3. La mise en scène des souvenirs intimes de Cicéron dans les dialogues

Si la forme même des discours antiques interdit de connaître la réaction de l’auditoire, les dialogues écrits par Cicéron sont en revanche l’occasion d’observer un échange, certes factice car littéraire, autour de la memoria de l’ancien consul. En effet, il a bien retenu la leçon d’Antoine, et sait entraîner l’adhésion de l’auditeur/lecteur par la présentation de ses propres souvenirs, douloureux, susceptibles de toucher. Loin de nous l’idée de dénigrer la part autobiographique de ces épanchements, non plus que leur portée idéologique et psychologique, dans la nostalgie qu’ils révèlent : aucune simulation d’une douleur affectée ; l’implication personnelle est totale. Néanmoins, comme Antoine, Cicéron sait la nécessité de mettre en scène les souvenirs évoqués, de leur attribuer une place judicieuse dans l’organisation du dialogue, pour sembler persuader les interlocuteurs ou dédicataires, personnages fictifs du débat. Cette stratégie doit entraîner par extension l’adhésion des lecteurs, réels cette fois, qu’ils représentent 445 . C’est ainsi que Cicéron installe précisément ses souvenirs dans le préambule de chacun des trois livres qui composent le De oratore, en plaçant aussi ce dialogue essentiel sous le signe de la mémoire.

Comme l’orateur en son discours, le maître d’éloquence use de l’autobiographie et d’un pathétique vécu, éprouvé même, pour toucher la sensibilité des auditeurs 446 , au moyen d’une memoria partagée, voire offerte, qui crée une forme de communion entre le lecteur et l’auteur, à travers l’échange déjà évoqué. Cicéron met ici en jeu sa mémoire affective, personnelle, il l’associe, en la livrant, à la mémoire collective, celle des Romains, soumettant, dans une tentative de persuasion rhétorique, l’individu à la communauté, plus précisément la communauté de mémoire. Il illustre ainsi la théorie oratoire énoncée par Antoine, par l’évocation de trois souvenirs personnels distincts.

Le préambule du livre I réalise la double fonction de la memoria : pathétique et authentificatrice. Pathétique lorsque, s’adressant à son frère Quintus, Marcus rappelle avec envie le sort de la vieille génération romaine, du deuxième siècle, qui connut la République florissante, et reçut une gloire correspondant à ses mérites avant de jouir d’une retraite heureuse :

‘Cogitanti mihi saepenumero et memoria uetera repetenti perbeati fuisse, Quinte frater, illi uideri solent qui in optima re publica, quom et honoribus et rerum gestarum gloria florerent, eum uitae cursum tenere potuerunt ut uel in negotio sine periculo uel in otio cum dignitate esse possent. 447

Memoria traduit la nostalgie ressentie par Cicéron pour une République idéale, celle des Scipions et des Catons. Il regrette une République qui aurait reconnu ses mérites et lui aurait permis l’otium cum dignitate auquel il aspire. Il poursuit avec la peinture de la crise de la Rome contemporaine qui ne lui laisse pas cet otium tant désiré ; le loisir qu’il pourra obtenir, il le consacrera à l’écriture. Au delà du simple prétexte introductif qui justifie la rédaction de son ouvrage — il a un peu de temps et en profite pour écrire —, Cicéron énonce une conception politique forte et simple qui rappelle son implication dans les affaires de l’Etat. La nostalgie d’un âge d’or politique et la détresse affichée par Cicéron semblent, à travers le motif du souvenir, livrer au lecteur ses sentiments, dans la profondeur de l’épanchement personnel, et le préparent à une réception favorable de son texte.

Authentificatrice, la memoria de Cicéron l’est aussi lorsqu’il annonce, peu après, qu’il va retracer le souvenir d’une conversation ancienne entre Crassus, Antoine et d’autres orateurs, pour satisfaire la requête de Quintus :

‘Ac mihi repetenda est ueteris cuiusdam memoriae non sane satis explicata recordatio sed, ut arbitror, apta ad id quod requiris ut cognoscas quae uiri omnium eloquentissimi clarissimique senserint de omni ratione dicendi. 448

Pour introduire le sujet, Cicéron veut s’appuyer sur les autorités les plus compétentes, des orateurs reconnus comme Crassus et Antoine, et pour cela, il veut accréditer l’existence d’un débat entre eux sur ce sujet. Le recours à la memoria est le moyen de donner une réalité historique à ce dialogue — qu’il ait effectivement eu lieu, ou qu’il ait été fictif comme pourrait le suggérer l’imprécision reconnue du souvenir (non sane satis explicata recordatio) — pour entraîner son lecteur, et le gagner aux idées fortes qui l’inspirent, en particulier la polyvalence et plus largement la compétence de l’orateur, non pas en énumérant une série de procédés techniques, mais par une approche philosophique, humaniste, qu’il énonce aussitôt 449 .

Après ces explications, Cicéron introduit la discussion, dont il rappelle les circonstances : Crassus s’était rendu dans sa villa de Tusculum pour préparer son intervention contre le consul Philippe qui en 91 mettait à mal le Sénat 450  ; il y avait réuni Antoine, son propre beau-père, Quintus Mucius Scaevola, dit l’Augure, qui dirigea les premiers pas de Cicéron dans sa carrière, Caius Cotta et Publius Sulpicius 451 . L’Arpinate affirme que c’est Cotta, consul en 75, qui lui a raconté cet entretien 452 . La chaîne de souvenirs, de Cotta à Cicéron, puis de Cicéron au dédicataire, son frère Quintus, et donc aux lecteurs qu’il représente, permet à la fois d’éloigner le dialogue dans le temps — ce qui lui donne le prestige et l’autorité du passé, mais surtout de l’ombre tutélaire de Crassus et d’Antoine — et d’accréditer l’existence de cet entretien, attestée par une cascade de souvenirs d’individus nommément cités, donc responsables de la teneur des propos présentés au lecteur. Cette mise en abyme 453 de la narration est clairement affirmée lorsque Cicéron présente les circonstances, la venue de Crassus à Tusculum où a lieu le dialogue, avec ses amis, pendant les Jeux Romains ; il prétend alors s’appuyer sur le souvenir du récit qu’on lui en a fait — ce « on » s’incarnant en Cotta, présenté au paragraphe 26 :

‘… dici mihi memini ludorum Romanorum diebus L. Crassum quasi colligendi sui causa se in Tusculanum contulisse 454

Le livre II commence également par un souvenir intime, Marcus invitant son frère Quintus à se rappeler leurs souvenirs d’enfance 455 , et notamment le discours général qu’on tenait alors sur l’ignorance supposée de Crassus et d’Antoine et qui tendait à leur dénier tout goût pour l’éducation et la culture — en particulier pour Crassus. L’évocation de ce souvenir doit procurer au lecteur l’impression de plonger dans l’intimité de l’orateur, cet apparent abandon lui conférant une sincérité qui le rapproche du lecteur 456 .

Enfin, le préambule du livre III, plus développé, plus pathétique, communique les sentiments de Cicéron au lecteur, lui faisant partager ses déceptions et ses chagrins, dans toute sa fragilité. Il ne s’agit pas seulement de l’apitoyer par un simple procédé technique — la mise en scène autobiographique du narrateur —, mais plus largement de l’attirer dans son camp, de lui faire partager, à travers ses souvenirs, les mêmes vues politiques. En effet, l’évocation de la parole de Crassus réveille le souvenir de sa mort, survenue peu après cet entretien, après qu’il eut parlé une dernière fois contre le consul Philippe, et en faveur du parti aristocratique, avec une énergie qui lui fut sans doute fatale :

‘… acerba sane recordatio ueterem animi curam molestiamque renouauit. 457

Crassus méritait, pour tous ses talents, de vivre plus longtemps — Cicéron évoque sur un mode hyperbolique une immortalité dont il était digne et que le souvenir qu’il transmet lui assure, dans l’esprit des hommes :

‘Nam illud immortalitate dignum ingenium, illa humanitas, illa uirtus L. Crassi morte extincta subito est uix diebus decem post eum diem, qui hoc et superiore libro continetur. 458

Mais Cicéron ne s’arrête pas là et prend soin d’approfondir ce souvenir douloureux par la surenchère et le paradoxe : la mort de Crassus en 91 est finalement enviable, rétrospectivement, puisqu’elle lui a évité de voir à la fois les guerres sociales et la situation de guerre civile qui a suivi à Rome, déclenchée par les rivalités des partisans de Marius et de Sylla, et qui aboutit à un bain de sang. Le souvenir de la mort de Crassus entraîne, par une gradation, un souvenir plus douloureux encore, celui de la fin des autres interlocuteurs du dialogue, exilés, assassinés ou contraints au suicide pendant cette crise. Une question oratoire traduit la satisfaction de savoir Crassus mort avant ces proscriptions, le souvenir du destin infamant de ses amis confirmant que sa fin fut préférable :

‘Quis enim non iure beatam L. Crassi mortem illam, quae est a multis saepe defleta, dixerit, cum horum ipsorum sit, qui tum cum illo postremum fere collocuti sunt, euentum recordatus ? 459

L’insistance doloriste de Cicéron paraît significative puisqu’il développe ce souvenir en énumérant un à un les différents intervenants du dialogue, évoquant avec une précision pathétique la fin tragique de chacun : Catulus obligé de mettre fin à ses jours en 87 par la proscription lancée par son ancien collègue, Marius ; Antoine assassiné par les marianistes en 87, sa tête clouée aux Rostres ; parmi d’autres victimes, Cotta exilé en 90 ; Sulpicius tué par les syllaniens en 86 460 .

Cette litanie est placée sous le signe de la memoria dès la première victime, Catulus :

‘Tenemus enim memoria Q. Catulum, uirum omni laude praestantem, cum sibi non incolumem fortunam sed exilium et fugam deprecaretur, esse coactum ut uita se ipse priuaret. 461

Le mot memoria retrouve sa double valeur, à la fois authentificatrice et affective, mêlant le fait historique, reconnu et commun à tous, et le traumatisme personnel. D’une série d’événements collectifs, Cicéron tire un souvenir individuel, intime, douloureux, dont il partage l’expérience avec ses lecteurs ; le pathos doit les toucher, mais la sympathie établie doit unir une communauté autour de mémoires individuelles qui s’ajoutent jusqu’à construire une mémoire collective. En se livrant ainsi, il veut unir ses lecteurs autour de ses analyses politiques : le constat de la crise connue par la génération précédente et l’analogie de la situation provoquée par le premier triumvirat avec les troubles qui suivirent les guerres sociales 462 .

Car l’évocation de ces souvenirs douloureux prend place dans un ouvrage daté de 55, à un moment où Cicéron est mis à l’écart du jeu politique par les accords de Lucques, en 56, qui entérinent le partage de fait du pouvoir entre les trois imperatores. On peut juger de son amertume et de son désir malgré son absence de la scène politique de faire partager ses analyses par le rapprochement ainsi établi avec les errements des marianistes et des syllaniens, pour évoquer la menace qui pèse sur la République et réveiller les consciences.

Il adoptera précisément le même mode de pensée neuf ans plus tard, en 46, en composant le Brutus. Une guerre civile plus tard, Crassus et Pompée morts, César à la tête d’un régime illégal, la situation est bien pire que celle de 55 : la menace a été mise à exécution et la République n’existe pour ainsi dire plus — malgré la poursuite de la guerre contre les pompéiens survivants à Thapsus puis à Munda, et la résistance de Brutus et Cassius contre les césariens qui les écraseront à Philippes en 42. De ce fait, le ton du dialogue se révèle beaucoup plus sinistre et désespéré encore que celui du De oratore. Le préambule commence là aussi par un souvenir personnel. Le De oratore s’ouvrait sur la réunion d’un cercle d’amis, certes exposés aux dangers d’une vie publique agitée, mais unis pour les combattre et pour développer une théorie rhétorique associée à une philosophie morale et politique qui laissait l’espoir d’un salut de la République assuré par les citoyens idéaux incarnés par ces orateurs et leur digne successeur, Cicéron. Le Brutus, lui, prend pour point de départ la mort de celui qui fut à la fois le maître et le rival de Cicéron : Hortensius 463 . La nouvelle de sa mort en 50 éveille aussitôt en lui des souvenirs personnels, affectifs, liés à son accès au collège des augures, qui lui fut ouvert par Hortensius :

‘qua in cogitatione et cooptatum me ab eo in collegium recordabar, in quo iuratus iudicium dignitatis meae fecerat, et inauguratum ab eodem ; ex quo augurum institutis in parentis eum loco colere debebam. 464

A travers ce souvenir, c’est bien son intimité que révèle Cicéron, ce début de carrière qui faisait d’Hortensius un parens pour Cicéron. L’expression de sa tristesse est certes un moyen de susciter la compassion du lecteur ; mais aussi, nous l’avons vu dans le cas de Crassus, de l’attirer dans son camp, celui des nostalgiques de la République, de le faire adhérer à cette vaste communauté.

Car Cicéron étend la situation d’Hortensius à celle de tous les hommes d’Etat qui moururent avec la reconnaissance de leurs mérites, sans voir la ruine de leur action, à l’instar de Crassus, déjà évoqué : une chance, selon lui 465 . Pour cette raison, il tire un réconfort personnel du souvenir de ces citoyens responsables et reconnus, destiné à compenser les malheurs de son temps 466 :

‘Quorum memoria et recordatio in maximis nostris grauissimisque curis iucunda sane fuit, cum in eam nuper ex sermone quodam incidissemus. 467

En effet, il peut, par analogie, se placer dans la ligne de leur action et prendre conscience qu’il a relayé celle-ci. La reconnaissance de leurs bienfaits vaut donc pour lui aussi : il trouve là une légitimation de sa propre conduite, qu’il intègre ainsi dans le droit fil de leur memoria. Ajoutons que, dans la perspective eschatologique du philosophe de la Nouvelle Académie, la mort apparaît comme le prolongement spirituel heureux d’une existence terrestre digne : Marcus envie ces hommes promis à l’immortalité qui n’auront pas assisté à la perte de leurs idéaux.

Puis, de façon plus banale, le dialogue est conçu comme l’occasion d’évoquer ces hommes du passé pour oublier l’actualité. Tout se passe bien jusqu’à ce que Brutus dresse un portrait élogieux de Marcellus, rappelant inévitablement sa réaction lors de la guerre civile, refusant la cause césarienne, et pour cette raison, bloqué à Mytilène 468 . Cicéron s’en réjouit tout en regrettant que l’allusion à Marcellus rappelle à son souvenir la situation critique de Rome que la discussion devait faire oublier :

‘Etsi, inquam, de optimi uiri nobisque amicissimi laudibus libenter audio, tamen incurro in memoriam communium miseriarum, quarum obliuionem quaerens hunc ipsum sermonem produxi longius. 469

Pour cette raison, il préfère confier le portrait de Jules César comme orateur à Atticus, parce que, prétend-il, il ne veut pas parler des vivants, en fait, pour oublier plus facilement la crise présente. Inversement, un peu plus loin, Brutus, à son tour, est assailli de tristesse à l’évocation par Cicéron de deux amis, Torquatus et Triarius — ses interlocuteurs du livre I du De finibus —, victimes de la guerre civile. Ce souvenir provoque une réaction de déception, au point qu’il exprime ses regrets devant l’inefficacité des efforts de Cicéron pour ramener la paix :

‘Tum Brutus, Torquati et Triari mentione commotus (utrumque enim eorum admodum dilexerat) : Ne ego, inquit, ut omittam cetera, quae sunt innumerabilia, de istis duobus cum cogito, doleo nihil tuam perpetuam auctoritatem de pace ualuisse. 470

Cicéron l’invite donc à tenter d’oublier — comme lui-même plus haut — ces chagrins liés à la crise politique en reprenant l’entretien, car l’attente angoissée de l’avenir est sans doute pire encore que la remémoration du passé :

‘Sileamus, inquam, Brute, de istis, ne augeamus dolorem. Nam et praeteritorum recordatio est acerba et acerbior exspectatio relicuorum. Itaque omittamus lugere… 471

A ce titre, les vivants sont plus à plaindre que les morts, comme Hortensius.

A travers le souvenir des amis morts, Cicéron met en jeu une mémoire affective meurtrie susceptible de rallier le lecteur, qui partage les mêmes souffrances : une empathie dans la douleur se constitue entre l’orateur et le lecteur, ce dernier entrant littéralement dans la mémoire du premier, la mémoire de l’individu s’étendant à l’ensemble du groupe.

Face à la mort de Crassus ou d’Hortensius, le chagrin de Cicéron est tel qu’il envie leur sort ; considérant que l’état de déchéance de la République est sans appel, il invite avec nostalgie à se tourner vers le passé, vers les amis défunts 472 . Pour retrouver les racines du civisme romain ? ou pour se consoler, plus simplement, et oublier la situation présente, comme il le suggère ? Dans cette exhortation à refouler le souvenir traumatisant d’une catastrophe universelle et à le couvrir par des souvenirs plus anciens, il nous semble trouver la clé de la fascination de Cicéron pour l’anecdote de Thémistocle, récurrente dans son œuvre 473  : alors que Simonide lui propose son ars memoriae, Thémistocle, dont la mémoire est exceptionnelle, déclare tristement lui préférer une ars obliuionis. Comme lui, Cicéron préfère oublier les malheurs de Rome, au point de refuser, nous l’avons vu, de peindre le talent de Jules César orateur, responsable de ce désordre, en respectant la règle qui consiste à ne pas parler des vivants… A nos yeux, la répétition de l’anecdote, la sympathie affichée pour Thémistocle dans sa quête désespérée d’une ars obliuionis, traduisent l’aspiration temporaire et récurrente d’un Cicéron vieillissant, mis à l’écart, marginalisé par le monde politique, pour un otium cum dignitate, qui lui offre la consolation d’une amnésie bienfaisante, dans la recherche philosophique et théorique, loin des contingences politiques. Jamais l’orateur romain ne dut se sentir plus vulnérable, ni plus proche de l’homme d’Etat athénien, dans leur confrontation commune, à quatre siècles de distance, aux déboires d’une carrière politique qui les conduisit au sommet de la cité, puis à sa marge, dans l’impuissance et le regret des jours passés, face à une situation qui leur échappait. Cicéron se heurte ici à la limite psychologique et affective d’une faculté maîtresse, la memoria, dont il veut pourtant faire une valeur de réactivation du civisme romain : atteint, ballotté par un destin contraire, l’individu doit abandonner cette memoria meurtrie au profit de la sérénité et d’un mieux-être personnels ; telle semble être la leçon du refus de Thémistocle qui aura poursuivi Cicéron durant toute la dernière partie retirée de son existence et qui contredit tous les principes défendus jusque là ; jusqu’au retour du Romain aux affaires 474 , manifestation de la reprise en main de son destin et renaissance de son attachement à la memoria, révélateur de son implication renouvelée dans la continuité républicaine, ultime pari, glorieux et vain : les Philippiques.

Ainsi, la mémoire de l’orateur, définie techniquement par la rhétorique traditionnelle, acquiert avec Cicéron un statut supérieur, lié à l’humanitas. Faculté inhérente à l’être humain, riche en potentialités, support de la prudentia, elle mérite d’être développée, notamment à l’aide de l’ars memoriae, pour lui permettre de s’accomplir pleinement. A ce titre, l’orateur apparaît comme un homme idéal. Cicéron renouvelle ainsi l’approche de la memoria rhétorique

En mettant la mémoire de l’auditeur à contribution, Cicéron appelle à un partage des souvenirs destiné à entraîner sa persuasion. Mais outre la recherche de l’efficacité rhétorique, ce partage révèle une communauté de vues entre l’orateur et l’auditeur et entraîne une forme de sympathie. Cette dernière relève aussi de l’humanitas cicéronienne, support d’un sentiment de solidarité dans la souffrance. Cette sympathie trouve son expression la plus intense dans la Correspondance, dans la relation d’amicitia.

Notes
445.

Dans ses discours, Cicéron rappelle l’enthousiasme de son public. Ce motif soutient sa politique de consensus.

446.

Cf. CIC., fam. V, 12 : Cicéron veut que l’on écrive sur son consulat pour émouvoir les lecteurs au point de les faire pleurer.

447.

CIC., De or. I, 1 : « Bien souvent, lorsque mes réflexions ramènent ma pensée vers les temps disparus, ils me paraissent singulièrement heureux, mon cher Quintus, ces hommes qui, au sein d’une cité bien gouvernée, comblés d’honneurs, florissants de la gloire que leur méritaient leurs actions, ont pu régler le cours de leur existence, de manière à vivre tour à tour au service de l’Etat sans danger et dans la retraite avec dignité. »

448.

CIC., De or. I, 4 : « Et maintenant il me faut retracer un ancien entretien, dont le souvenir sans doute pourrait être plus précis, mais qui est bien propre, il me semble, à te satisfaire, et où tu apprendras ce que les plus éloquents et les plus illustres des hommes ont pensé sur toutes les parties de l’art oratoire. »

449.

Ibid. I, 5.

450.

Sur la crise politique de 91 — préfiguration de la guerre sociale —, provoquée par les propositions du tribun Drusus visant à accorder le droit de cité aux alliés, et par la réaction du consul Philippe, et sur la position de Crassus, cf. G. Rolin, «  La jeunesse perturbée de M. Tullius Cicéron (II) », LEC 48, 1, 1980, 43-60, p. 50-54 ; sur la personnalité de Crassus, ibid., p. 44, n. 3 ; cf. aussi R.-E. Bd. XIII, 1, 1929, Licinius, n° 55 Crassus orator, col. 252 à 268. Sur les qualités oratoires de Philippe, cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t. 1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, p. 174-175.

451.

CIC., De or. I, 24-25.

452.

Ibid. I, 26 : Cotta narrabat. Cf. aussi De or. III, 16, où Cicéron confirme le caractère approximatif de son dialogue, dont Cotta lui a seulement fait connaître les grandes idées ; Cicéron a donc tenté d’adopter le style des différents interlocuteurs. Il ne dit pas cependant dans quelle mesure il use de cet artifice pour diffuser ses propres idées :

Nos enim, qui ipsi sermoni non interfuissemus et quibus C. Cotta tantummodo locos ac sententias huius disputationis tradidisset, quo in genere orationis utrumque oratorem cognoueramus, id ipsum sumus in eorum sermone adumbrare conati. 

« N’ayant pas assisté à l’entretien même, dont j’ai eu connaissance par Cotta, qui s’est borné à me transmettre les différents points de la discussion et les avis exprimés, je me suis efforcé de reproduire en gros, dans le langage de Crassus et d’Antoine, ce que je savais de la manière de chacun d’eux.»

453.

Sur la valeur politique de cette mise en abyme, fréquente dans les dialogues cicéroniens, cf. l’analyse de M. Rambaud, Cicéron et l’histoire romaine…, citée dans l’Annexe n° 11, p. 492.

454.

CIC., De or. I, 24 : « …Lucius Crassus pendant les fêtes des Jeux Romains (je me souviens que la chose me fut racontée) se rendit, comme pour se recueillir, à sa campagne de Tusculum. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1922)

455.

Sur l’enfance et l’adolescence de Cicéron, cf. G. Rolin, « La jeunesse perturbée de M. Tullius Cicéron », LEC 47, 4, 1979, 335-346, et LEC 48, 1, 1980, 43-60.

456.

CIC., De or. II, 1. Sur la relation privilégiée de Cicéron élève et de Crassus, et sur l’enseignement dispensé dans son école, cf. G. Rolin, « La jeunesse perturbée de M. Tullius Cicéron (II) », LEC 48, 1, 1980, 43-60, p. 43-46. M. Ruch, Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron…, p. 195, constate la force d’évocation des préambules du De oratore, qui parviennent à faire revivre les personnages d’un passé regretté, ressassé (recordatio) par Cicéron, en premier lieu Crassus, et qui traduisent ainsi sa nostalgie : « … les motifs développés I, 1-3 et III, 13-14 constituent respectivement le prélude et l’épilogue de l’ouvrage : par eux le passé revit et pénètre le présent : Ac mihi repetenda est ueteris cuiusdam memoriae non sane satis explicata recordatio. (I, 4) ; Acerba sane recordatio ueterem animi curam molestiamque renouauit. (III, 2) : c’est la puissance évocatrice du souvenir, la continuité de la tradition qui fait de l’ouvrage un monument historique et un témoignage vivant. » Sur l’émotion ressentie par Cicéron à la mort de Crassus, cf. V. Pöschl, Römischer Staat und griechisches Staatsdenken bei Cicero, p. 179.

457.

CIC., De or. III, 1 : « … un souvenir bien amer est venu réveiller dans mon esprit des regrets et une douleur qui dataient de loin. »

458.

Ibid. III, 1 : « Ce beau talent, digne d’être immortel, cette politesse charmante, cette perfection morale de Lucius Crassus, tout cela fut éteint par une mort subite, dix jours à peine après celui dont ce livre et le précédent rapportent les entretiens. »

459.

Ibid. III, 9 : « Cette mort de Lucius Crassus, si souvent l’objet de tant de pleurs, qui donc n’aurait toute raison de la trouver heureuse, en se rappelant la fin de ceux-là mêmes qui eurent peut-être alors avec lui leur conversation dernière ? »

460.

Ibid. III, 9-11. Sur cette crise et sur la douleur de Cicéron confronté à la perte de ses maîtres et amis, cf. G. Rolin, « La jeunesse perturbée de M. Tullius Cicéron (II) », LEC 48, 1, 1980, 43-60, p. 54-61. S. Charrier, « Les années 90-80 dans le Brutus de Cicéron (§§ 304-312) : la formation d’un orateur au temps des guerres civiles », REL 81, 2003, 79-96, p. 85-87, recense les maîtres de Cicéron durant cette période de formation, à partir de ses récits autobiographiques : Crassus, les deux Scaevola, Philon de Larissa, Molon de Rhodes, Diodote, Staseas, Aelius Stilo, Posidonius. Sur C. Aurelius Cotta et P. Sulpicius Rufus, cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t. 1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, p. 174.

461.

Ibid. III, 9 : « En effet, nous gardons en mémoire que Quintus Catulus, cet homme éminent à tous les titres, quand il suppliait non point qu’on lui laissât, intacte, sa situation, mais qu’on lui permît de fuir en exil, fut forcé de se priver lui-même de la vie . » (trad. H. Bornecque et E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1930).

462.

L’analogie se poursuivra avec la guerre civile de 49, comme le rappelle S. Charrier, « Les années 90-80 dans le Brutus de Cicéron (§§ 304-312) : la formation d’un orateur au temps des guerres civiles », REL 81, 2003, 79-96, p. 89 : « Ce rapprochement avec les années 90-80 a hanté Cicéron et ses contemporains, dès le début du conflit, comme l’attestent les lettres de 49, où les belligérants sont comparés à Sylla, Marius, Cinna. César lui-même, dans une lettre écrite après la prise de Corfinium, affirmait que Sylla ne constituait pas un modèle pour lui. » E. Narducci, Cicerone e l'eloquenza romana : retorica e progetto culturale, Roma, Bari, Laterza, 1997 (Quadrante 86) observe la nostalgie et l’amertume de ces préambules pathétiques qui établissent un parallèle entre deux crises politiques, entre le destin de Cicéron et celui de ses interlocuteurs. Selon A. Michel, « La pédagogie de Cicéron dans le De oratore : comment unir l’idéal et le réel », REL 64, 1986, 72-91, p. 77, Cicéron établit un parallèle entre l’amitié des interlocuteurs du dialogue et l’union des Romains contre Catilina en 63. Sur l’enchaînement des guerres civiles constaté par les Romains eux-mêmes, cf. P. Jal, La guerre civile à Rome, Paris, PUF, 1963, p. 44-55.

463.

Sur la carrière et l’œuvre oratoire d’Hortensius, cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t. 1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, p. 217-219.

464.

CIC., Brut. 1 : « … à cette pensée, des souvenirs me revenaient : c’était lui qui m’avait ouvert l’accès de ce collège en me déclarant sous serment digne d’y être admis ; c’était lui qui m’avait consacré, ce qui, d’après les institutions des augures, m’imposait le devoir de le traiter comme un père. »

465.

Cf. M. Ruch, Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron…, p. 258.

466.

Ibid. p. 259 : « L’évocation des temps anciens fait naturellement suite à la consolatio. Le raccord entre prooemium et dialogue s’établit aisément : dernier représentant de l’éloquence politique, Hortensius clôt la série des noms illustres que Cicéron va évoquer ; sa mémoire est indissolublement liée à l’histoire de l’éloquence romaine. » Sa nostalgie est soulignée (p. 262) : « Au passé illustré par la double gloire de Cicéron et d’Hortensius s’oppose un présent qui n’est plus que décadence. »

467.

CIC., Brut. 9 : « Leur mémoire et le rappel de leurs noms, au milieu de nos grandes et terribles préoccupations, fut pour moi un véritable plaisir un jour que j’y avais été amené par le hasard d’une conversation. »

468.

Cicéron obtiendra son rappel avec le discours Pro Marcello. Il sera tué sur le chemin du retour à Athènes.

469.

CIC., Brut. 251 : « D’un homme aussi parfait que Marcellus, repris-je, et qui m’est si cher, j’ai plaisir évidemment à entendre faire l’éloge ; mais cela me ramène au souvenir des malheurs publics, et c’était justement pour les oublier que j’ai prolongé cet entretien. »

470.

Ibid. 266 : « Alors Brutus, vivement ému par la mention de Torquatus et de Triarius, qu’il avait tendrement chéris : « Ah, dit-il, sans parler des autres sujets de douleur, qui sont innombrables, je ne puis penser à ces deux hommes sans déplorer que ton infatigable intervention en faveur de la paix ait été sans effet. » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1923).

471.

Ibid. 266 : « Ne parlons pas, dis-je, Brutus, de tout cela, pour ne pas augmenter notre chagrin ; car si le souvenir du passé est amer, plus amère encore est l’attente de l’avenir. Cessons donc de gémir… »

472.

M. Ruch, Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron…, analyse la succession des dialogues consacrés au souvenir d’un ami défunt (p. 276).

473.

Cf. De or. II, 299 ; Luc. 2 ; fin. II, 104. La récurrence de l’anecdote révèle son importance pour Cicéron : il ne faut pas négliger les explications morales données par Thémistocle lui-même, désireux d’oublier. Dépassant la simple querelle rhétorique, cette référence paraît toucher directement la sensibilité de Cicéron, qui n’a jamais nié que l’Athénien fût l’un de ses modèles politiques. Contra, A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne : Ve siècle av. J.-C.-Ier siècle ap. J.-C., Rome-Paris, de Boccard, 1989, p. 311, pour qui l’anecdote illustre l’opposition à la méthode d’acquisition de la mémoire : « La résistance à la méthode semble d’ailleurs avoir existé de tout temps puisque Cicéron rappelle le refus de Thémistocle d’acquérir le nouvel art en disant qu’il aurait préféré apprendre au lieu d’une technique de mémoire un art de l’oubli. » Le rôle de Thémistocle serait alors limité à celui d’un porte-parole des adversaires de la méthode, comme Quintilien.

474.

A. Michel, « Eloquence et rhétorique à Rome à l’époque classique », XI e congrès de l’association G. Budé, Pont-à-Mousson, 29 août-2 sep. 1983, t. 1, 63-108, voit dans la primauté donnée à la philosophie sur la rhétorique à cette époque par Cicéron une étape avant le retour à la politique (p. 80) : « La lecture de l’Hortensius, en effet, peut faire croire, en effet, à un glissement vers la philosophie. Mais Cicéron ne s’est pas arrêté à l’Hortensius. Il a fini par les Topiques, le De officiis, le De amicitia, les Philippiques. La philosophie ne pouvait manquer de le relancer vers l’action, donc vers la parole héroïque dans laquelle il donnait sa vie. »