3. L’homme de bien doit être memor et gratus

Dans un processus de réciprocité, Cicéron considère mériter lui aussi que l’on n’oublie pas ses bienfaits ; il a droit à la mémoire d’autrui. Ainsi, à deux reprises, il joue sur cet argument en 53 pour obtenir l’aide de Caius Scribonius Curion 549 , questeur de Caius Clodius en Asie. De l’invocation de la memoria procède un véritable marché, puisque Cicéron met en balance les services passés du jeune homme (tuorum erga me meritorum) et l’éducation politique qu’il lui a lui-même fournie par ses conseils, alors que Curion n’avait pas encore atteint l’âge adulte :

‘et, quoniam meam tuorum erga me meritorum memoriam nulla umquam delebit obliuio, te rogo ut memineris, quantaecumque tibi accessiones fient et fortunae et dignitatis, eas te non potuisse consequi, ni meis puer olim fidelissimis atque amantissimis consiliis paruisses. 550

D’un côté le souvenir de Cicéron (meam memoriam), de l’autre la mémoire de Curion (ut memineris). En effet, l’hyperbole nulla umquam obliuio delebit lui permet de marquer plus fortement encore sa reconnaissance, par le souvenir, des mérites de Curion ; l’emploi du futur, des termes indéfinis, absolus (nulla, umquam), contribue à la pérenniser. Or, c’est la raison pour laquelle Cicéron est en droit de réclamer la même permanence chez Curion, pour lui avoir déjà apporté son aide. Du reste, dans le jeu d’équivalence proposé, il semble que Cicéron tend à accorder plus de valeur à ses propres bienfaits qu’à ceux de Curion. Car trois subordonnées s’enchaînent pour développer avec une certaine insistance le contenu de ces bienfaits, à savoir des conseils (consiliis), dont le dévouement est amplifié par deux adjectifs affectifs au superlatif (fidelissimis atque amantissimis) ; puis leur résultat, l’ascension sociale de Curion (accessiones fortunae et dignitatis), soulignée par le pronom relatif indéfini de quantité (quantaecumque). La subordonnée conditionnelle négative (ni) met en relief la responsabilité de Cicéron de ce point de vue. Il s’adresse à la mémoire affective de Curion — le terme puer renforce l’aspect filial de leur relation, donnant à Cicéron le statut d’un père de substitution, rôle que Cicéron affirme assumer pleinement à la mort de Curion père, en cette même année 53, dans la lettre de consolation qu’il lui adresse peu après (fam. II, 2 ; lettre 165) —, tout en l’appelant du reste à régler une forme de dette, les bienfaits de Cicéron se révélant incommensurables.

Pour contraindre Curion, l’orateur prolonge sa requête dans une autre lettre, écrite la même année ; il y fait valoir ses propres qualités ; celles-ci le rendent digne de l’aide de Curion, qu’il réclame pour son ami Milon 551  :

‘Quamobrem, si me memorem, si gratum, si bonum uirum uel ex hoc ipso, quod tam uehementer de Milone laborem, existimare potes, si dignum denique tuis beneficiis iudicas, hoc a te peto, ut subuenias huic meae sollicitudini et huic meae laudi uel, ut uerius dicam, prope saluti tuum studium dices. 552

Le lien entre memoria et gratia est renforcé par leur proximité, avec une accumulation d’adjectifs par lesquels Cicéron dessine son autoportrait ; elle s’achève sur bonum uirum, ce qui démontre la place tenue par la memoria parmi les vertus de l’honnête homme. Se définissant comme un uir bonus, notamment par sa memoria, il fait comprendre à Curion qu’il n’a pas affaire à un ingrat et le laisse envisager une réciprocité future.

Deux lettres de Lucius Munatius Plancus mettent aussi en avant le rôle de la memoria pour établir des relations fiables entre les individus, dont elle garantit la qualité de uir bonus. Munatius Plancus répond 553 à Cicéron, qui le prie de rester fidèle à la cause républicaine et de ne pas joindre les troupes qu’il commande en Gaule à celles de Marc Antoine, mis en fuite après la bataille de Modène, en avril 43, et qui tente de gagner l’appui des gouverneurs de Gaule et d’Espagne, Lépide, Plancus et Pollion.

Dans une hyperbole flatteuse, Plancus prétend ne pouvoir égaler les bienfaits de Cicéron, dont il garde une reconnaissance éternelle, à moins qu’il ne suffise à celui-ci de savoir que sa reconnaissance est assurée par la fidélité de sa mémoire :

‘Immortalis ago tibi gratias agamque dum uiuam ; nam relaturum me adfirmare non possum ; tantis enim tuis officiis non uideor mi respondere posse, nisi forte, ut tu grauissime disertissimeque scripsisti, ita sensurus es ut me referre gratiam putes cum memoria tenebo. 554

L’affirmation de sa mémoire fidèle (memoria tenebo) sonne comme une garantie destinée à rassurer Cicéron quant à la gratia de Plancus, qu’il pouvait juger accordée avec trop de légèreté dans l’hyperbole du début (immortalis ago tibi gratias).

Il va plus loin en protestant comme Cicéron plus haut (fam. II, 6, 4) de sa qualité d’homme vertueux ; sa memoria manifeste la prise de conscience des bienfaits de Cicéron :

‘Non mediocris adhibenda mihi est cura ut rei publicae me ciuem dignum tuis laudibus praestem, in amicitia tua memorem atque gratum 555

L’appariement de memoria et de gratia est habituel pour garantir l’une par l’autre, dans un rapport de cause à effet. Toutefois Plancus prend une certaine hauteur pour associer son cas particulier à une loi générale ; il s’attribue une conscience reconnaissante avec le couple memor atque gratus, qui assure ainsi sa nature de uir bonus, désigné par l’adjectif dignus. Cet enchaînement révèle un schéma constitutif de l’homme honorable : de la memoria à la gratia, de la gratia à la dignitas. Ce qui correspond aux analyses de Cicéron sur la place de la memoria dans le plein accomplissement de l’être humain 556 . Il existe des liens de réciprocité entre memoria et dignitas : la dignitas peut être un critère de mémoire à travers le dignum memoria qui invite à retenir « ce qui est digne », constituant ainsi la mémoire historique, celle de la postérité ; inversement, la memoria est elle-même preuve de dignité ; se souvenir est un acte qui traduit la dignitas d’un individu et contribue à le définir comme uir bonus. Memoria et dignitas sont en interaction et se révèlent indissociables.

Plancus renchérit 557 par une autocritique. Dans une captatio beneuolentiae empreinte d’humilité, il constate une disproportion entre l’importance des bienfaits de Cicéron (pro tuis maximis beneficiis) et la manifestation modeste de sa reconnaissance, limitée aux paroles (gratiarum actio) :

‘neque enim tanta necessitudo quantam tu mihi tecum esse uoluisti desiderare uidetur gratiarum actionem neque ego libenter pro maximis tuis beneficiis tam uili munere defungor orationis et malo praesens obseruantia, diligentia, adsiduitate memorem me tibi probare. 558

En effet, Cicéron l’a soutenu en son absence — il est en Gaule —, devant le Sénat qui, grâce à son intervention, a bien voulu payer l’armée dont Plancus a la charge, ce qui garantit qu’elle restera fidèle à la République. Plancus juge que sa memoria beneficiorum doit se manifester en actes, par une gratia impliquant la présence physique (praesens), en répondant aux bienfaits de Cicéron par ses propres bienfaits, à Rome. Une hyperbole, habituelle dans ce cas, vient souligner son empressement à manifester sa memoria en payant sa dette (debere) :

‘numquam enim obliuiscar maxima ac plurima me tibi debere. 559

Cette insistance devrait rassurer Cicéron, l’emploi d’une terminologie qui lui est chère garantit la fidélité de Plancus. La suite montrera pourtant que la memoria n’est qu’un mot et n’a pas le pouvoir contraignant que lui supposait l’orateur. L’utopie se brisera sur les trahisons successives de Lépide le 29 mai 43, de Plancus et de Pollion, qui rejoignent Marc Antoine le 19 août, et d’Octavien formant le second triumvirat lors de l’entrevue de Bologne avec Antoine et Lépide au mois d’octobre 560 . Il faudra finalement que le verbe soit vaincu, que “la toge cède aux armes”, que la trahison l’emporte, avec la perte des valeurs les plus unificatrices, et parmi elles la memoria.

Ainsi, sa victoire supposait que tous les hommes fussent dotés par leur nature humaine d’une conscience 561 , dont elle était la marque aux yeux de l’orateur. Or, il s’était trompé, non sans doute sur la définition de l’espèce humaine, mais sur l’appartenance des Plancus ou des Octavien à cette noble catégorie : leurs volte-face 562 attestent l’absence de cette conscience morale dont la memoria est constitutive et qui confère sa dignité propre à l’humanité, dans la perspective humaniste de Cicéron. Ainsi se trouve fondée la véritable amicitia, qui allie utilitas et honestas, selon M. Griffe, réfutant la vision pragmatique de P. Veyne 563 .

Notes
549.

Cicéron avait pu apprécier en 63 le soutien de son père, consul en 73 (T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p. 92-93), qui avait désigné son consulat sous le terme d’αποθέωσιςCf. Att. I, 16, 13 ; lettre 22.

550.

CIC., fam. II, 1, 2 ; lettre 164 : « Et comme rien ne pourra jamais me faire oublier les services que tu m’as rendus, je te demande de te souvenir, à quelque degré de fortune et de dignité que tu puisses atteindre, que tu n’aurais pu y arriver si tu n’avais jadis, dans ta prime jeunesse, suivi mes conseils, les conseils de l’amitié la plus loyale et la plus tendre. »

551.

Après l’élection tardive des consuls de 53, intervenue seulement au mois de juillet, après une succession d’interrois, Milon aspire au consulat de 52 ; Cicéron soutient sa candidature par tous les moyens, et place ses espoirs dans l’aide du jeune Curion (il a alors trente et un ans) ; c’est pourtant le camp de César que celui-ci choisira durant la guerre civile ; cf. R. Syme, La révolution romaine, trad. R. Stuveras, Paris, Gallimard, 1978 (Tel 32), p. 49, 70 : « Une forte somme décida C. Scribonius Curio… mais ce n’était pas l’unique aiguillon, car la veuve de Clodius, Fulvia, était sa femme, Antoine son ami, Ap. Pulcher son ennemi. »

552.

CIC., fam. II, 6, 4 ; lettre 175 : « C’est pourquoi, si tu crois pouvoir m’attribuer de la mémoire, de la reconnaissance, un cœur d’honnête homme, ne fût-ce qu’à la seule pensée du mal que je me donne pour Milon, si enfin tu me juges digne de tes bienfaits, je te demande de m’aider dans mon présent souci et de te consacrer à cette affaire où est engagée ma gloire — que dis-je ? — ma vie même, ou peu s’en faut. »

553.

Le 1er mai 43.

554.

CIC., fam. X, 11, 1 ; lettre 871 : « Je t’exprime ma reconnaissance impérissable et l’exprimerai aussi longtemps que je vivrai ; quant à te payer de retour, je ne saurais le promettre ; car je ne crois pas pouvoir égaler d’aussi éminents services, à moins que, comme tu l’as toi-même écrit avec tant de force et d’éloquence, tu n’inclines à considérer que je te paie de retour quand je les garderai en mémoire. »

555.

Ibid. X, 11, 1 : « Je dois veiller avec un soin extrême à me montrer pour la République un citoyen digne de tes éloges, envers toi un ami à la mémoire fidèle et reconnaissant » (trad. J. Beaujeu modifiée, Paris, CUF, 1991).

556.

L’attitude de Plancus signifie que les analyses de Cicéron reflètent probablement celles de son temps et de son milieu.

557.

Dans une lettre du 28 juillet 43.

558.

CIC., fam. X, 24, 1 ; lettre 935 : « car des liens aussi étroits que ceux que tu as voulus entre nous ne semblent pas appeler de remerciements ; de mon côté, ce n’est pas de gaîté de cœur qu’en retour de tes immenses bienfaits, j’acquitte un prix aussi indigne que de simples paroles et j’aime mieux te prouver que je suis un ami fidèle sur place par ma déférence, mon empressement, ma présence constante. » (trad. J. Beaujeu modifiée, Paris, CUF, 1996).

559.

Ibid. X, 24, 7 : « car je n’oublierai jamais les bienfaits sans nombre et sans prix que je te dois. »

560.

P. Perrochat, « A l’occasion d’un bimillénaire : la correspondance de Cicéron et de L. Munatius Plancus », REL 35, 1958, 172-183, p. 183, rappelle les circonstances : « … fin octobre 43, une entente fut scellée entre les trois généraux, Octavien, Antoine et Lépide, à Bologne ; ils marchèrent sur Rome et se firent nommer pour cinq ans tresuiri reipublicae constituendae. »

561.

Cf. C. Baroin et E. Valette-Cagnac, « Les animaux à mémoire », LALIES 14, 1994, 189-205, p. 204-205, sur la memoria beneficiorum et la gratia, notions développées par Sénèque dans le De beneficiis, qui définissent la socialisation, et plus largement, l’humanitas : « Enfin et surtout, tous ces récits mettent en évidence le lien établi à Rome entre la mémoire et la reconnaissance, l’oubli et l’ingratitude. Ce lien théorique est explicité dans le De beneficiis : Sénèque montre bien en effet que la mémoire (memoria) est à la fois le premier degré et la condition nécessaire de la gratitude (gratia) ; tandis qu’il établit une équivalence totale entre l’oublieux (oblitus) et l’ingrat (ingratus). Sénèque montre aussi que le système du bienfait suppose une subtile dialectique entre la mémoire et l’oubli, dans le sens où le bienfaiteur, à moins de se muer en véritable créancier, doit immédiatement oublier le bienfait dont il a fait preuve, tandis que l’obligé doit au contraire garder ce don en mémoire, sous peine d’agir en ingrat. Sénèque explique enfin que la mémoire du bienfait a tendance à s’estomper avec le temps et qu’elle a besoin, pour rester dans l’âme, d’être entretenue. Il y a donc, pour le bénéficiaire du bienfait, un véritable travail de mémoire à accomplir, tandis que le bienfaiteur doit s’astreindre à un travail d’oubli. Cette mémoire du bienfait est conçue par Sénèque comme une trace, qui se grave dans les cœurs, trace soumise à l’usure du temps… la notion de “mémoire animale”… constitue une catégorie complexe qui rapproche l’homme et l’animal. L’animal sans mémoire — immemor — est, comme l’homme, celui qui ne garde aucune trace de ce qu’il a vécu avec ses semblables, celui qui sort du réseau de sociabilité que tissent les relations d’amitié. En revanche, l’animal à mémoire, l’animal le plus socialisé et, par là, le plus proche de l’homme, est capable de garder le souvenir de ce qu’il a reçu d’autrui et de le restituer. La mémoire dont il est question dans tous ces textes est une mémoire d’échange, une mémoire socialisée… la memoria n’est pas seulement une catégorie du passé, mais elle sert aussi à appréhender les deux autres dimensions du temps, présent et futur. »

562.

Cicéron, s’il avait vécu, les aurait probablement blâmés, comme il le fit finalement avec Dolabella ou Lépide. Avec un point de vue partisan, M. Rambaud commente la personnalité et les retournements de Plancus, morbo traditor selon Velleius Paterculus (II, 83), « Lucius Munatius Plancus, gouverneur de la Gaule, d’après la correspondance de Cicéron », Cahiers d’histoire t. III, 2, 1958, 103-128, repris dans Autour de César…, 541-560. P. Perrochat, « A l’occasion d’un bimillénaire : la correspondance de Cicéron et de L. Munatius Plancus », REL 35, 1958, 172-183, p. 183, explique ainsi la défection de Plancus : « En effet, D. Brutus fut banni en application de la lex Pedia, suscitée par Octavien dès sa nomination comme consul, avec son cousin Pedius (août 43), loi dirigée contre les meurtriers de César. Cette loi révoquait l’amnistie de mars 44. L. Munatius Plancus craignit alors que, s’il continuait à se compromettre avec D. Brutus, il n’obtînt pas son consulat pour 42. Il se sépara de Brutus en septembre 43 et transmit, de ses cinq légions, trois à Antoine, deux à Lépide. Le 29 décembe 43, il célébra son triomphe et, le 1er janvier 42, il commença son consulat. »

563.

M. Griffe, « Don et contre-don dans le De beneficiis de Sénèque », LALIES 14, 1994, 233-247, p. 246 : « Ce texte a fait l’objet d’une vigoureuse critique de P. Veyne : “Sénèque prétend que la bienfaisance fonde la société, crée le lien social ; ce qui paraît à juste titre très exagéré : la cohésion du troupeau humain est assurée surtout par les pressions des institutions, la division du travail et les échanges économiques.”… Ce jugement appelle bien des réserves… Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque (VIII, III), dit aussi que l’amitié fonde les relations interhumaines et contribue à la concorde des cités… Si l’intérêt n’est qu’un intérêt individuel et circonstanciel, l’amitié ne durera pas, mais si l’intérêt est l’intérêt de l’autre ou l’intérêt général, alors on est en présence de la véritable amitié. Il y a chez Aristote une volonté pratique, assez moderne, de concilier l’utile et le souverain bien, volonté qu’on retrouve aussi chez Cicéron. » Il commente alors le texte de Sénèque (IV, XVII, 2), p. 246 : « La gratia comporte en elle-même (per se) sa propre séduction et en cela, elle est comparable à l’honestum ; sans elle, on ne pourrait pas comprendre un certain nombre de comportements désintéressés de l’homme : l’amour d’un père pour son fils, du testateur pour son héritier… La gratia, don gracieux et gratuit, est le nom de ce désintéressement qui défie la raison ordinaire et ce n’est pas un hasard si dans le texte (de Sénèque) la uirtus est qualifiée de gratiosa. »