c. Les engagements et les contradictions de Cicéron

Cicéron est capable de se conformer à la règle abondamment affichée dans sa correspondance : le respect de la parole donnée et le souci des recommandations qu’on lui a faites, avec l’aide d’une mémoire fidèle. Ainsi, alors qu’il se rend en 51 dans la province dont il a la charge, la Cilicie, et qu’il constate la misère générale du pays, il écrit entre deux étapes 523 pour assurer Atticus qu’il n’oublie pas sa recommandation :

‘… tamen surripiendum aliquid putaui spati, ne me immemorem mandati tui putares. 524

Une fois de plus, la litote employée dans le cadre du souvenir (ne… immemorem) garantit une mémoire sans faille, donc l’exécution des engagements pris.

Néanmoins, confronté à certaines situations délicates, il est prêt à transiger avec ses principes et à exercer un jugement critique sur une utilisation systématique de la memoria individuelle comme principe d’implication. Ainsi, alors qu’Atticus l’a encouragé à rédiger un mémoire sur Hortensius, Marcus lui répond en juin 56 qu’il n’a pas oublié son avis (toujours à l’aide de la litote non immemor), mais qu’il craint de se montrer indiscret par écrit, et donc de paraître s’acharner contre Hortensius en révélant ses torts — Cicéron s’est senti trahi par Hortensius et par l’ensemble des optimates à l’occasion de son exil en 58 — :

‘Quod me admones ut scribam illa Hortensiana, in alia incidi non immemor istius mandati tui ; sed mehercule incipiendo refugi, ne, qui uideor stulte illius amici intemperiem non tulisse, rursus stulte iniuriam illius faciam illustrem si quid scripsero… 525

L’oubli serait condamnable puisque la memoria est une vertu, mais Cicéron renonce à charger Hortensius. En fait, cette attitude s’apparente à la clementia, marque de supériorité, qui néglige volontairement les dommages subis. C’est une forme de la mémoire sélective, revendiquée également dans l’historiographie 526 .

Du reste, Cicéron prétend se conformer aux contraintes que lui dicte sa memoria personnelle, pour ainsi dire sa conscience — la memoria n’est-elle pas constitutive de la prudentia, cette faculté de jugement qui permet de prendre la décision sage ? En effet, alors qu’il se plaint 527 à Atticus du manque de reconnaissance de César à son égard, il reconnaît toutefois que, si l’imperator lui accordait plus de largesses, sa memoria lui rappellerait le sens du devoir et de l’action politique (aliquid nobis dignum) et lui interdirait toute neutralité bienveillante, au contraire d’Atticus, Volcacius ou Servius :

‘Quae si secus essent totumque se ille in me profudisset, tamen illa quam scribis Custos Vrbis me praeclarae inscriptionis memorem esse cogeret nec mihi concederet ut imitarer Volcacium aut Seruium (quibus tu es contentus), sed aliquid nos uellet nobis dignum et sentire et defendere. 528

La mémoire est impliquée par la dévotion particulière de Cicéron envers Minerve (Custos Vrbis), à qui il a dédié une statue avant son exil. L’inscription qui l’accompagnait est considérée comme engageant la responsabilité de l’orateur, et son souvenir comme un avertissement permanent, l’encourageant à tenir son rang et à persévérer dans la voie politique qu’il a ouverte, en évitant les compromissions. La memoria implique une prise de conscience — la proximité de dignum ajoute une connotation morale — et impose à l’individu d’accomplir son devoir sans faiblir.

Elle est précisément au cœur d’un débat qui oppose Atticus et Cicéron par lettres interposées et qui met en jeu un choix capital pour l’Arpinate, cause de longues semaines d’indécision : son goût personnel pour la paix, ou la loyauté envers Pompée, donc l’adhésion au parti de la guerre contre César et le départ en Grèce avec les Pompéiens en 49. Il se trouve lui-même pris à son propre piège lorsque, dans la crise la plus grave de la République, il doit ainsi choisir entre Pompée et César.

Après ses protestations de fidélité à ses serments, Cicéron se trouve lié par la memoria qui doit entraîner le respect des obligations qu’on s’est imposées, donc la constance dans l’action politique. Pourtant un cas de conscience se fait jour lors du conflit qui déchire le monde romain à partir de 49. Ce cas de conscience est reconnu et expliqué par Cicéron avec le recul donné par les années, en mai 46, quand il justifie sa ligne de conduite auprès de son correspondant Marcus Marius, fidèle de César : son adhésion au camp pompéien, puis son retrait après Pharsale ; il voulait éviter la prise de pouvoir d’un homme seul à Rome, mais une fois celle-ci inévitable, il s’efforça de faire renaître la paix en refusant la fuite en avant des Pompéiens. En particulier, il se rappelle leur dernière rencontre, le 12 mai 49, alors que Marius venait une dernière fois le prier de rejoindre le parti de César, lui laissant ainsi le choix entre son salut personnel — le camp du futur vainqueur de Pharsale — et son devoir — suivre Pompée à qui il est lié par le souvenir d’engagements passés :

‘… solet in mentem uenire illius temporis quo proxime fuimus una ; quin etiam ipsum diem memoria teneo : nam a. d. IIII Id. Mai. Lentulo et Marcello cos., cum in Pompeianum uesperi uenissem, tu mihi sollicito animo praesto fuisti. 529

L’évocation de la memoria paraît importante à ce moment précis, car elle implique deux conséquences pour Cicéron : la reconnaissance personnelle envers Marius qui lui a tendu la main plus d’une fois pour faciliter un rapprochement avec César et favoriser un règlement pacifique de la situation, alors que Cicéron faisait office d’intermédiaire entre les deux imperatores survivants ; mais aussi la certitude d’avoir choisi le bon camp, en respectant les engagements passés avec Pompée et plus largement en se souvenant des services qu’ils se sont mutuellement rendus 530 .

Pourtant, la présentation de ce débat paraît simplifiée, dans son évidence, pour embellir l’image de Cicéron, alors que deux lettres échangées avec Atticus au moment du drame révèlent la complexité de la situation et la difficulté que Cicéron éprouva à choisir son camp, dans son hésitation à suivre Pompée.

En effet, le 17 février 49, il remercie de ses louanges Atticus qui célèbre ses actions passées et l’invite à en conserver le souvenir :

‘Nam quod me hortaris ad memoriam factorum, dictorum, scriptorum etiam meorum, facis amice tu quidem mihique gratissimum 531

Cet appel pressant à la mémoire, flatteur pour Cicéron, souligne une cohérence dans son activité, qui met en parallèle son action politique (factorum), ses discours (dictorum) et son œuvre de conceptualisation philosophique (scriptorum) pour mieux l’encourager à préserver cette cohérence dans le temps, à rester fidèle au souvenir qu’il a gardé de son glorieux passé. L’adresse prend donc la forme d’une exhortation au respect des engagements passés, à la constance dans la ligne suivie. Or, si Cicéron ne se montre pas insensible à un tel éloge, il n’en a pas moins du mal à assumer le départ pour la Grèce en compagnie de Pompée auquel l’encourage Atticus, car il considére que le général n’aurait pas dû quitter Rome.

Cicéron précise les raisons de sa résistance aux suggestions de son ami quelques jours plus tard, le 21 février 49 : il blâme Pompée d’abandonner tous les hommes d’honneur qui pourraient résister à César, comme Domitius — d’où sa méfiance envers les troupes pompéiennes, jugées peu fiables —, plus encore de laisser l’Italie à son ennemi 532 . En conséquence, Atticus tente à nouveau de retourner son culte de la memoria contre lui ; il a déjà loué son passé, qui devait l’inciter à choisir le camp pompéien parce qu’il est celui de la légalité. Mais passant de l’éloge au blâme, il lui reproche désormais de trahir ses serments passés ; il compte bien réveiller la mémoire qui semble lui faire défaut, pour le contraindre à respecter ses engagements à l’égard de Pompée. Car Cicéron affirmait alors qu’il valait mieux perdre avec Pompée que gagner avec les autres :

‘Quod enim tu meum laudas et memorandum dicis, malle quod dixerim me cum Pompeio uinci quam cum istis uincere, — ego uero malo, sed cum illo Pompeio qui tum erat aut qui mihi esse uidebatur 533

L’adjectif verbal memorandum traduit le caractère contraignant de la memoria : la négliger, c’est trahir ses engagements, les obligations de loyauté qui en découlent. Cicéron se trouve confronté à un dilemme : tenir une promesse qui lui déplaît ou suivre son instinct du moment, quitte à renier une valeur forte de sa philosophie morale, la memoria, qu’il a tant vantée par ailleurs 534 .

Sa réponse ne peut être satisfaisante : confus, il accable Pompée qu’il accuse d’avoir changé et de ne plus mériter la confiance qui justifiait son propre engagement oral. Il se décharge ainsi du poids de la memoria, se jugeant délié des obligations qu’elle impose par les manœuvres d’un Pompée lui-même peu fiable. Il prie donc Atticus de ne plus en jouer de façon aussi insidieuse à son encontre, considérant qu’il n’a pas trahi une memoria qui n’a plus lieu d’être par la faute de Pompée. Au bout du compte, Cicéron, après bien des atermoiements, fera ce qu’on attendait de lui, accomplissant le devoir que lui imposait le poids de la memoria — comme il l’exposait dans la lettre 480 adressée à Marius, évoquée plus haut —, pour se retirer une fois la défaite de Pharsale consommée, écœuré, mais satisfait d’avoir rempli ses obligations envers Pompée.

Ainsi se dévoile une approche sans doute plus nuancée de la memoria qu’on l’aurait cru. Cicéron se révèle capable d’en affiner sa perception pour finalement légitimer un comportement plus contrasté.

Notes
523.

Le 14 août.

524.

CIC., Att. V, 16, 1 ; lettre 207 : « Je crois devoir pourtant dérober quelques minutes à mon horaire, afin que tu ne penses pas que j’oublie ta recommandation. »

525.

Ibid. IV, 6, 3 ; lettre 113 : « Quant aux conseils que tu me donnes de rédiger cet écrit sur Hortensius, je me suis mis à autre chose : non que j’aie oublié ta recommandation ; mais, ma foi, j’ai été rebuté dès l’abord, parce que j’ai craint, moi qui passe pour avoir fait une sottise en ne supportant pas, quand il était mon ami, sa mauvaise humeur, d’en faire une seconde en mettant en plein jour, si j’écris quelque chose, les torts qu’il a eus »

526.

Cf. infra notre développement sur « Mémoire et histoire », p. 230 sqq..

527.

Le 9 décembre 50.

528.

CIC., Att. VII, 3, 3 ; lettre 291 : « Mais s’il en était autrement et s’il s’était tout épanché en largesses en ma faveur, celle que tu dis, toutefois, cette « Gardienne de la Ville » me forcerait à me rappeler la belle inscription qui la consacra et ne me permettrait pas d’imiter Volcacius ou Servius (dont tu es satisfait), mais m’appellerait à des sentiments et à une vigueur d’action dignes de moi. » (trad. J. Bayet modifiée, Paris, CUF, 1964).

529.

CIC., fam. VII, 3, 1 ; lettre 480 : « il me souvient chaque fois du jour lointain de notre dernière rencontre ; je garde même en mémoire la date exacte : c’était le 12 mai, sous le consulat de Lentulus et de Marcellus (705/49) ; j’étais arrivé le soir dans ma villa de Pompéi, quand tu vins me trouver tout anxieux. »

530.

Sur les obligations de Cicéron envers Pompée durant la guerre civile, cf. P. A. Brunt, « Cicero’s officium in the civil war », JRS 76, 1986, 12-32.

531.

CIC., Att. VIII, 2, 2 ; lettre 333 : « Tu m’exhortes à me souvenir de mes actions, de mes paroles passées, de mes ouvrages aussi : c’est agir en véritable ami et je t’en sais gré. »

532.

Cf. LIV., V, 52 sq. : Camille adresse le même reproche à ses concitoyens sur le point d’abandonner Rome dévastée par les Gaulois pour rejoindre la ville de Véies, conquise par le général sur les Etrusques. Son discours les persuade de rester dans leur patrie.

533.

CIC., Att. VIII, 7, 2 ; lettre 341 : « Tu loues, tu déclares que je dois garder en mémoire mon propos de naguère : que je me préférais vaincu avec Pompée que vainqueur avec ces gens-là. Bien sûr : mais avec le Pompée de ce temps, tel qu’il était ou me paraissait être. » (trad. J. Bayet modifiée, Paris, CUF, 1964).

534.

Sur ce cas de conscience, cf. P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 307.