4. Les relations de Cicéron et des imperatores sous le signe de la memoria

La définition humaniste de la memoria est mise en œuvre même — et surtout — dans la correspondance que Cicéron entretient avec des dirigeants romains, comme César ou Pompée : à partir des relations d’amitié suscitées par la memoria individuelle, il tend vers la généralisation, en rattachant cette memoria individuelle à une vision universaliste, dans l’intention sans doute de lier les maîtres de Rome et plus largement la vie publique romaine à des principes philosophiques essentiels.

Ainsi, il se présente dans deux lettres comme redevable envers Pompée de son retour d’exil en 57. Par conséquent, il met un point d’honneur à s’acquitter de cette dette en soutenant l’imperator, en homme digne de ce nom, c’est-à-dire memor et gratus. C’est ce qu’il explique à Lentulus en décembre 54 : après les accords de Lucques, dont Cicéron a été soigneusement tenu à l’écart, Pompée lui a fait savoir qu’il ne doit plus s’opposer aux menées de César. Pour l’en convaincre, Pompée use de la memoria comme d’un moyen de pression, exerçant un véritable chantage. Il évoque ses bienfaits, c’est-à-dire la protection dont il l’a fait jouir, au point de permettre son retour en Italie, pour réveiller sa memoria beneficiorum et le contraindre à manifester sa gratia par son silence :

‘sua merita commemorauit ; quid egisset saepissime de actis Caesaris cum ipso meo fratre quidque sibi is de me recepisset in memoriam redegit, seque quae de mea salute egisset uoluntate Caesaris egisse ipsum meum fratrem testatus est. 564

Détaillant ainsi ses bienfaits, il force la mémoire de Marcus pour lui rappeler ses obligations envers lui. D’autant plus qu’il redouble sa tentative en invoquant aussi la mémoire de Quintus qu’il prend à témoin, engageant ainsi les deux frères dans la même voie, celle d’une reconnaissance docile. C’est ainsi que Marcus justifie son silence après les accords de Lucques de 56, justification rendue nécessaire par la honte d’avoir laissé les imperatores se partager le pouvoir à Rome. Conscient de cette faiblesse, il ressent le besoin de recourir à une autorité supérieure pour faire admettre son prétexte : l’accomplissement de ses obligations personnelles envers Pompée. Il convoque alors l’autorité qu’il place au-dessus de tout, la République personnifiée, bien décidé à en recevoir l’onction souhaitée !

‘… conlegi ipse me et cum ipsa quasi re publica conlocutus sum, ut mihi tam multa pro se perpesso atque perfuncto concederet, ut officium meum memoremque in bene meritos animum fidemque fratris mei praestarem, eumque, quem bonum ciuem semper habuisset, bonum uirum esse pateretur. 565

En effet, il justifie son silence coupable et son retrait des affaires publiques par la memoria beneficiorum (memorem animum) qui lui inspire la gratia envers les bene meriti, dont fait partie Pompée. L’encadrement de memor par officium et fidem souligne doublement la nécessité morale pour Marcus d’être memor et gratus envers l’imperator : il lui est personnellement redevable de sa situation et il doit en plus tenir les engagements pris par son frère Quintus (fidem). Le parallèle établi entre bonus ciuis et bonus uir contribue à justifier Cicéron : il prétend ainsi devoir assumer ses obligations de bonus uir envers Pompée pour être reconnu comme bonus ciuis. L’ensemble de ce développement peut apparaître comme l’auto-justification d’un homme en position de faiblesse : celle d’un citoyen confronté au putsch de trois aventuriers, mis devant le fait accompli, et qui semble désormais renoncer à toute responsabilité politique, au moment même où la palinodie qu’il prononce pour obtenir la faveur de César achève de le discréditer selon J. Carcopino — ce que conteste P. Grimal 566 .

Fig.4 : Portrait de Pompée le Grand. Env. 50 av. J.-C.. Copenhague, Ny Carlsberg, Glyptothek, marbre ; cf. R. Bianchi Bandinelli,
Fig.4 : Portrait de Pompée le Grand. Env. 50 av. J.-C.. Copenhague, Ny Carlsberg, Glyptothek, marbre ; cf. R. Bianchi Bandinelli, Rome, le centre du pouvoir, Paris, Gallimard, 1969 (l’Univers des formes), p. 35 ill. 41. Portrait de Pompée le Grand. Env. 50 av. J.-C.. Copenhague, Ny Carlsberg, Glyptothek, marbre ; cf. R. Bianchi Bandinelli, Rome, le centre du pouvoir, Paris, Gallimard, 1969 (l’Univers des formes), p. 35 ill. 41.

Certes, mais il est aussi le moyen de sauver tant bien que mal les apparences et de rendre acceptable son retrait de la vie publique, cet otium cum dignitate tant vanté, qui lui permet de s’installer, de son point de vue, en réserve de la République. En effet, et c’est également une raison de l’invocation de la res publica dans ce passage, Cicéron, en tentant de se préserver, songe à sa propre personne, mais aussi à Rome : les discours révèlent à quel point le destin de la Ville et le sien lui paraissent indéfectiblement liés. Se soumettre et se sauver pour durer ; durer pour se donner la possibilité de revenir quand il le pourra et de sauver la République mise à mal. La suite des événements lui donnera raison en lui permettant en effet de reprendre l’initiative, certes pour sa perte, mais en voyant sans doute plus loin qu’un Caton renonçant à tout compromis, donc, paradoxalement, à la poursuite de la lutte, dans la radicalité définitive de son acte, à Utique, en 46.

Du reste, Cicéron refuse de porter seul la responsabilité du désastre institutionnel, il affirme la part non négligeable du sénat dans cette affaire en comparant son consulat de 63 et la situation contemporaine : les patres avaient su se rassembler avec fermeté autour de lui contre Catilina, puis contre toutes les menaces jusqu’à 59 ; en revanche, ils ont perdu tout courage et toute motivation par la suite, avec des consuls corrompus. Ainsi, il accuse le sénat d’avoir les chefs qu’il mérite… Il s’appuie précisément sur sa mémoire pour préciser ce renoncement ; elle vient confirmer les décisions prises en conformité avec sa memoria beneficiorum :

‘Tenebam memoria nobis consulibus ea fundamenta iacta iam ex Kalendis Ianuariis confirmandi senatus, ut neminem mirari oporteret Nonis Decembr. tantum uel animi fuisse in illo ordine uel auctoritatis, idemque memineram nobis priuatis usque ad Caesarem et Bibulum consules, cum sententiae nostrae magnum in senatu pondus haberent, unum fere sensum fuisse bonorum omnium. 568

Cicéron n’avait pas tort dans ses tentatives de rapprochement puisque, le 19 ou le 20 mars 49, alors que rien n’est joué, il tente encore d’empêcher la guerre entre César et Pompée qui a quitté l’Italie pour la Grèce. Certes, il se met au service de César avec une certaine complaisance, mais pour la bonne cause, la réconciliation nationale. Pour cette raison, il prie César, qui occupe Rome, de pardonner à son rival et de l’épargner. Quelle justification donner à une telle prière ? Sa reconnaissance envers les bienfaits de Pompée, en particulier son soutien lors de l’exil de 58 (maximi beneficii memoria) :

‘Quam ob rem a te peto uel potius omnibus te precibus oro et obtestor ut in tuis maximis curis aliquid impertias temporis huic quoque cogitationi, ut tuo beneficio bonus uir, gratus, pius denique esse in maximi beneficii memoria possim. 569

Un beneficium doit répondre à un autre. Ce devoir de mémoire correspond à la définition du uir bonus qu’il veut être, archétype du bon citoyen, dont le dévouement à la cause républicaine, collective, garantit l’existence de ce parti fédérateur regroupant toutes les bonnes volontés, au-delà des rivalités personnelles, et dont il veut être le cœur. Ainsi, c’est la memoria qui fait le uir bonus, gratus, pius : elle est le fondement des vertus de l’homme de bien, au cœur du réseau des valeurs qui le définissent selon Cicéron. Il appelle donc César à lui permettre d’accomplir ce qu’il considère comme son devoir. Au-delà des implications personnelles, la memoria beneficiorum, individuelle, apparaît comme le point commun des uiri boni, qui doit les unir dans une même communauté, régie par l’obligation de reconnaissance et de réciprocité qui garantit la stabilité et la paix des relations sociales.

La memoria est constitutive de la personnalité. Elle se trouve associée à d’autres qualités qui fondent l’être humain, le uir bonus, fondement d’une société solide. En effet, lui seul, doté de memoria, garantie des autres vertus, est pleinement réalisé dans son essence humaine ; seul, donc, il peut être un citoyen accompli, un élément fondamental de la société romaine. Il est essentiel de saisir que Cicéron n’enferme pas l’humanitas dans une catégorie philosophique : on observe un glissement volontaire de memoria, de l’ontologie à l’anthropologie, de l’anthropologie à l’humanisme, de l’humanisme à la politique. Ce sont ses analyses philosophiques d’une memoria inhérente à l’être humain à l’échelle individuelle qui justifient, par un élargissement, son rôle dans la cohésion de la communauté sociale ou politique : si la memoria forge l’homme épanoui, elle forme aussi le citoyen accompli. En sollicitant ainsi César, Cicéron le prie en fait de lui permettre de correspondre à sa définition du uir bonus, pour en devenir le parangon.

Notes
564.

CIC., fam. I, 9, 9 ; lettre 159 : « il rappela ses services ; il fit souvenir mon frère de ce qu’il lui avait si souvent dit à lui-même touchant l’œuvre politique de César et des engagements que Quintus avait contractés en mon nom ; il le prit lui-même à témoin que ce qu’il avait fait pour mon retour d’exil, il l’avait fait avec le consentement de César. »

565.

Ibid. I, 9, 10 : « alors, je me recueillis, et parlant, pour ainsi dire, avec la République elle-même, je lui demandai qu’après avoir souffert pour elle tant de maux et tant d’épreuves il me fût permis de m’acquitter d’obligations personnelles, de montrer ma mémoire reconnaissante envers mes bienfaiteurs, de tenir les engagements pris par mon frère : elle m’avait toujours vu accomplir mes devoirs de bon citoyen, qu’elle me laissât remplir mes devoirs d’homme de bien. » (trad. L.-A. Constans modifiée, Paris, CUF, 1936).

566.

Cf. J. Carcopino, Les secrets de la correspondance de Cicéron, Paris, L'artisan du livre, 1e éd. 1947, rééd. 1967, au point de vue très critique (p. 342). Contra, cf. P. Grimal, Cicéron…, p. 224-226 : selon lui, si Cicéron s’accommode avec les imperatores, en reconnaissant avoir accompli une “palinodie” subturpicula, c’est parce qu’il finit par suivre les conseils de conciliation d’Atticus, après avoir connu de nombreux déboires (l’abandon des optimates après 63, l’exil, la perte de sa maison), et les recommandations de Platon. Il conclut ainsi (p. 226) : « A chacun d’entre nous de décider si l’on peut créditer Cicéron, grand lecteur de Platon, d’une élévation de pensée assez grande pour qu’il ait pu accepter la situation nouvelle qui lui était faite, en philosophe, plutôt qu’en opportuniste, tout en étant conscient du jugement que pourrait porter sur lui l’opinion, cette maîtresse des fausses valeurs comme le lui enseignaient Socrate et ses plus lointains disciples. » Cicéron justifie sa versatilité par la nécessité de l’adaptabilité, comme le rappelle P. Grimal, « Contingence historique et rationalité de la loi dans la pensée cicéronienne », Atti del III Colloquium Tullianum, Roma, 3-5 ottobre 1976 = Ciceroniana N. S. III, Rome, 1978, 175-182, repris dans Rome, la littérature et l’histoire t. 1, 47-54, p. 53 : « C’est ainsi que, jugeant sa propre attitude au temps des triumvirs, il déclare, dans le Pro Plancio, que l’homme d’Etat doit suivre les grandes mutations de la vie politique et adapter son action aux possibilités dont il dispose ; faute de quoi, il commettra un véritable suicide politique et devra se résigner à l’échec (Planc. 93 : stare enim omnes debemus tamquam in orbe aliquo rei publicae, qui quoniam uersatur, eam deligere partem ad quam nos illius utilitas salusque conuerterit). »

567.

Portrait de Pompée le Grand. Env. 50 av. J.-C.. Copenhague, Ny Carlsberg, Glyptothek, marbre ; cf. R. Bianchi Bandinelli, Rome, le centre du pouvoir, Paris, Gallimard, 1969 (l’Univers des formes), p. 35 ill. 41.

568.

CIC., fam. I, 9, 12 : « Je me souvenais comment, sous mon consulat, la puissance du Sénat avait été établie, à partir du 1er janvier, sur des fondements si solides que personne ne devait s’étonner si le 5 décembre cet ordre avait montré tant de courage et tant de fermeté. Je me rappelais encore ce qui se produisit jusqu’au consulat de César et de Bibulus, quand je fus redevenu simple particulier: comme mes avis avaient beaucoup de poids au Sénat, l’accord des gens de bien était à peu près unanime. »

569.

CIC., Att. IX, 11 A, 3 ; lettre 381 : « C’est pourquoi je te demande, ou plutôt te prie avec instance et t’adjure de trouver, au milieu de toutes les tâches qui exigent tes soins, un moment à donner aussi à cette préoccupation : pour que grâce à ton bienfait je puisse me montrer homme de cœur et manifester enfin une pieuse reconnaissance en mémoire d’un très grand bienfait. » (trad. J. Bayet modifiée, Paris, CUF, 1964).