration, Crassus, je déchirai la tunique de l’accusé pour montrer ses cicatrices. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928).

426.

Ibid. II, 196 : « Si toutes les paroles que je prononçai alors n’avaient été empreintes d’une véritable émotion, loin de toucher les juges, mon plaidoyer n’eût excité que leur moquerie. »

427.

Il retient aussi l’exemple de Démosthène, sa référence ultime en matière oratoire, dont les Atticistes comme Brutus, qui blâment la trop grande sophistication du verbe cicéronien croient s’inspirer. Ils se trompent, selon Cicéron, car, au contraire des Atticistes, dont le style reste pauvre et sec, Démosthène était capable de chaleur et savait séduire le public, comme l’atteste l’histoire (CIC., Brut. 289) :

Ne illud quidem intellegunt, non modo ita memoriae proditum esse sed ita necesse fuisse, cum Demosthenes dicturus esset, ut concursus audiendi causa ex tota Graecia fierent.

« Toujours est-il qu’il y a une chose qu’ils n’arrivent même pas à comprendre, une chose qui non seulement est attestée par l’histoire, mais qui encore ne pouvait pas ne pas se produire, c’est que, quand Démosthène devait parler, on accourait pour l’entendre de toutes les parties de la Grèce. »