1. Le refus de memoria est une faute

L’indifférence à l’égard de la memoria beneficiorum apparaît comme une faute, voire une trahison envers son bienfaiteur comme envers l’espèce humaine. Le 24 mai 51, Marcus Caelius Rufus s’amuse des négligences que Cicéron serait en droit de lui reprocher, car il ne lui envoie pas lui-même les nouvelles de Rome promises, alors que Cicéron est dans sa province, en Cilicie ; il a choisi de confier cette mission à un autre, par paresse !

‘… quod hunc laborem alteri delegaui, non quin mihi suauissimum sit et occupato et ad litteras scribendas, ut tu nosti, pigerrimo tuae memoriae dare operam… 535

L’hyperbole non quin mihi suauissimum sit… tuae memoriae dare operam traduit avec un humour désinvolte la confusion jouée de Rufus, et lui offre l’occasion de garantir la fidélité de sa memoria, donc de protester de son amitié en niant toute indifférence envers le souvenir de son ami. Maniant l’autodérision, il définit sa propre paresse comme bien connue, pour justifier son inaction : il s’agit pour lui d’éviter le reproche d’avoir oublié son engagement envers Cicéron, et donc trahi leur amitié.

Plus sérieusement, Cicéron reproche à son frère de lui demander beaucoup de services pour d’autres ; le 17 janvier 56, il raille la mémoire défaillante de Quintus, qui se rappelle avec retard, une fois en Sardaigne, qu’il peut obtenir des crédits de son beau-frère, ami de Marcus, Titus Pomponius Atticus, au profit de Lentulus et Sestius. Pour ce faire, Cicéron constate avec une candeur feinte la capacité de la Sardaigne à réveiller la mémoire de ceux qui la traversent, à l’instar de Gracchus le père, se rappelant soudain, une fois arrivé dans l’île, que les auspices lui avaient été défavorables à Rome…

‘Sed habet profecto quiddam Sardinia adpositum ad recordationem praeteritae memoriae. Nam ut ille Gracchus augur, postea quam in istam prouinciam uenit, recordatus est quid sibi in campo Martio comitia consulum habenti contra auspicia accidisset, sic tu mihi uideris in Sardinia de forma Numisiana et de nominibus Pomponianis in otio recogitasse. 536

Cicéron regrette ainsi la mémoire à retardement de son frère qui ne sert que ses intérêts au moment opportun. Cette memoria n’est pas fiable, car elle néglige toute réciprocité et correspond à une forme d’égocentrisme coupable, puisqu’elle ne se manifeste pas en permanence, mais seulement avec des motifs intéressés. Elle traduit une forme de déloyauté, ou du moins de négligence, chez Quintus, accusé implicitement de ne se souvenir d’Atticus que lorsqu’il a besoin de sa fortune.

Cicéron fustige dans sa correspondance les individus qui n’accomplissent pas leur rôle d’homme de bien en négligeant la memoria beneficiorum. Comme un certain Denys, à qui il reproche, dans une lettre adressée à Atticus le 22 février 49, d’avoir catégoriquement refusé de lui rendre un service, sans se justifier, alors que Cicéron l’avait recommandé : sans doute considère-t-il le sort de l’orateur comme réglé, depuis l’arrivée de César en Italie… Cinglant, Cicéron compare leurs mémoires respectives, jugeant que la bonne mémoire de Denys est surpassée par la sienne, car il se souvient de s’être toujours efforcé d’accepter les requêtes des plaideurs, à moins d’avoir une justification valable :

‘Sed est memoria bona. Me dicet esse meliore. Quibus litteris ita respondit ut ego nemini cuius causam non reciperem… Nihil cognoui ingratius; in quo uitio nihil mali non inest. 537

Le manque de mémoire, donc de gratitude, de Denys apparaît comme une marque d’infamie qui le condamne moralement : en cela il réunit en lui la totalité des vices de l’humanité, comme le souligne la double négation nihil… non.

Notes
535.

CIC., fam. VIII, 1, 1 ; lettre 191 : « si j’ai délégué cette tâche à un autre, ce n’est pas que, malgré mes occupations, malgré mon extrême paresse, que tu connais bien, à écrire, il ne me soit infiniment agréable de consacrer mon temps à ton bon souvenir. » (traduction L.-A. Constans modifiée, Paris, CUF, 1936).

536.

CIC., Ad Q. fr. fr. II, 2, 1 ; lettre 98 : « La Sardaigne a certainement une vertu spéciale pour réveiller les souvenirs : Gracchus l’augure, une fois arrivé dans cette province, se rappela ce qui lui était arrivé de contraire aux auspices tandis qu’il tenait les comices consulaires au Champ de Mars ; et toi, de même, tu me parais t’être ressouvenu, dans les loisirs de la Sardaigne, du plan de Numisius et des crédits que peut ouvrir Pomponius. »

537.

CIC., Att. VIII, 4, 2 ; lettre 342 : « Mais s’ « il a bonne mémoire », il conviendra que je l’ai meilleure. A ma lettre il répond comme je n’ai jamais fait à aucun de ceux pour lesquels je refusais de plaider… Je n’ai jamais vu tant d’ingratitude : et c’est un vice qui les contient tous. »