2. La memoria beneficiorum

La relation d’affection s’enrichit d’une strate supplémentaire : la reconnaissance des services. C’est elle qui incite Cicéron en 56 à reconnaître les mérites de son secrétaire Lucius Livinius Tryphon dans les moments difficiles qu’il a traversés, au point de le recommander à son correspondant Caius Munatius. Ce beneficium de la commendatio n’est que la juste récompense offerte par les homines grati et memores aux bene meriti :

‘Eum tibi ita commendo, ut homines grati et memores bene meritos de se commendare debent. 538

Cicéron souligne ici le caractère obligatoire de la réciprocité du service, forme de reconnaissance (grati) garantie par le souvenir (memores) de la loyauté de Tryphon (bene meritos). La comparative permet d’étendre cette règle du particulier au général, de Cicéron à l’humanité, définissant ainsi une loi sociale qui régit les relations individuelles 539 . La situation de memores, entre grati et bene meritos, marque bien la fonction intermédiaire de la memoria entre la reconnaissance de l’un et le bienfait de l’autre 540 .

Cette règle est générale dans la Correspondance : les services sont justifiés par le souvenir d’une amitié ancienne et de bienfaits reçus, les adjectifs memor et gratus étant régulièrement associés pour former un couple de valeurs morales indissoluble comme le rappelle C. Moussy 541 . Ils constituent une réponse légitime, dans une démarche souvent voisine du clientélisme. Le beneficium devient l’affirmation, par l’intermédiaire de la memoria, d’une relation affective ou d’une amitié politique fortes. Cicéron tente ainsi de nouer des liens de solidarité avec différentes personnalités politiques de premier plan, comme Appius Claudius Pulcher 542 , qu’il assure en avril 50 de son amitié alors que Claudius n’a pas reçu le triomphe escompté, au retour de sa province, la Cilicie, où Cicéron lui a succédé. Il lui garantit aussi le soutien de son légat Pomptinus à qui Claudius a autrefois accordé sa protection :

‘Pomptinus, qui a te tractatus est praestanti ac singulari fide, cuius tui beneficii sum ego testis, praestat tibi memoriam beneuolentiamque, quam debet. 543

La beneuolentia de Pomptinus répond comme un écho au beneficium de Claudius, mais Cicéron lui a apparié la memoria (beneficiorum). Celle-ci rend possible la beneuolentia du débiteur moral envers son créancier, que l’emploi de debet présente comme impérative. Le souvenir est confirmé par la mémoire de Cicéron lui-même, testis beneficii. Il importe de donner une réponse proportionnelle à l’importance du service, manifestée dans l’expression non exempte de flagornerie, praestanti ac singulari fide : la memoria constitue l’empreinte de la fides, dont les beneficia représentent la mise en œuvre.

Comme ce légat, Cicéron s’engage en août 46 à rendre service à Publius Nigidius Figulus, disgracié, en souvenir de son aide dans les moments difficiles — préteur en 58, il a sans doute contribué à son rappel d’exil :

‘ego, quae pertinere ad te intellegam, studiosissime omnia diligentissimeque curabo tuorumque tristissimo meo tempore meritorum erga me memoriam conseruabo. 544

Le souvenir est toujours une garantie d’amitié par sa vertu authentificatrice ; conseruare memoriam est synonyme de tenere memoria ; ce type d’expression renforce l’image presque matérielle d’un souvenir qui ne peut s’échapper de l’esprit de son détenteur, d’une richesse inaliénable plutôt que d’une charge pesante — la métaphore du thesaurus pour désigner la faculté de memoria dans les traités de rhétorique revient ici à l’esprit. De la même façon, la memoria tuorum meritorum est synonyme de la memoria beneficiorum. La memoria induit la réciprocité parce qu’elle garantit l’existence du beneficium ou du meritum initial 545 .

Cicéron montre l’efficacité de la memoria beneficiorum à l’œuvre, en donnant des exemples de la réciprocité infinie qui en découle en un mouvement perpétuel que dépeint M. Griffe à propos de Sénèque 546 . Ainsi, dans les années 46-45, il recommande à Servius Sulpicius Rufus un pompéien, Hagésarétus de Larissa, parce que ce dernier lui a montré sa reconnaissance, en se souvenant des bienfaits que Cicéron lui avait prodigués :

‘Hagesaretus Larisaeus, magnis meis beneficiis ornatus in consulatu meo, memor et gratus fuit meque postea diligentissime coluit. 547

Cette chaîne tend à créer un cycle repris à l’infini dans l’échange de services, selon un principe en trois temps. Lors d’une première étape, Cicéron procure une aide non négligeable (magnis beneficiis) à Hagésaratus lors de son consulat. Dans un deuxième temps, sa memoria beneficiorum incite ce dernier à manifester sa loyauté (memor et gratus) en rendant la pareille, le superlatif diligentissime soulignant le soin scrupuleux du débiteur. Enfin, par ce geste, le pompéien devient à son tour le créancier moral de Cicéron qui doit poursuivre cet échange de bons procédés, en le recommandant. Rien ne semble devoir arrêter ce cycle, fondé sur un principe d’éternel retour.

C’est une règle bien établie, puisque le processus se répète lorsque Cicéron recommande, entre 46 et 44, un certain Andron de Laodicée à Publius Servilius Isauricus, proconsul d’Asie. Il veut ainsi manifester sa gratitude envers Artémon, père d’Andron, qui fut son hôte dans cette ville alors qu’il gouvernait la Cilicie. De quoi veut-il le remercier ? Précisément de sa reconnaissance, elle-même motivée par le souvenir des bienfaits du gouverneur Cicéron !

‘quem quidem multo etiam pluris postea quam decessi facere coepi, quod multis rebus expertus sum gratum hominem meique memorem. 548

L’échange de gratia est garanti par la memoria des deux amis et peut se répéter à l’infini, de même que le couple memor et gratus dans la Correspondance.

Notes
538.

CIC., fam. XIII, 60, 2 ; lettre 121 : « Je te recommande comme on doit recommander quelqu’un qui vous a obligé, quand on a de la reconnaissance et de la mémoire. »

539.

Sur cette relation développée par Sénèque, De beneficiis, cf. M. Griffe, « Don et contre-don dans le De beneficiis de Sénèque », LALIES 14, 1994, 233-247, 237 : « L’obligation de rendre est impérative, mais ne se résume pas au remboursement d’une dette. Cette obligation est maintes fois rappelée (De beneficiis II, XXV, 3 ; II, XXXII, 1 ; II, XXXV, 1 ; III, I, 1…) :

Non referre gratiam beneficiis et est turpe et apud omnes habetur. (III, I, 1)

«Ne pas apporter de la reconnaissance en échange des bienfaits est honteux et tenu pour tel par tout le monde.»

La nécessité de la reconnaissance est présente chez tous les moralistes de l’Antiquité : notamment chez Cicéron (De officiis I, 47 : “Aucun devoir n’est plus nécessaire que celui qui veut qu’on rende un bienfait”) et chez Valère Maxime (Faits et dits mémorables V, 3 : “C’est détruire l’échange (commercium) de bienfaits qu’on donne et qu’on reçoit, que de négliger de rendre grâce à son bienfaiteur.”) Mais en aucun cas la restitution n’est comparable au remboursement d’une dette car c’est un acte volontaire. »

540.

La memoria est un support tellement indispensable à la gratia que les deux notions finissent par s’associer pour spécifier le sens de “reconnaissance” du mot gratia. Cf. C. Moussy, Gratia et sa famille, Paris, PUF, 1966, p. 156-157 : « Se rapportant à divers substantifs, tels que animus, mens, memoria, gratus forme avec eux des périphrases qui font concurrence à gratia pour désigner le sentiment de “reconnaissance”… Cette périphrase (grata memoria) apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Cicéron (leg. III, 29 ; Phil. X, 7 ; XIV, 30 ; Ad Brut. I, 15, 9). »

541.

C. Moussy, Gratia et sa famille, Paris, PUF, 1966, définit ainsi memor (p. 202) : « Memor s’applique à la personne “qui se souvient”, en particulier à celle qui se souvient d’un bienfait et qui est “reconnaissante”, ou qui tout au moins éprouve un sentiment de reconnaissance. » Sur le lien entre memor et gratus, ibid. p. 202 : « … dans la formule stéréotypée memor et gratus, fréquente dans Cicéron, la valeur respective de chaque adjectif s’est estompée, comme c’est souvent le cas dans les groupements binaires de synonymes. Il est difficile par conséquent de différencier la signification des deux termes dans les passages… où ils sont groupés… Sans être joint à gratus, memor prend encore souvent le sens de “reconnaissant”, et les poètes comme les prosateurs l’emploient volontiers avec cette valeur. » Cf. C. Brunet, Etude sémantique de beneficium, iniuria et d’autres noms désignant des actes de bienfaisance et de malfaisance en latin dans un rapport d’antonymie, thèse dactylographiée, sous la direction de D. Conso, 2002, t. 1, La bienfaisance, p. 158 : « Ainsi Cicéron emploie memor coordonné à gratus dans ses œuvres philosophiques comme dans sa correspondance (leg. I, 32 ; fam. 13, 25, 1)… Il est difficile de différencier la signification des deux adjectifs gratus et memor. Ce dernier reçoit souvent comme complément un substantif tel que beneficium ou meritum (Ben. 6, 25, 1)… La même remarque s’applique à l’antonyme immemor quand celui-ci désigne “celui qui est oublieux des bienfaits” (CIC., off. II, 63). »

542.

Consul en 54, Ap. Claudius Pulcher gouverne la Cilicie de 53 à 51 et devient censeur en 50. Cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p. 221, 229, 237, 242, 247-248.

543.

CIC., fam. III, 10, 3 ; lettre 254 : « Pomptinus, auquel tu as assuré une protection si rare, si exceptionnelle — et je suis témoin de ce que tu as fait pour lui —, ne cache pas qu’il s’en souvient et te veut du bien, comme il le doit. » C. Pomptinus, vainqueur des Allobroges en 61, obtient son triomphe seulement en 54, grâce à Ap. Claudius Pulcher, alors consul (cf. ad Q. fr. III, 4, 6, lettre 151 ; Att. IV, 18, 4, lettre 152).

544.

Ibid. IV, 13, 7 ; lettre 498 : « pour ma part, chaque fois que je verrai ton intérêt en jeu, je mettrai en œuvre toute mon ardeur et tous mes soins, et je garderai fidèlement la mémoire de ce que tu as fait pour moi aux jours les plus sombres de ma vie. »

545.

Cela vaut aussi dans l’autre sens, quand Cicéron remercie, en septembre ou octobre 46, Publius Servilius Isauricus, alors proconsul en Asie, de lui avoir écrit pour l’informer des conditions de son voyage jusqu’à sa province. Il lui démontre ainsi qu’il se souvient de leur amitié, le lexique du plaisir confirmant la portée affective de la memoria necessitudinis (fam. XIII, 68, 1 ; lettre 509) :

Gratae mihi uehementer tuae litterae fuerunt, ex quibus cognoui cursus nauigationum tuarum ; significabas enim memoriam tuam nostrae necessitudinis, qua mihi nihil poterat esse iucundius

« Je te sais beaucoup de gré de ta lettre, dont la lecture m’a informé du déroulement de tes voyages maritimes ; en effet, tu me montres le souvenir que tu as gardé de nos relations et rien ne peut me faire plus de plaisir. »

546.

Cf. M. Griffe, « Don et contre-don dans le De beneficiis de Sénèque », LALIES 14, 1994, 233-247, p. 242, citant et commentant Sénèque (De beneficiis II, XVII, 7) : « “Généralement un prêteur à intérêt n’est pas bien vu quand il réclame avec insistance, il en va de même si, à l’heure du remboursement, il fait traîner et réclame des prolongations. C’est un devoir d’accepter le remboursement d’un bienfait comme de ne pas l’exiger. L’idéal c’est de donner sans hésitation, de ne jamais réclamer son dû, d’avoir plaisir à se faire payer, d’oublier de bonne foi ce qu’on a offert et de se faire rembourser avec les sentiments d’un obligé.” Sénèque a maintenant opéré un retour vers le donateur, celui-ci a eu de la joie à donner, de la joie à recevoir : le remboursement du bienfait le transforme en donataire, fait de lui l’obligé de son obligé. Le programme peut reprendre un nouveau départ à l’infini. La gratia est une spirale héroïque qui ressemble beaucoup au potlatch. »

547.

CIC., fam. XIII, 25, 2 ; lettre 533 : « Hagésarétus de Larissa, à qui j’ai procuré de grands bienfaits durant mon consulat, s’en est souvenu et montré reconnaissant : par la suite il m’a témoigné les égards les plus attentifs. »

548.

Ibid. XIII, 67, 1 ; lettre 548 : « mais je me suis mis à l’apprécier bien davantage encore après mon départ de la province, en éprouvant par de nombreux faits sa gratitude et la fidélité de son souvenir. »