A. Un critère de moralité

1. Des hommes de qualité

La memoria est toujours jugée comme une vertu dans les textes théoriques de Cicéron. De même, les portraits qui émaillent sa correspondance attribuent la memoria à des hommes de bien, voire d’exception. Ainsi, recommandant Trebatius à César, en avril 54, il vante ses qualités de cœur, puis ses facultés intellectuelles, parmi lesquelles sa mémoire hors du commun (singularis memoria), qui garantit ses connaissances en droit et, plus largement, sa vaste érudition (scientia) :

‘accedit etiam, quod familiam ducit in iure ciuili singulari memoria, summa scientia 475

Cette qualité est constitutive de l’honnête homme, de l’homme accompli, dans sa pleine acception humaine 476 . Mais à travers la répétition de ce motif, elle prend un sens précis et pragmatique dans le sous-genre épistolaire que représente la lettre de recommandation 477 .

En effet, Marcus justifie cette attention portée à la memoria des hommes qu’il recommande, récurrente dans sa correspondance, par exemple dans une autre missive adressée à César, en décembre 46 ou janvier 45 : il dresse un portrait flatteur d’un affranchi de Crassus, Apollonius, qui a aidé l’auteur en Cilicie en 51, et l’imperator victorieux à Alexandrie et en Espagne. Cultivé, il souhaite raconter les hauts faits de César en vers. Marcus fonde la loyauté de cet homme sur la fidélité qu’il a su montrer au souvenir de son ancien maître Crassus en rejoignant les partisans de César à la guerre :

‘… sed neque egere mihi commendatione uidebatur (Apollonius), qui et in bello tecum fuisset et propter memoriam Crassi de tuis unus esset… 478

La fidélité envers l’un garantit la fidélité envers l’autre ; le poids de la memoria dans les choix d’Apollonius assure sa loyauté indéfectible et inspire donc confiance.

Cette conduite se répète en octobre 44, quand Caius Matius affirme sa fidélité au souvenir de son ami assassiné, Jules César, malgré ses détracteurs ; ainsi, il a été commissaire aux Jeux donnés pour la victoire de César par le jeune Octavien, obligation (officium) justifiée par le souci de la mémoire et de l’honneur du général défunt, même si, selon R. Combès, l’éloge de la loyauté de Matius envers César est dicté moins par les « sentiments personnels » que par « les liens sociaux ou politiques » 479  :

‘Ad ludos quos Caesaris Victoriae Caesar adulescens fecit curaui : at id ad priuatum officium, non ad statum rei publicae, pertinet ; quod tamen munus et hominis amicissimi memoriae atque honoribus praestare etiam mortui debui et optimae spei adulescenti ac dignissimo Caesare petenti negare non potui. 480

Le superlatif amicissimi souligne le rapport étroit établi entre la memoria et l’amicitia : sans memoria, l’amicitia n’existe plus. C’est la memoria qui permet de vérifier la force de l’amicitia, notamment après la mort, ici de César, là de Crassus. Une fois ceux-ci morts, rien n’empêche leurs proches de les renier, sinon la loyauté, la fides ; l’attention portée à la memoria en est la preuve. L’oubli est conçu comme une trahison, le souvenir, au contraire, comme une marque de loyauté. La memoria procure donc un crédit moral supplémentaire aux individus parce qu’elle les incite à assumer leur officium.

Fig.3 : Denier d’argent à l’effigie de César, Bibliothèque nationale, Cabinet des Médailles ; cf. P. Grimal,
Fig.3 : Denier d’argent à l’effigie de César, Bibliothèque nationale, Cabinet des Médailles ; cf. P. Grimal, La civilisation romaine, Paris, Arthaud, 1960, ill. 9. Denier d’argent à l’effigie de César, Bibliothèque nationale, Cabinet des Médailles ; cf. P. Grimal, La civilisation romaine, Paris, Arthaud, 1960, ill. 9.

Inversement, à la fin du deuxième mois intercalaire de 46 (qui précède décembre), Cicéron fustige les absences d’Atticus, qui a oublié leur rendez-vous. A Atticus qui avait considéré son goût pour un feu matinal comme un signe de vieillesse, il rétorque que la perte de mémoire en est un indice plus grave :

‘sed quod scribis “igniculum matutinum <γεροντικόν>”, γεροντικώτερον est memoriola uacillare 482

L’hapax memoriola, diminutif souriant de memoria, renforce le sarcasme, dans la conversation badine de deux vieux amis, mais traduit aussi un attachement certain, confirmé par les exemples précédents, à l’activité de la mémoire. Derrière la raillerie se retrouve une constante de l’analyse psychologique cicéronienne : la singularis memoria d’un Trebatius est un signe de rigueur matérielle et morale, car elle offre une garantie de loyauté et de respect de la parole donnée.

Notes
475.

CIC., fam. VII, 5, 3 ; lettre 134 : « Ajoute à cela que c’est un chef de file en droit civil, qu’il a une mémoire exceptionnelle, une érudition de premier ordre. »

476.

César lui-même était connu pour sa mémoire exceptionnelle. Cf. J. Carcopino, Jules César, Paris, PUF, 1935, 5e édition 1968, p. 127.

477.

Sur la recommandation de Trebatius à César, cf. J. Boes, La Philosophie et l'action dans la correspondance de Cicéron, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1990, p. 153-157.

478.

CIC., fam. XIII, 16, 3 ; lettre 573 : « … mais d’une part il me semblait n’avoir aucunement besoin de recommandation, puisqu’il avait été près de toi à la guerre et qu’en mémoire de Crassus il était par excellence l’un des tiens »

479.

R. Combès, « Cicéron et Matius : “amitié“ et politique à Rome », REL 36, 1959, 176-186, p. 179. Le chercheur évoque l’amicitia politique qui les lie et leur crée des obligations plus sociales qu’affectives (p. 182-183) : « … l’amicitia… tisse à travers la société romaine des chaînes de relations souvent entremêlées, destinées à fournir aux hommes politiques des appuis électoraux et financiers, et ces réseaux d’influences indispensables dans toute course au pouvoir. Aux jours sombres de la puissance de César, Cicéron reprend courage en songeant aux “amis” qu’il possède dans l’entourage même du dictateur ». M. Griffin, « From Aristotle to Atticus : Cicero and Mattius on Friendship », Philosophia togata II, , éd. M. Griffin and J. Barnes, Oxford, Clarendon Press, 1997, 86-109, p. 91-94, fait le point sur la vieille amitié qui lie Cicéron et Matius, à travers leur correspondance. Cet éloge de la loyauté de Matius est tempéré par la composition du Laelius (cf. infra p. 282 note 934 sur le Laelius). Sur l’amicitia comme loi naturelle fondant la société des hommes, cf. J. Boes, La Philosophie et l'action dans la correspondance de Cicéron, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1990, p. 55-57 : « A ses yeux, le groupement entre les hommes, qu’il soit politique ou amical, n’a en théorie qu’une seule origine, le mouvement spontané de la nature. Le De republica parle d’une naturalis hominum congregatio (I, 39) » (p. 56).

480.

CIC., fam. XI, 28, 6 ; lettre 815 : « J’ai été commissaire aux Jeux donnés pour la Victoire de César par le jeune César : mais cela est lié à une obligation d’ordre privé, non à la structure de l’Etat. D’ailleurs, je me devais d’assumer cette charge pour la mémoire et l’honneur d’un ami très cher et je ne pouvais le refuser à la demande d’un jeune homme du plus bel avenir et parfaitement digne de César. »

481.

Denier d’argent à l’effigie de César, Bibliothèque nationale, Cabinet des Médailles ; cf. P. Grimal, La civilisation romaine, Paris, Arthaud, 1960, ill. 9.

482.

CIC., Att. XII, 1, 2 ; lettre 560 : « mais, quand tu écris qu’“un petit feu le matin est signe de vieillesse”, c’est un signe de vieillesse avancée d’avoir une petite défaillance de mémoire »