b. Les promesses de la memoria

Au-delà de la protestation d’amitié et de constance dans les affections, l’appel à la memoria participe à un processus d’engagement. En renouvelant les marques de fidélité, il semble impliquer l’accomplissement des promesses passées. La memoria exerce une contrainte réelle sur les correspondants ; car, partagée, elle établit un véritable contrat 509 , la mémoire de chacune des parties assurant son exécution et interdisant toute transgression.

Comme dans l’historiographie, memoria appartient à une locution de certitude qui traduit la fiabilité des engagements pris. Ainsi Cicéron s’étonne 510 du refus du proquesteur Publius Sestius, qui lui a été communiqué par le libraire Decius, d’avoir un successeur ; en effet, il entre en contradiction avec sa décision précédente, comme l’atteste la mémoire de Cicéron :

‘… tamen, quod memoria tenebam cuius modi ad me litteras antea misisses, non satis credidi homini prudenti tam ualde esse mutatam uoluntatem tuam. 511

Récurrent dans cet emploi, tenere exprime la force de la conviction de Cicéron, qui souhaite éviter une erreur d’interprétation en plaçant Sestius devant ses responsabilités : c’est lui qui a changé d’avis, et non Cicéron qui a commis un impair.

Avec la même expression il contraint en 56 Quintus Valerius Orca à se remémorer leur entretien avant le départ de celui-ci en tant que préteur en Afrique et la requête qu’il lui avait adressée pour son ami Cuspius :

‘Credo te memoria tenere me et coram P. Cuspio tecum locutum esse, cum te prosequerer paludatum, et item postea pluribus uerbis tecum egisse ut, quoscumque tibi eius necessarios commendarem, habere eos in numero meorum necessariorum. 512

La présence d’un témoin, Cuspius en personne, renforce le caractère contraignant de la locution memoria tenere, et donne à la conversation une réalité plus indéniable encore.

Cicéron subit lui-même le poids de cette règle : la fidélité à la mémoire lui interdit toute possibilité de renoncer à ses engagements. Ainsi, l’édile curule Marcus Caelius Rufus exhorte 513 l’orateur à se conformer à la promesse qu’il lui rappelle et à lui envoyer des panthères destinées à des jeux, depuis la Cilicie, dont il a la charge :

‘Tu si modo memoria tenueris et Cibyratas arcessieris itemque in Pamphyliam litteras miseris (nam ibi plures capi aiunt), quod uoles efficies. 514

Devançant même les récriminations, Cicéron en appelle à la mémoire de son correspondant Marcus Marius en octobre 55 pour confirmer la réalisation de son propre engagement ; il doit raconter à Marius les jeux auxquels il n’a pu assister :

‘Haec ad te pluribus uerbis scripsi quam soleo, non otii abundantia sed amoris erga te, quod me quadam epistula subinuitaras, si memoria tenes, ut ad te aliquid eiusmodi scriberem, quo minus te praetermisse ludos paeniteret. 515

On l’observe à travers ces deux exemples anecdotiques : la memoria intervient dans la confirmation d’une relation amicale et loyale, même dans un contexte futile.

A fortiori, elle est mise en jeu dans des affaires autrement plus importantes, lorsqu’il s’agit de resserrer des liens politiques pour faciliter l’union contre le parti adverse ou empêcher la désagrégation de la République en rassemblant ses forces. La memoria apparaît dès lors comme un facteur d’apaisement puisqu’elle suscite un climat de confiance. Ainsi, Cicéron garantit à l’automne 46 la fin des ennuis de Ligarius, capturé par César après la bataille de Thapsus ; il le rassure et affirme sa foi dans la clémence du nouveau maître de Rome, en faisant appel à la mémoire de son correspondant pour vérifier, à l’avenir, la véracité de ses dires :

‘Quare mihi crede et memoriae manda me tibi id adfirmasse, te in istis molestiis diutius non futurum. 516

La memoria garantit la loyauté de Cicéron et doit raffermir la confiance de Ligarius : elle engage la parole de l’avocat qui ira jusqu’à le défendre devant Jules César.

Inversement, Cicéron s’efforce à son tour d’enchaîner ce dernier à sa mémoire, puisque par l’intermédiaire de Lucius Munatius Plancus, il tente au début de l’année 46 d’extorquer la clémence de César envers Caius Capito. En effet, Capito se trouve spolié de l’héritage d’un parent, Antistius, sous prétexte que celui-ci était compromis avec Pompée. Or, Capito ne mérite pas cet opprobre puisqu’il a toujours honoré César. Ce dernier ne peut l’avoir oublié pour en avoir lui-même fait l’expérience. Cicéron déclare donc se fier à la mémoire de César 517 , qui témoigne en la faveur de Capito :

‘Sed ipse huius rei testis est ; noui hominis memoriam. 518

Il invite donc Plancus à puiser dans les souvenirs de César pour soutenir Capito :

‘Itaque nihil te doceo ; tantum tibi sumito pro Capitone apud Caesarem quantum ipsum meminisse senties. 519

Derrière l’éloge à première vue flatteur de la mémoire du dictateur se cache une arme véritable, susceptible d’engager la responsabilité d’un individu. L’exemple le plus significatif en est la recommandation de Lucius Oppius, dans trois lettres successives. Il s’agit de l’homme d’affaires d’un chevalier, Lucius Egnatius Rufus, ami intime de Cicéron. Celui-ci demande, durant l’hiver 47-46, à Quintus Gallius de veiller sur Oppius et sur les affaires d’Egnatius. Pour ce faire, Cicéron invite Gallius à rédiger une note au sujet d’Oppius, un aide-mémoire, qui, lorsque Gallius sera arrivé dans sa province, lui rappellera cette recommandation :

‘Velim memoriae tuae causa des litterarum aliquid quae tibi in prouincia reddantur, sed ita conscribas ut tum cum eas leges facile recordari possis huius meae commendationis diligentiam. 520

Cicéron anticipe donc non sans finesse un oubli futur de Gallius en se préparant à lui raviver la mémoire indirectement, par billet interposé. Cette prévention place la memoria au cœur du dispositif cicéronien, ce qu’atteste une autre référence de 46, qui voit l’orateur prudent recommander également Oppius à un autre personnage en vue, Quintus Marcius Philippus :

‘Etsi non dubito pro tua in me obseruantia proque nostra necessitudine quin commendationem meam memoria teneas, tamen etiam atque etiam eundem tibi L. Oppium, familiarem meum, praesentem et L. Egnati, familiarissimi mei, absentis negotia commendo. 521

Cicéron contraint ainsi doublement son correspondant, par un raisonnement retors. La litote non dubito apparaît comme une locution de certitude confirmant la confiance placée par Marcus dans la bonne volonté de Philippus, l’emploi de l’expression memoria teneas l’enferrant dans sa promesse. Du coup, la recommandation de Cicéron ouvre une nouvelle incertitude, qui sonne comme un rappel à l’ordre pour Philippus. Ainsi, la recommandation est réitérée pour interdire tout oubli de la part du magistrat en lui rappelant son engagement.

Une dernière lettre vient clore l’affaire d’Oppius, toujours en 46. Cicéron s’adresse de nouveau à Gallius, cette fois pour le remercier, non d’avoir suivi sa recommandation, mais plus précisément de s’en être souvenu ! Mettre l’accent sur la memoria plutôt que sur la réalisation de l’engagement est flatteur pour Gallius et le définit comme un homme de parole ; Cicéron en profite pour réitérer, avec la même insistance, sa recommandation de veiller aux affaires d’Egnatius :

‘Etsi ex tuis et ex L. Oppi, familiaris mei, litteris cognoui te memorem commendationis meae fuisse idque pro tua summa erga me beneuolentia proque nostra necessitudine minime sum admiratus… 522

Ainsi la memoria, dans un cadre individuel, se trouve associée au dévouement (beneuolentia) et à l’amitié (necessitudo), et intervient davantage encore dans l’établissement de relations affectives étroites. Ce poids est confirmé par l’insistance de Cicéron à ce sujet : après avoir recommandé Oppius à la mémoire de Gallius (lettre 468), et renouvelé cette prière auprès de Philippus (lettre 472), il rend grâce à Gallius de nouveau de s’en être souvenu et d’avoir ainsi honoré l’engagement pris pour lui par Cicéron, qui surenchérit en usant de l’expression de sa reconnaissance pour renouveler sa recommandation ! Il crée ainsi un mouvement allant de la prière aux remerciements, puis des remerciements à la prière, de l’appel à la mémoire à l’éloge, puis de l’éloge à l’appel à la mémoire, qui pourrait se poursuivre à l’infini, engageant toujours plus avant la responsabilité du correspondant.

Notes
509.

Nous évoquions un contrat oratoire dans le domaine rhétorique.

510.

En décembre 62.

511.

CIC., fam. V, 6, 1 ; lettre 16  : « … cependant, parce que je gardais en mémoire quelles lettres tu m’avais précédemment adressées, je n’ai guère cru, sur la foi de cet homme pourtant sérieux, que ta volonté fût à ce point changée. » (trad. L.-A. Constans modifiée, Paris, CUF, 1934).

512.

Ibid. XIII, 6, 1 ; lettre 119 : « Tu gardes en mémoire, je pense, l’entretien que j’ai eu avec toi, en présence de P. Cuspius, alors que je t’accompagnais quittant Rome avec le manteau de guerre, et la prière insistante que je t’ai adressée par la suite de traiter comme mes amis tous les gens que je te recommanderais en qualité d’amis de Cuspius.»

513.

Le 2 décembre 51.

514.

CIC., fam. VIII, 9, 3 ; lettre 210 : « Pour toi, si seulement tu gardes ma requête en mémoire, si tu fais venir des panthères Cibyrates et si tu écris en Pamphylie (car on dit qu’il s’en prend plus là qu’ailleurs), tu obtiendras ce que tu voudras. » (trad. L.-A. Constans et J. Bayet modifiée, Paris, CUF, 1935).

515.

Ibid. VII, 1, 6 ; lettre 127 : « Je t’ai écrit une lettre plus longue qu’à mon habitude, non que j’aie trop de temps à moi, mais parce que je t’aime beaucoup : ne m’avais-tu pas, par certaine lettre, discrètement invité, si tu le gardes en mémoire, à t’écrire quelque chose qui pût diminuer ton regret d’avoir manqué les jeux ? »

516.

Ibid. VI, 13, 3 ; lettre 507 : « Aussi fais-moi confiance et grave dans ta mémoire l’assurance que je te donne : tu n’attendras pas longtemps la fin de tes ennuis. »

517.

Sur la mémoire de César, cf. Deiot. 42, Phil. II, 116. Cette discrète pression est récurrente chez Cicéron vis-à-vis des maîtres de Rome, en particulier lorsque leur pouvoir, quasi-monarchique, s’exerce dans l’illégalité. En effet, après la mort de César, le vieil orateur l’adressera à l’héritier de ce dernier, tout aussi tyrannique et hors-la-loi, invitant Octavien à se rappeler ses promesses, d’après un fragment daté de juin/juillet 43  (epist. ad Oct. XXII ; Nonius Marcellus, De compendiosa doctrina, 362, 28 M ; Chr. Weyssenhoff, Varsovie, 1970, 28 ; W. S. Watt, Oxford, 1958, 29).

518.

CIC., fam. XIII, 29, 6 ; lettre 474 : « Mais celui-ci en est lui-même témoin ; je connais la mémoire du personnage. »

519.

Ibid. XIII, 29, 6 : « Aussi n’ai-je rien à t’enseigner ; prends à ton compte, pour soutenir Capito devant César, tout ce que tu trouveras dans les souvenirs de César lui-même. »

520.

Ibid. XIII, 43, 2 ; lettre 468 : « Pour aider ta mémoire, expédie, s’il te plaît, une note destinée à t’être remise dans ta province, mais rédige-la en termes tels que, quand tu la liras, tu puisses aisément te rappeler la chaleur attentive de ma présente recommandation. »

521.

Ibid. XIII, 7, 4 ; lettre 472 : « Je ne doute pas, étant donné les égards que tu me marques et les liens qui nous unissent, que tu gardes en mémoire ma recommandation ; cependant, je te recommande L. Oppius, un ami intime, présent sur place, et les affaires de L. Egnatius, un ami très intime, en son absence. »

522.

Ibid. XIII, 44, 2 ; lettre 473 : « Ta lettre et celle de mon ami L. Oppius m’ont appris que tu avais gardé en mémoire ma recommandation et, étant donné ton dévouement sans borne à mon égard et les liens qui nous unissent, je n’en ai pas été du tout surpris »