A. La mémoire révélatrice de la présence de l’âme

1. La remise en question de la mémoire des hommes dans le De republica

Dans le De re publica, Scipion raconte le rêve où il a rencontré son grand-père, le premier Africain. Parmi les nombreuses explications cosmologiques et métaphysiques qu’il lui offre sur la place de l’homme dans l’univers, il affirme la pauvreté de la gloire terrestre, conséquence de l’exiguïté de l’espace et du temps terrestres. Il observe tout d’abord la relativité spatiale de la gloire de son petit-fils, bornée par les limites géographiques du monde 570 .

De même, il doit compter avec les limites du temps humain qui l’enferment dans une existence brève et sans suite ; d’autant plus que la préservation du souvenir glorieux de son action d’une génération à une autre est impossible en raison des embrasements et déluges périodiques :

‘Quin etiam si cupiat proles illa futurorum hominum deinceps laudes unius cuiusque nostrum a patribus acceptas posteris prodere, tamen propter eluuiones exustionesque terrarum quas accidere tempore certo necesse est, non modo non aeternam, sed ne diuturnam quidem gloriam adsequi possumus. 571

La nuance apportée par le balancement non aeternam, sed ne diuturnam quidem gloriam dénie définitivement tout espoir d’immortalité terrestre, voire de simple durée.

Ne semble-t-il pas dès lors contredire ce que Cicéron laisse entendre de la permanence du nom des hommes de bien dans la mémoire collective romaine, celle-ci conférant une forme d’immortalité, reconnaissance ultime des bienfaits rendus, comme le remarque A. Haury 572  ? Non, affirme Scipion, aucune mémoire transgénérationnelle n’existe puisque toutes les générations humaines disparaissent cycliquement de la surface de la terre ; la transmission du souvenir assurant une gloire définitive est donc impossible :

‘Quid autem interest ab iis qui postea nascentur sermonem fore de te, cum ab iis nullus fuerit qui ante nati sunt ? Qui nec pauciores et certe meliores fuerunt uiri. 573

Ce constat, d’un pessimisme terrible, fruit d’une réflexion platonicienne de Cicéron examinée par A. Michel 574 , établit une frontière infranchissable entre les générations, qui semblent fonctionner indépendamment les unes des autres. Le parallélisme ab iis qui comparant les naissances des uns et des autres creuse encore le fossé qui les sépare déjà dans les notations de temps (postea/ante, nascentur/nati sunt).

Scipion explique cette fracture par la relativité du temps humain confronté au temps universel. Cette leçon d’humilité s’ouvre sur un paradoxe destiné à éveiller la curiosité ; le souvenir qu’on laisse après soi ne dure pas plus d’un an :

‘Praesertim cum apud eos ipsos a quibus audiri nomen nostrum potest, nemo unius anni memoriam consequi possit. 575

Le paradoxe est résolu par un jeu de mots fondé sur le décalage entre temps humain et temps universel, qui invite l’homme à situer plus justement sa place au sein de l’infini. En effet, Scipion se fait astronome pour expliquer qu’une année véritable, la « grande année », est universelle, c’est-à-dire marquée par la révolution de tous les astres, et non pas solaire, et donc déterminée par le cycle du soleil autour de la terre. Il évalue donc cette année véritable à 11340 années solaires 576  :

‘Homines enim populariter annum tantum modo solis, id est unius astri reditu metiuntur ; cum autem ad idem unde semel profecta sunt cuncta astra redierint eandemque totius caeli descriptionem longis interuallis rettulerint, tum ille uere uertens annus appellari potest. 577

L’Africain humilie l’homme, réduit au néant au milieu de l’infini, par une question oratoire qui met en balance sa gloire et l’immortalité qu’il en attend, et la portée ridicule de celle-ci, selon l’échelle chronologique ainsi établie :

‘… quanti tandem est ista hominum gloria quae pertinere uix ad unius anni partem exiguam potest ? 578

Inutile donc d’aspirer à une gloire éphémère, qui mourra en même temps que son détenteur, le héros. La postérité l’oubliera, quoi qu’il arrive dans l’année qui suit, à l’échelle de l’univers : en réduisant l’homme à un animalcule, Scipion dénonce toute velléité géocentrique, désarme tout rêve de gloire terrestre et veut désespérer les ambitieux qui pullulent en cette fin de la République cicéronienne :

‘sermo autem omnis ille et angustiis cingitur his regionum quas uides nec umquam de ullo perennis fuit et obruitur hominum interitu et obliuione posteritatis extinguitur. 579

Comment expliquer cette contradiction apparente avec les autres textes de Cicéron, tant théoriques que politiques, qui donnent toute sa place à la gloire terrestre dans la mémoire éternelle de l’humanité ? A. Haury juge prosaïquement que les variations de Cicéron sur la gloire, terrestre ou céleste, répondent à une volonté d’adaptation du philosophe à ses lecteurs, qu’ils soient sceptiques ou spiritualistes 580 . Pourtant le philosophe dépasse ici les seules contingences politiques ou idéologiques, pour embrasser un dessein plus vaste, spirituel. En effet, s’il dénigre le souvenir laissé à la seule postérité, en la limitant dans le temps, c’est pour inviter l’homme à quitter le plan physique pour le plan métaphysique et à envisager la memoria dans un cadre plus ambitieux : l’âme qui, éternelle, se souvient. Scipion la définit comme la part divine de l’homme. Cette divinité se manifeste par diverses activités, dont le sentiment et la mémoire :

‘Deum te igitur scito esse, siquidem est deus qui uiget, qui sentit, qui meminit, qui prouidet, qui tam regit et moderatur et mouet id corpus cui praepositus est quam hunc mundum ille princeps deus 581

La soumission du corps à l’âme est appuyée par la comparaison entre le microcosme et le macrocosme, le gouvernant et le gouverné, l’âme jouant auprès du corps le rôle de la divinité dans le monde. Cette idée révèle une définition platonicienne de l’âme, supérieure au corps, et porteuse de la véritable humanité selon P. Boyancé 582 .

Scipion ajoute un peu plus loin que l’âme se meut d’elle-même, prouvant son essence divine, car elle n’a dès lors pas connu de naissance, causée par un élément extérieur. De ce fait elle a existé de tout temps et se révèle éternelle :

‘(animi uis) quae si est una ex omnibus quae se ipsa moueat, neque nata certe est et aeterna est. 583

Elle accomplit des actions portées au plus haut degré ; parmi elles, l’acte de mémoire. Celui-ci, éternel, l’emporte par définition sur la simple memoria terrestre. Scipion invite en somme à négliger celle-ci et à aspirer à la gloire céleste promise par l’âme, éternelle, celle des grands hommes 584 .

Car inversement, il observe que ceux qui négligent cette part d’eux-mêmes, oublient aussi d’être de grands hommes, se vouant à l’éphémère, au temps humain, bref au siècle, aux plaisirs du corps. Pourquoi la memoria terrestre est-elle ainsi dévalorisée ? Parce qu’elle est justement liée au corps, limité dans le temps par la mort. Les individus qui oublient leur âme sont donc voués au néant, à disparaître de la mémoire des hommes, en se consacrant aux seuls biens matériels et charnels :

‘Namque eorum animi qui se corporis uoluptatibus dediderunt earumque se quasi ministros praebuerunt inpulsuque libidinum uoluptatibus oboedientium deorum et hominum iura uiolauerunt, corporibus elapsi circum terram ipsam uolutantur nec hunc in locum nisi multis exagitati saeculis reuertuntur. 585

Onze ans après le De republica, en 45, dans le De finibus, Cicéron observe à l’œuvre cette double tentation, qui répond à la nature ambivalente de l’homme, déchiré entre le corps et l’âme. Il nie la définition épicurienne du souverain bien par le principe de plaisir, qu’il faut laisser aux bêtes. Et encore celles-ci peuvent-elles affronter la souffrance pour atteindre un but précis, par instinct. On trouve chez elles certaines vertus bien éloignées du plaisir, humaines, comme l’attachement, la connaissance ou la mémoire 586 :

‘uidemus in quodam uolucrium genere non nulla indicia pietatis, cognitionem, memoriam… 587

Si l’animal est capable de manifester des capacités intellectuelles dignes de l’esprit humain, alors l’homme doit savoir ne pas se contenter du plaisir, principe animal. Cicéron lui propose de le dépasser, en décomposant le rôle de l’âme ; en tête des différentes partes animi se trouve la mémoire :

‘Ad altiora quaedam et magnificentiora, mihi crede, Torquate, nati sumus, nec id ex animi solum partibus, in quibus inest memoria rerum innumerabilium, in te quidem infinita… 588

Il envisage alors seulement les vertus cardinales (prévision, tempérance, justice, courage) définies à l’aide de périphrases : coniectura consequentium ; moderator cupiditatis pudor ; iustitiae fida custodia ; firma et stabilis doloris mortisque contemptio 589 . Ainsi, parmi les vertus propres à l’âme humaine, Cicéron privilégie la memoria rerum innumerabilium, parce que son interlocuteur Torquatus est doué d’une mémoire exceptionnelle. Bref, la memoria est un élément essentiel de définition de l’humanité, dans sa part divine 590 . Limiter la memoria au plaisir physique, c’est renier la part divine qui compte au moins pour moitié dans l’humanitas, méconnaître sa vertu essentielle, la memoria, et se condamner soi-même à l’oubli, ce plaisir étant aussi éphémère que son support animal, le corps. Les épicuriens négligent l’âme dont la memoria est une pars, observe C. Lévy : « Les Epicuriens proposent un souverain bien fait d’absence de douleur, mais ils sont accusés d’avoir ainsi voulu dissimuler la vulgarité du plaisir ordinaire et d’avoir confondu humanité et bestialité. Au § 113 du livre II (fin.), il est dit qu’ils n’ont pas tenu compte de l’âme, laquelle est définie par un certain nombre de fonctions dont on remarquera que celle qui vient en premier est la mémoire, que nous allons retrouver dans la première Tusculane. » 591

Notes
570.

CIC., rep. VI, 22.

571.

Ibid. VI, 23 : « Bien plus : supposons même que la lointaine descendance des hommes de l’avenir ait le désir de transmettre, de génération en génération, à la postérité, la gloire de chacun de nous, que les ancêtres leur auraient fait connaître ; par le fait des inondations et des incendies du monde, qui se produisent inévitablement à époques fixes, non seulement la perspective d’une gloire éternelle, mais même celle d’une gloire prolongée nous est refusée. »

572.

Cf. infra p. 272 sqq ; p. 340 sqq. Comme le remarque A. Haury, « Cicéron et la gloire : une pédagogie de la vertu », Mélanges de philosophie, de littérature et d'histoire ancienne offerts à Pierre Boyancé, Rome : École française de Rome ; Paris, de Boccard, 1974 (Collection de l'Ecole française de Rome 22), 401-417, p. 408-409 : « … sur quelle carrière la gloire peut-elle compter à l’échelle humaine ? Ce problème a été posé avec une rigueur scientifique et une franchise absolues dans le Songe de Scipion. Sur ce point il est clair : dans l’espace la gloire humaine étouffe de la petitesse des continents émergés, partagés de surcroît par la zone torride (20-22) et où l’empire romain n’occupe autant dire qu’un point (16). Dans ce temps, plus impitoyable encore, elle ne saurait échapper aux cataclysmes, déluges et embrasements, qui anéantissent l’espèce à date déterminée (23-24)… Nombreux… sont les passages qui préparent cette formule du livre V du De republica sauvée par Saint Augustin, De ciuitate Dei V, 13 : (Principem) alendum esse gloria. Il tenait ce langage en 56 aux jeunes optimates du Pro Sestio (quelque dix-sept emplois de gloria), il le tiendra en 44 dans le De officiis au jeune Marcus, en 44 et 43, l’année fatale, à Munatius Plancus (onze emplois), comme aux braves tombés “dans une juste guerre” contre Antoine à Modène (Phil. XIV, 33) : Ita pro mortali condicione uitae immortalitatem estis consecuti. Contradiction ? Duplicité ? Paradoxe ? Ce ne serait pas la première fois que ce libre admirateur des stoïciens en eût usé, et le paradoxe ne semble absurdité qu’aux stulti. »

573.

CIC., rep. VI, 23 : « Qu’importe d’ailleurs que les hommes qui naîtront plus tard parlent de toi, puisque ceux qui sont nés avant toi n’ont pu en faire autant. Ils n’ont pourtant pas été moins nombreux et certainement ont valu davantage ».

574.

A. Michel, « La philosophie de Cicéron avant 54 », REA 67, 1965, 324-341, p. 339-340, observe cette évolution chez Cicéron, conscient de ses échecs politiques : « le Somnium insiste avec véhémence sur la vanité des récompenses terrestres, qui sont limitées dans le temps et dans l’espace ; on a l’impression d’assister à la condamnation de la gloire humaine ; jamais Cicéron n’était allé aussi loin (20 sqq.). Ne nous y trompons pas : ce qui devient désormais objet de mépris c’est le succès. Mais Cicéron fait aussi comprendre (en s’inspirant du Phédon) que le vrai sens de l’action humaine est le suivant : il faut servir gratuitement les hommes jusqu’à la mort terrestre, en refusant même la tentation du suicide. La vraie gloire n’est pas de ce monde ; elle donne l’immortalité dans le ciel, même si elle aboutit sur la terre à un échec partiel (Scipion sera assassiné). A partir de 58, Cicéron n’a de cesse de mesurer l’échec de ses espoirs terrestres. Mais, en même temps, le Platonisme, dont il comprenait de mieux en mieux le sens, lui enseignait à dépasser l’espoir terrestre. »

575.

CIC., rep. VI, 24 : « Et surtout, même parmi ceux qui peuvent entendre parler de nous, personne ne peut obtenir que son souvenir subsiste une seule année. »

576.

La durée de la « Grande année » a suscité une bibliographie abondante. Cf. Annexe n° 4, p. 483.

577.

CIC., rep. VI, 24 : « Car les hommes ne calculent ordinairement la durée de l’année que par le retour du soleil, c’est-à-dire d’un seul astre ; mais c’est seulement lorsque tous les astres seront revenus à la place d’où ils sont partis une fois, c’est-à-dire lorsqu’ils auront reconstitué, après de longues périodes écoulées, le dessin primitif du ciel tout entier, qu’alors on pourra parler véritablement de l’achèvement d’une année. »

578.

Ibid. VI, 25 : « … de quel prix est pour toi cette gloire humaine, qui peut à peine s’étendre à une petite partie d’une seule année ? »

579.

Ibid. VI, 25 : « Mais tous ces propos sont limités à l’étroite enceinte des régions que tu vois, et jamais la réputation d’un homme n’a duré longtemps ; elle s’ensevelit au moment où meurent ceux qui l’ont faite et elle s’éteint, en raison de l’oubli des générations suivantes. »

580.

A. Haury, « Cicéron et la gloire : une pédagogie de la vertu », Mélanges de philosophie, de littérature et d'histoire ancienne offerts à Pierre Boyancé, Rome, Paris, de Boccard, 1974 (Collection de l'Ecole française de Rome 22), 401-417, p. 412-413 : « … Cicéron varie son langage, qu’il parle aux uns de gloire immortelle du souvenir, aux autres de gloire immortelle tout court, à quelques-uns de la caducité de la gloire terrestre… Il faut d’abord considérer les circonstances les plus extérieures, les exigences du procès d’Archias, la diversité des interlocuteurs, le néo-académisme de l’auteur qui lui permet sans nulle contradiction de présenter des thèses différentes, parfois même opposées, sans pour autant tomber dans l’agnosticisme ou l’inaction… Cette manière de présenter les idées sous les jours les plus variés répond au moins à deux exigences fondamentales, la première, d’en déterminer la substance par-delà les accidents, la seconde de les communiquer à l’auditoire, si varié soit-il, assemblée, jury, interlocuteur ou correspondant. » P. Boyancé, Etudes sur Le songe de Scipion, p. 157, explique que, s’“il faut nourrir de gloire“ l’homme de bien, ce n’est pas pour lui, mais pour la cité, dont le salut est associé au souvenir de ses héros : « Il reste cependant à dire un mot d’une contradiction évidente entre le Songe et ce que nous savons du cinquième livre du De republica. Parlant de ce prince de la cité, de ce modérateur suprême dont l’idée lui est chère, et qui est l’homme d’Etat dont l’image le hante, Cicéron déclarait, au témoignage de Saint Augustin, en une expression hardie, qu’“il fallait le nourrir de gloire” (De ciuit. Dei V, 13 = De republica V, 6 ,9). Il rappelait que les anciens Romains avaient par amour de la gloire accompli de grands exploits. Mais si nous complétons le fragment de la Cité de Dieu par un autre, il semble bien que Cicéron vantait la gloire moins du point de vue de celui qui en était bénéficiaire que du point de vue de ceux qui la confèrent ; “la république serait debout aussi longemps que tous honoreraient ce prince”. Ceci atténue beaucoup la contradiction et nous indique peut-être le moyen de nous l’expliquer (cf. aussi Scipion, rep. I, 17, 27). »

581.

CIC., rep. VI, 26 : « Sache donc que tu es un dieu, s’il est vrai qu’est dieu ce qui vit, qui est doué de sentiment, qui se souvient, qui prévoit, qui dirige, modère et met en mouvement le corps auquel il est préposé, comme ce dieu, qui occupe le premier rang, le fait pour le monde auquel nous appartenons. »

582.

P. Boyancé, Etudes sur Le songe de Scipion, p. 123-124 : « Cicéron, dans le Songe, professe une doctrine nettement dualiste qui oppose le corps mortel et l’âme immortelle, et fait consister la réalité véritable de l’homme dans cette seconde partie : “ Considère que ce qui est mortel, ce n’est pas toi, c’est ce corps. Tu n’es pas celui que montre ton apparence antérieure, chacun de nous est son propre esprit, non la forme que le doigt peut désigner. Sache donc bien que tu es un dieu…” La hardiesse de “Tu es un dieu” peut sembler aller plus loin que Platon… Cicéron affirme : “L’âme, selon moi, est divine, Euripide ose même dire un dieu” (Tusc. I, 25) ». P. Boyancé s’appuie sur C. Josserand, « L’âme-dieu. A propos d’un passage du Songe de Scipion », L'Antiquité classique 4, 1935, 141-152, p. 143-144, qui explique l’affirmation ambiguë Deum te igitur scito esse (faut-il traduire deum par “dieu” ou “divin” ?) par un simple jeu formel. “Dieu” ou “divin”, le sens serait identique pour Cicéron, pour qui l’âme est ”de nature divine”. Cette divinité se manifeste par des facultés communes à l’âme et à Dieu, parmi lesquelles la memoria (C. Josserand, p. 146) : « Seules parmi les qualités de l’âme, la mémoire, l’invention, la réflexion, la promptitude en démontrent l’essence divine. Ceci fournit matière à un long développement (55-70). Enfin, Cicéron traite le même thème dans sa Consolation (Tusc. I, 66). » La comparaison de l’âme et de Dieu, principes de commandement, repose sur une analogie avec le Phédon, 80 a (C. Josserand, p. 151). Cf. également le chapitre « Der Mensch Gott » de K. Büchner, Somnium Scipionis : Quellen, Gestalt, Sinn, Wiesbaden, F. Steiner, Hermes, 1976, p.88-92. K. Büchner, Studien zur römischen Literatur. Band II, Cicero, Wiesbaden, F. Steiner, 1962, étudie également les sources de Cicéron (p. 161-166) : le Protreptique d’Aristote et le Phèdre de Platon. Sur le dualisme de l’homme conçu par les stoïciens et par les épicuriens, cf. C. Lévy, Cicero academicus : recherches sur les "Académiques" et sur la philosophie cicéronienne, Rome-Paris, De Boccard, 1992 (Collection de l'Ecole française de Rome, 162), p. 418-424.

583.

CIC., rep. VI, 28 : « et puisqu’elle est seule entre tous les êtres à se mouvoir elle-même, il est sûr qu’elle n’a jamais eu de naissance et qu’elle est éternelle. »

584.

Toutefois, marqué par la mort de sa fille Tullia en 45, Cicéron élargit dans sa Consolation le cercle des héros promis à l’immortalité, à l’ensemble des individus dotés de vertus, réfutant ainsi l’anéantissement de sa fille, comme le note M. Testard, « Observations sur la pensée de Cicéron, orateur et philosophe », REL 80, 2002, 95-114, p.102. Cicéron décide du reste de rendre compte de l’immortalité de l’âme de Tullia par un acte de mémoire, la construction d’un fanum ; cf. F. Guillaumont, « Cicéron et le sacré », BAGB, 1989, 1, 56-71, p. 68-70 : « Le projet de fanum est né, dans l’esprit de Cicéron, de la lecture des philosophes. Nous avons donc affaire ici à une sacralité proprement philosophique… Même s’il n’a pas abouti, ce projet atteste en tout cas, pour la religion philosophique, la possibilité de ne pas s’en tenir au plan des idées, mais de déboucher sur de pratiques cultuelles, de créer des formes de sacré qui lui soient propres. » M. Testard ne voit pas cependant dans la construction de ce monument une marque d’evhémérisme (ibid., p. 102-103).

585.

CIC., rep. VI, 29 : « Quant à ceux qui se sont adonnés aux plaisirs du corps et se sont, pour ainsi dire, mis à leur service, qui, sous l’impulsion des passions qui obéissent aux plaisirs, ont violé ainsi les lois divines et humaines, leurs âmes, après avoir glissé hors de leurs corps, roulent continuellement autour de la terre même et ne reviennent dans cette région-ci qu’après avoir été poussées çà et là pendant bien des siècles. »

586.

Les Anciens se demandent dans quelle mesure les animaux sont dotés de mémoire, et si cette mémoire diffère de la mémoire humaine, donc, s’il existe une mémoire propre à l’humanité, susceptible de la définir. C. Baroin et E. Valette-Cagnac, « Les animaux à mémoire », Lalies 14, 1994, 189-205, p. 191, rapportent ainsi les interrogations d’Aristote (Métaphysique I, 1, 1-5 = 980a22-981a4) et de Saint Augustin (Confessions X, 17, 26) : « La présence de la “question animale” dans ces deux ouvrages, qui sont pourtant clairement centrés sur l’homme, montre de façon définitive à quel point celle-ci est solidaire de la question humaine, mais aussi que la mémoire permet d’articuler l’une et l’autre. » P. Moraux, « Cicéron et les ouvrages scolaires d’Aristote », Ciceroniana N. S. 1975, 81-96, p. 91, rapporte les nombreux exemples d’intelligence animale cités par Cicéron (De nat. deor. II, 123-126), issus de l’Hist. anim. et du De part. anim. (28).

587.

CIC., fin. II, 110 : « Il y a telle espèce d’oiseaux où nous voyons des indices d’attachement, la connaissance, la mémoire »

588.

Ibid. II, 113 : « Crois-moi, Torquatus, c’est pour des objets plus élevés et plus magnifiques que nous sommes nés. Cela ne résulte pas seulement des parties de l’âme qui comprennent la mémoire d’une quantité innombrable de choses, cette mémoire qui, chez toi particulièrement, est infinie » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1928).

589.

Ibid. II, 113 : « la prévision des conséquences » ; « la délicatesse morale, qui fixe au désir sa mesure » ; « le souci de garder fidèlement la justice » ; « le ferme et inébranlable mépris de la douleur et de la mort ». La coniectura consequentium renvoie bien à la prudentia, dans une perspective temporelle qui définit aussi la memoria et qui révèle leur complémentarité : la prudentia, faculté d’anticipation, est tournée vers l’avenir, et la memoria, capacité de ressassement des expériences, vers le passé.

590.

Nous avons vu que le champion de la memoria est l’orateur, dont la maîtrise de l’éloquence est une marque d’humanitas, ce qui explique l’attachement de Cicéron à l’apprentissage de l’éloquence et à la formation culturelle. Cf. A. Michel, « Humanisme et anthropologie chez Cicéron », REL 62, 1985, 128-142, p. 130 : « L’Arpinate était avant tout un orateur. Il cherchait à glorifier l’éloquence. L’un des principaux arguments qu’il pouvait proposer à son sujet (et qu’on trouve dès l’Orator, I, 32 sqq.) consiste à souligner qu’elle constitue le propre de l’homme, c’est par la parole et l’usage qu’il en fait, qu’il se distingue des bêtes, qu’il accomplit pleinement sa vocation particulière de détenteur du logos. Dès lors, l’humanité véritable consistera dans l’étude et la mise en œuvre de la parole. Le problème qui se pose ainsi est celui de la culture. On sait que, pour Cicéron, elle est nécessairement encyclopédique et doit réunir droit, histoire, littérature et philosophie (avec la part de sciences qu’implique cette dernière)… » C’est ainsi que Cicéron définit son anthropologie.

Cf. A.-M. Taisne, « L’orateur idéal de Cicéron (De Or. I, 202) à Quintilien (I.O. XII, 1, 25-26) », VL 146, juin 1997, 35-43 ; l’art de la parole apparaît comme une marque divine ; l’orateur idéal, le uir bonus dicendi peritus de Caton, porte donc la trace de sa part divine en pratiquant son art, auquel la memoria est étroitement mêlé, nous l’avons vu (p. 40-41) : « Au livre II (du De oratore), Antoine ajoutera d’ailleurs qu’il voit chez l’orateur à la fois éloquent et vertueux “comme la marque de la divinité”, diuinitatis cuiusdam (86). »

Cf. C. Lévy, Cicero academicus..., p. 99 ; l’orateur du De inuentione qui rassemble et civilise les hommes par la parole est d’inspiration platonicienne : « … ce n’est pas la parole en elle-même, comme don naturel, qu’exalte Cicéron dans ce mythe sur la naissance de la civilisation, mais l’excellence de l’éloquence quand elle s’accompagne de la sagesse : celui qui rassemble l’humanité dispersée dans les champs et dans les forêts, celui qui lui apprend quelles sont les actions utiles et honnêtes, n’est pas seulement un homme disert, mais un magnus uir et sapiens qui a compris les virtualités présentes dans l’être humain du fait de son aptitude au langage et qui symbolise donc le pouvoir et l’action bienfaisante de la rhétorique quand elle est inspirée par la sapientia (I, 2). Or, une telle conception du bien parler est platonicienne… »

591.

C. Lévy, « L’âme et le moi dans les Tusculanes », REL 80, 2002, 78-94, p. 81.