2. La memoria, élément anthropologique constitutif de l’âme

Toujours dans le De finibus, Cicéron énumère les vertus de la partie essentielle de l’âme, l’intelligence, qu’il classe en deux catégories, les qualités innées et les qualités acquises. Les premières dotent les hommes ingeniosi  : ce sont la facilité naturelle (d’apprentissage), la docilitas, et la memoria, puis indistinctement, les facultés réunies sous le terme d’ingenium :

‘Prioris generis est docilitas, memoria, quae fere omnia appellantur uno ingeni nomine, easque uirtutes qui habent ingeniosi uocantur. 592

Cette définition de la memoria comme qualité innée et propre à l’âme apparaît comme une constante, puisqu’on la retrouve dans les Secondes Académiques dans la bouche de Varron qui, partant de Platon, attribue à la nature la facilité d’apprendre et la mémoire, toutes deux appartiennent donc aux dispositions — innées — de l’esprit, et sont associées aux facultés propres à la mens et à l’ingenium :

‘Naturae celeritatem ad discendum et memoriam dabant, quorum utrumque mentis esset proprium et ingenii 593

Il les oppose aux compétences acquises par un apprentissage :

‘morum autem putabant studia esse et quasi consuetudinem, quam partim assiduitate exercitationis partim ratione formabant, in quibus erat ipsa philosophia 594

La memoria révèle la nature divine de l’homme, la présence de l’âme, parce qu’elle est une faculté innée. Bref, elle permet de définir l’humanité composée du divin et du corporel. Plus exactement, elle permet de reconnaître une humanité bipolaire, dont elle est la part divine, aspiration céleste qui permet d’équilibrer sa part animale et terrestre.

Cette bipolarité, Cicéron l’annonçait sous l’angle de la memoria dans le De legibus. Il y définit l’homme comme le seul être vivant doté d’une part de la divinité, en l’occurrence la raison (ratio) qui, développée, devient la sagesse (sapientia). Ses différentes aptitudes intellectuelles sont l’indice de cette divinité :

‘animal hoc prouidum, sagax, multiplex, acutum, memor, plenum rationis et consilii, quem uocamus hominem, praeclara quadam condicione generatum esse a supremo deo. 595

On note que, à ce moment du texte, Cicéron cite bien la mémoire (memor) parmi les éléments de définition divins de l’être humain générique (hominem), mais il ne lui attribue pas le rôle principal : ce n’est qu’une faculté de l’esprit parmi d’autres, qui prendra plus d’importance dans des textes ultérieurs comme les Tusculanes ou les Académiques.

En revanche, il est intéressant de le confronter à un texte du même ouvrage, déjà cité, qui définit l’humanité par des critères universels, communs à tout le genre humain doté d’un « esprit reconnaissant et soucieux du bienfait reçu » 596 .

Ces deux fonctions de la memoria, à la fois activité manifestant la présence de l’âme et faculté de reconnaissance des bienfaits terrestres, nous rappellent le double postulat propre à l’humanité, à la fois divine et animale, et résolvent le problème posé par la dénonciation très critique de la gloire et de la reconnaissance du monde des hommes, prêtée à l’Africain dans le De re publica, au profit de la memoria de l’âme éternelle. En fait, Cicéron ne dénigre pas la mémoire terrestre, la memoria beneficiorum, durable parmi les hommes. Il la considère bien, nous l’avons dit, comme un facteur de cohésion et de paix dans les relations qui fondent la société. Mais il établit en revanche une hiérarchie. Etre social, l’homme a besoin de la memoria terrestre pour construire une société viable, aussi longtemps que durera Rome. Mais s’il possède la sensibilité, voire la spiritualité nécessaire, il peut envisager un degré plus élevé de la memoria, un degré spirituel, qui confirme l’appartenance de l’humanité au monde divin.

Dès lors, la memoria apparaît comme un élément fondamental de l’anthropologie cicéronienne, car au-delà du rêve cosmique de Scipion, elle définit l’âme humaine. La reconnaître, la faire exister, c’est admettre la réalité de la part divine en l’homme. Ce que Marcus propose de démontrer tout au long du livre I des Tusculanes. Toutefois A. Michel démontre que le probabilisme de Cicéron nuance sa foi dans l’immortalité de l’âme 597 .

Rappelons que ce livre I veut démontrer que la mort n’est pas un mal, selon les deux idées complémentaires suivantes, susceptibles de satisfaire spiritualistes et matérialistes : s’il existe une âme, immortelle par nature, l’homme n’a aucune raison de craindre la mort, puisque son principe fondamental lui survivra ; si l’âme n’existe pas, l’homme perd toute sensation, notamment de douleur, à l’instant de la mort : anéanti, il n’est donc pas passible de souffrance.

L’interlocuteur convient que l’homme, après la mort, se trouve dans le même état de néant physique qu’avant la naissance. Or, Cicéron lui rappelle, non sans ironie, qu’il n’a pas le souvenir d’avoir été malheureux avant la naissance :

‘Ego autem non commemini, ante quam sum natus, me miserum ; tu si meliore memoria es, uelim scire ecquid de te recordere. 598

Derrière la pointe se cache pourtant une idée forte pour la théorie à venir : la possibilité d’une memoria préexistant à la vie incarnée, et qui lui survive. Selon Aristote 599 , rappelle l’écrivain, la pensée, incluant la faculté mémorielle, procède d’un cinquième élément, l’entéléchie 600 , un principe qui possède sa propre fin, puisqu’elle ne relève d’aucun des quatre éléments connus :

‘Cogitare enim et prouidere et discere et docere et inuenire aliquid et tam multa [alia] meminisse, amare odisse, cupere timere, angi laetari, haec et similia eorum in horum quattuor generum inesse nullo putat 601

La mémoire est ici mêlée au milieu des autres opérations de l’esprit, faisant jeu égal avec elles pour révéler l’existence de l’âme, mais elle prend la première place par la suite ; Cicéron la justifie, sans citer le mot memoria, par la perspective de la postérité, consciemment envisagée par tous les hommes, qui révèle donc leur foi dans l’immortalité de l’âme. En effet, ils anticipent leur survie posthume, dans la mémoire des générations futures, en laissant le plus de traces de leur présence : ils créent une famille, perpétuent un nom, construisent des monumenta :

‘Quid procreatio liberorum, quid propagatio nominis, quid adoptationes filiorum, quid testamentorum diligentia, quid ipsa sepulcrorum monumenta, elogia significant nisi nos futura etiam cogitare ? 602

La question oratoire présente la préoccupation pour l’ « après-mort » comme une évidence, renforcée par la restriction finale, qui présente la réponse. Cette accumulation d’indices suit l’exemple symbolique d’un arbre planté par un homme qui n’en profitera pas, mais qui songe alors à ses successeurs.

La conscience de l’existence de l’âme passe par le souci du souvenir laissé après soi, que l’on retrouve au plus haut degré chez les hommes d’exception, des hommes d’Etat (Thémistocle, Epaminondas, Cicéron lui-même) :

‘… sed nescio quo modo inhaeret in mentibus quasi saeclorum quoddam augurium futurorum … 603

Mais aussi chez les poètes, comme Ennius, dont Cicéron cite partiellement l’épitaphe, en soulignant son attachement à cette réputation posthume :

‘Nemo me lacrumis… Cur ? uolito uiuos per ora uirum. 604

Ainsi, pour Cicéron, c’est une probabilité : l’âme est immortelle, puisque les hommes les meilleurs s’intéressent à l’avenir qui suivra leur mort :

‘… ueri simile est, cum optumus quisque maxume posteritati seruiat, esse aliquid, cuius is post mortem sensum sit habiturus. 605

Cette prise de conscience intuitive se précise à partir du chapitre 57. L’âme humaine est spécifique et se révèle à travers une caractéristique, un domaine explicitement cité, la memoria :

‘Habet primum memoriam, et eam infinitam rerum innumerabilium, quam quidem Plato recordationem esse uolt uitae superioris. 606  ’

Cicéron établit ici un rapprochement nuancé par le lexique avec la théorie platonicienne de la réminiscence, qu’il nomme recordatio 607 , et selon laquelle apprendre, c’est en fait se ressouvenir de ce qui a déjà été appris avant la naissance, lors d’existences antérieures :

‘Ex quo effici uolt Socrates ut discere nihil aliud sit nisi recordari. 608

La découverte de la géométrie par un ignorant, provoquée par les questions de Socrate 609 , démontre que l’âme réincarnée se souvient de connaissances précédemment apprises, ce que Cicéron désigne par le verbe recordari.

Il prolonge dans les chapitres 57 et 58 cette théorie de la réminiscence, doublant le verbe recordari par un synonyme, reminisci, et répète qu’on apprend en se souvenant de connaissances antérieurement acquises, en s’appuyant cette fois sur les paroles de Socrate dans le Phédon :

‘docet enim quemuis… declarare se non tum illa discere, sed reminiscendo recognoscere… 610

Ces connaissances innées, nommées notiones par Cicéron 611 , qui traduit ainsi le grec ennoiai, confirment la préexistence de l’âme par rapport au corps. En effet, la courte existence du corps ne suffirait pas à les apprendre ; il est donc inévitable qu’une âme existe, distincte du corps, pour les acquérir avant d’intégrer ce corps 612 . Cicéron conclut ce résumé de la théorie platonicienne 613 , à la fin du chapitre 58, par le même doublet redondant :

‘… sed cum se collegit atque recreauit, tum adgnoscit illa reminiscendo. Ita nihil est aliud discere nisi recordari. 614

Ce rappel de la théorie platonicienne apparaît comme une parenthèse nécessaire 615 , offrant à Cicéron l’autorité prestigieuse du maître grec, soubassement solide sur lequel il peut ensuite bâtir une réflexion plus personnelle, à partir du chapitre 59 (ego autem).

Il peut donc à loisir s’appuyer sur la doctrine de la métempsycose du philosophe grec pour justifier l’idée d’une âme immortelle par l’éternel retour d’une mémoire innée, indéfectiblement liée à cette âme et perpétuellement enrichie par les réincarnations de celle-ci, comme le confirment J. Bels et J.-P. Vernant 616 . C’est un point qui conforte heureusement ses conclusions. Cependant, il va parler de memoria plutôt que de recordatio ; si la théorie de la réminiscence suffit à expliquer la présence dans l’âme de souvenirs prénataux (I, 57-58), il veut la dépasser, approfondir le rôle de la seule memoria, véritable gage de l’immortalité de l’âme :

‘Ego autem maiore etiam quodam modo memoriam admiror. 617

C’est ainsi qu’il examine jusqu’au chapitre 66 la nature de la memoria, révélant par ses louanges l’importance qu’il lui accorde. En une prétérition, il évoque les capacités exceptionnelles de la mémoire chez des hommes hors du commun (Simonide, Hortensius), mais il préfère se contenter de la mémoire ordinaire (de communi hominum memoria loquor 618 ), dont le simple fonctionnement est déjà la marque de l’immortalité de l’âme.

Il se propose de découvrir l’origine d’une faculté si puissante :

‘Quae sit illa uis et unde sit intellegendum puto. 619

Une série de questions oratoires présente des explications fantaisistes, matérialistes, pour mieux les réfuter. Cicéron envisage ainsi coup sur coup une origine atomique, corporelle de la memoria, puis élémentaire (le souffle, le feu, la terre) : le tour antiphrastique de l’interrogation rhétorique, l’affirmation de la puissance de la mémoire (uis) permettent à Cicéron de dénigrer avec humour ces tentatives :

‘Quid enim? Obsecro te, terrane tibi hoc nebuloso et caliginoso caelo aut sata aut concreta uidetur tanta uis memoriae? 620

Puis il la définit en creux, par ce qu’elle n’est pas, pour éviter les définitions matérialistes, techniques, trop limitées, qui réduisent la memoria à un rôle d’adjuvant. Elle n’est pas un réservoir de souvenirs situé dans l’âme, ni une simple empreinte marquée, comme dans la cire. Les questions oratoires autorisent une réfutation définitive de ces deux hypothèses dont la seconde est inspirée de Platon 621  :

‘Quid igitur? Vtrum capacitatem aliquam in animo putamus esse quo tamquam in aliquod uas ea quae meminimus infundantur? Absurdum id quidem… An inprimi quasi ceram animum putamus, et esse memoriam signatarum rerum in mente uestigia? 622

Après ces questions sur l’origine de la memoria, Cicéron associe cette dernière à deux autres facultés, l’inuentio et la cogitatio par un élargissement surprenant, sans donner le moindre indice permettant au lecteur de suivre son raisonnement. Ce saut démonstratif apparaît comme un passage en force, qui contraint à admettre la proximité des trois caractéristiques, le terme uis renvoyant explicitement à la memoria :

‘Quid? illa uis quae tandem est, quae inuestigat occulta, quae inuentio atque cogitatio dicitur? 623

L’inuentio est jugée divine, lors d’un excursus consacré à la sphère d’Archimède : celui-ci règle les mouvements des planètes de sa maquette comme Dieu a organisé l’univers avant lui. Cicéron voit dans cette invention géniale la marque d’une « intelligence divine » (ibid. I, 63), sans laquelle elle eût été impossible, par analogie avec la création du monde :

‘Quod si in hoc mundo fieri sine deo non potest, ne in sphaera quidem eosdem motus Archimedes sine diuino ingenio potuisset imitari. 624

Le philosophe peut enfin définir la nature de la memoria comme concept, dans son ensemble (rerum et uerborum, de toutes choses) ; c’est une faculté divine, au même titre que l’inuentio d’Archimède, à laquelle une double interrogation l’associe étroitement :

‘Prorsus haec diuina mihi uidetur uis, quae tot res efficiat et tantas. Quid est enim memoria rerum et uerborum? quid porro inuentio? Profecto id, quo ne in deo quidem quicquam maius intellegi potest. 625

Il énumère alors les principaux attributs divins, désignés ici par des verbes d’action ; la mémoire y complète l’immunité, la sagesse et l’invention :

‘Quae autem diuina? uigere, sapere, inuenire, meminisse. 626

La présence de ces caractéristiques divines en l’homme atteste sa participation au divin, par l’existence d’un principe surhumain, immortel, l’âme. Cicéron affirme l’évidence d’un système où la divinité fait ainsi l’homme à son image, en lui concédant une parcelle de sa nature, contestant la logique d’Homère qui, au contraire, donne à voir des dieux qui empruntent leurs caractéristiques aux hommes dans un réflexe anthropomorphique (I, 65). Selon P. Boyancé 627 , Cicéron veut « prouver l’immortalité de l’âme par sa divinité, et cette divinité elle-même par la communauté de pouvoirs et de facultés entre l’homme et Dieu ; la vie, la sensation, la mémoire, la connaissance de l’avenir attestent cette identité de nature. » F. Guillaumont 628 parle lui d’une « étincelle divine… présente en tout homme ».

En quoi la memoria est-elle divine ? L’orateur cite sa propre Consolation — écrite à l’occasion de la mort de sa fille Tullia — pour l’expliquer. La mémoire, l’intelligence, la réflexion, qui envisagent respectivement le passé, l’avenir, le présent, ne sont composées d‘aucun élément matériel, ni terre, ni eau, ni air, ni feu :

‘His enim in naturis nihil inest, quod uim memoriae, mentis, cogitationis habeat, quod et praeterita teneat et futura prouideat et complecti possit praesentia, quae sola diuina sunt nec inuenietur umquam unde ad hominem uenire possint nisi a deo. 629

Ces trois facultés d’appréciation du temps sont nécessairement d’origine divine, car elles ne trouvent pas de cause dans les éléments terrestres ; elles constituent ainsi l’âme, pure de tout alliage 630 . Cicéron met en pratique la doctrine aristotélicienne de l’entéléchie comme cinquième élément. Cette doctrine vient contredire tous les matérialismes en offrant la possibilité d’une essence divine chez l’homme. Ce dernier est certes incapable de distinguer ou de situer son âme, car celle-ci ne peut pas se voir elle-même, comme l’œil :

‘At ut oculus, sic animus se non uidens alia cernit. 631

Mais du moins elle peut observer ses modes d’action, les facultés intellectuelles qui la constituent, dont la mémoire :

‘uim certe, sagacitatem, memoriam, motum, celeritatem uidet. 632

Les mêmes termes sont repris plus loin, cette fois comme preuves évidentes et reconnaissables de l’action divine. En effet, si la faiblesse de l’homme ne lui permet de voir ni Dieu ni l’âme, il peut cependant déceler leur existence par les mouvements de l’âme, à savoir les facultés intellectuelles et morales, dont la memoria rerum :

‘… sic ex memoria rerum et inuentione et celeritate motus omnique pulchritudine uirtutis uim diuinam mentis adgnoscito. 633

C’est ainsi que Cicéron conclut la parenthèse consacrée à l’immortalité de l’âme avant de reprendre son discours sur la mort comme mal suprême. Cet ensemble de textes (Tusc. I, 57-70) est donc démonstratif : prouver l’existence de l’âme, principe divin et gage d’immortalité, dans l’homme, pour garantir à ce dernier que la mort n’est pas un mal, puisqu’elle ne l’atteint pas dans sa part essentielle, ce qui vient contredire l’anéantissement promis ; révéler sa nature bipolaire pour le contraindre à donner la prééminence à sa nature divine spirituelle et éternelle sur sa nature animale, matérielle et mortelle ; telles sont les intentions de Cicéron.

Pour ce faire, il accorde un rôle prépondérant à la memoria, rappelons-le, pour deux raisons : elle présente tout d’abord des souvenirs non empiriques, qui n’appartiennent pas à l’expérience de l’individu, mais découlent d’une existence antérieure, en accord avec la doctrine platonicienne : leur présence révèle une âme invisible et immortelle parce que capable de renaître, chaque fois dans un nouveau corps. Ensuite et surtout, et c’est ici la théorie cicéronienne, qui vient compléter la précédente sans la contredire, la memoria est une faculté divine 634 . Sa présence en l’homme assure celui-ci de participer à la divinité qui lui a ainsi confié certains de ses attributs, unis au sein d’une âme. Parce que l’âme est d’essence divine, elle est immortelle. A ce double titre, l’homme reçoit la garantie d’une permanence, malgré l’anéantissement du corps.

Précisons la relation de la memoria au divin. Certes, comme les autres opérations de l’esprit, elle ne naît pas de la matière, au dire de Cicéron, mais procède de l’entéléchie aristotélicienne, ce qui la rattache d’emblée au divin. Mais la memoria offre une spécificité supplémentaire : ses facultés rattachées (mens et cogitatio) et elle-même permettent une appréhension globale du temps universel, proprement divine, tournée à la fois vers les deux infinis, passé et futur, et capable de saisir leur point de jonction, le présent, ce qui apparaît dans ce passage où le balancement et le parallélisme des constructions les associent plus étroitement encore :

‘… et praeterita teneat et futura prouideat et complecti possit praesentia… 635

C’est donc par son enjeu temporel, parce qu’elle définit le rapport de l’homme au temps — un “rapport tridirectionnel” pour reprendre l’expression de J. Candeau 636 — que la memoria, dans la perspective cicéronienne, appartient à la divinité : elle offre une vision rétrospective de l’histoire du monde, comme un ensemble cohérent, et par là-même, fait naître la compréhension du présent et la prévision de l’avenir, la prudentia dont nous reparlerons plus loin, qualité nécessaire de l’homme d’Etat, homme providentiel placé au-dessus du commun.

Les mêmes termes, recouvrant les mêmes opérations, reviendront dans le De Diuinatione. Quintus, pour justifier l’oniromancie, s’appuie sur cette conception de son frère, une âme dont l’appréciation globale du temps traduit le caractère divin. Ce à quoi il ajoute la caution de Platon, qui garantit l’immortalité d’une âme par un principe d’éternel retour. Pour accéder au spirituel, Platon donne le conseil prosaïque de dormir, le corps pur de nourriture, notamment ; dès lors, affranchie du corps, l’âme se souvient du passé, comprend le présent et prévoit l’avenir :

‘Cum ergo est somno seuocatus animus a societate et a contagione corporis, tum meminit praeteritorum praesentia cernit futura prouidet 637

Débarrassée de sa part terrestre, matérielle, l’âme retrouve sa seule et pure nature divine ; ses facultés célestes peuvent alors s’étendre sans limites vers le passé comme l’avenir, et finalement prophétiser sous forme de rêves. Pour justifier une technique divinatoire, Quintus a besoin de cette conception énoncée par son frère — qui joue son jeu et lui donne des arguments en faveur de l’oniromancie, alors qu’il la critique dans les Tusculanes. Indépendamment de son scepticisme face à l’oniromancie, cette nécessité permet à Marcus d’entériner, de dialogue en dialogue, une doctrine spiritualiste essentielle à la définition de la nature de l’homme, notamment dans son opposition au matérialisme épicurien, en s’appuyant sur un socle, la memoria, dont la place dans la philosophie politique et morale cicéronienne est justifiée par son essence supérieure, divine. D’un point de vue métaphysique, la memoria, en apportant à l’homme ce qu’on appellerait aujourd’hui un supplément d’âme, lui procure un réconfort face à la mort ; aucune crainte ne doit plus être éprouvée, puisque la survie de l’essentiel est garantie.

Notes
592.

CIC., fin. V, 36 : « Au premier genre appartiennent l’aptitude à apprendre, la mémoire, presque toutes les qualités désignées par la seule expression de « dons naturels» ; d’où le nom d’hommes « bien doués » donné à ceux qui ont ces sortes de vertus. »

593.

CIC., Ac. 1, 20 : « (Les Anciens) attribuaient à la nature la rapidité d’apprentissage et la mémoire qui toutes deux appartiennent aux dispositions de l’esprit » (trad. de J.-S. de Castillon modifiée, Œuvres complètes de Cicéron, t. 26, Paris, Werdet et Lequier fils, 1876).

594.

Ibid. 20 : « Ils pensaient qu’étaient propres au comportement de chacun l’étude et une sorte d’usage, qu’ils faisaient naître en partie d’un exercice assidu et en partie de la raison, où résidait la philosophie elle-même. » (trad. J.-S. de Castillon modifiée, Œuvres complètes de Cicéron, t. 26, Paris, Werdet et Lequier fils, 1876).

595.

CIC., leg. I, 22 : « cet être apte à prévoir et à déduire, complexe, doué de pénétration et de mémoire, plein de raison et d’intelligence, que nous appelons l’homme, a été créé dans une situation exceptionnelle par la divinité suprême. »

596.

CIC., leg. I, 32 : gratum animum et beneficii memorem.

597.

A. Michel, « A propos de l’art du dialogue dans le De republica : l’idéal et la réalité chez Cicéron », REL 43, 1966, 237-261, p. 246, juge que l’immortalité de l’âme dans rep. VI et Tusc. I relève plus de la probabilité platonicienne que de la certitude : « … nous constatons que cette théorie n’offre pas une certitude absolue. Certes, elle s’appuie sur la plus forte autorité qui soit, celle de Platon. Mais d’abord, Cicéron sait très bien que pour Platon lui-même il s’agissait d’une probabilité, non d’une vérité prouvée absolument : l’auteur de l’Apologie de Socrate, pour montrer que la mort n’est pas un mal, était obligé d’argumenter dans les deux sens et d’envisager successivement les deux hypothèses : mortalité, immortalité (40 c). Cicéron suit à son tour exactement la même méthode dans les Tusculanes, en insistant sur le fait que les plus grandes probabilités sont en faveur de l’immortalité. » Dans le Songe, « Cicéron a choisi de nous présenter la théorie de l’immortalité comme le contenu d’un songe, non comme une réalité. Il ne l’aurait sans doute pas fait s’il avait voulu nous donner un sentiment de certitude. » Or, rappelle A. Michel, Cicéron lui-même donne sa clé de l’interprétation des songes dans le De diuinatione (p. 247) : « Au livre I, 59 sqq., l’auteur cite expressément Platon pour indiquer que certains rêves placent notre âme dans la situation où elle se trouvera après la mort : ils lui permettent d’obtenir une perception directe du vrai sans passer par les sens ; le rêve peut ainsi nous permettre d’entrer de notre vivant dans le monde de l’absolu et de l’idéal. Cicéron est personnellement convaincu qu’il a éprouvé de telles expériences : il nous raconte, en quelque sorte, un Somnium Ciceronis, qui lui a été donné alors qu’il partait en exil, et qui lui annonçait, avec certains détails frappants, son retour. Seulement au matin qui a suivi ce rêve, il ne pouvait pas encore être sûr que cela se réaliserait. C’est sur ce point que porte toute l’argumentation dirigée au livre II contre l’interprétation des songes et inspirée par la nouvelle Académie (II, 127 sqq.). Il est de fait que certains songes semblent avoir été prémonitoires : mais on ne s’en aperçoit que par la suite des événements ; sur le moment, on ne dispose pas d’une nota, d’un caractère distinctif pour séparer les songes vrais des songes faux, qui sont eux-mêmes incontestablement si fréquents. N’en va-t-il pas de même pour le Songe de Scipion ? »

598.

CIC., Tusc. I, 13 : « Or, pour mon compte, je n’ai nul souvenir d’avoir été malheureux avant ma naissance ; si ta mémoire est meilleure, je serais curieux de savoir si tu as à rappeler quelque fait personnel. »

599.

Aristote, De anima 2, 1 ; Metaphysica 8, 3, 9. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1e éd. 1926, 4e éd. 1997 (Quadrige), rappelle que l’entéléchie est un terme créé par Aristote, qui désigne « 1. L’acte accompli par opposition à l’acte en train de se faire, et la perfection qui résulte de cet accomplissement (Métaphysique IX, 8, 1050 a). 2. La forme ou la raison qui détermine l’actualisation d’une puissance (De l’âme II, 2, 414 a ; II, 4, 415 b ; II, 1, 412 a). » Cf. CIC., Tusc. I, 22, éd. G. Fohlen et J. Humbert, Paris, CUF, 1931, t. 2, p. 17 n. 1 : « Aristote avait écrit εντελέχεια d’où le mot français entéléchie. L’interprétation que donne Cicéron (une espèce de mouvement) est fondée sur une mauvaise lecture, ενδελέχεια.Il s’agit d’un principe qui a sa fin (τέλος) en soi. »

600.

Cf. C. Lévy, « L’âme et le moi dans les Tusculanes », REL 80, 2002, 78-94, p. 84-85. Cicéron exprime ses doutes sur la nature de l’âme, peut-être associée à un cinquième élément : « Il n’exclut pas que l’âme puisse être de l’air ou du feu, ce qui lui permet à la fois de donner une image très concrète de ce qu’est la montée de l’âme vers le ciel et de définir une sorte de terminus post quem déterminant l’espace dans lequel la thèse de l’immortalité de l’âme est défendable. Le raisonnement a fortiori est ainsi appliqué au § 41, “quant aux hypothèses où l’âme serait une espèce de nombre » — c’est la théorie de Xénocrate — “ce qui est une définition plus subtile que claire, ou bien ce fameux cinquième élément naturel qui est plus difficile à désigner qu’à saisir, il s’agit là de choses beaucoup plus incorruptibles et plus pures encore, en sorte qu’elles s’élèveraient à une très grande distance de la terre”. Même si l’on croit que l’âme est du feu ou de l’air, on est en droit, ou plus exactement on a le devoir de croire à son immortalité, et c’est ce qu’il est reproché aux Stoïciens de ne pas faire, puisqu’ils n’admettent qu’une survie limitée. Sa démarche est originale, elle laisse subsister un flou ontologique, la suspension du jugement sur ce qu’est l’âme, tout en définissant un ensemble de doxai qui permettent de croire à l’immortalité. » Malgré ces hésitations, Cicéron trouve une raison de plus de croire à l’immortalité de l’âme dans la réminiscence platonicienne (p. 85-86) : « Pour Cicéron, néoacadémicien et platonicien, le doute quant à la nature exacte de l’âme, la liberté dans l’énonciation des hypothèses, n’empêche pas le recours à des thèmes platoniciens pour étayer la thèse de l’immortalité de l’âme… » Sur le cinquième élément, cf. P. Moraux, Quinta essentia, dans R.E. XXIX, 1963, p. 1171-1263. Cf. P. Boyancé, Etudes sur Le songe de Scipion, p. 76 : « Les Péripatéticiens ont la doctrine de la quinte essence, telle que nous la trouvons dans leΠερί κόσμου ; il y a, correspondant à cinq éléments et non plus à quatre, cinq régions de l’univers (392 a 31 sq. ; 393 a 1 sq.). »

601.

CIC., Tusc. I, 22 : « imaginer, prévoir, apprendre, enseigner, inventer, se rappeler tant de choses, aimer et haïr, désirer et craindre, s’affliger et se réjouir et les fonctions analogues ne peuvent relever d’aucune de ces quatre catégories. »

602.

Ibid. I, 31 : « Et la création d’une famille, la perpétuation de notre nom, l’adoption d’enfants, le soin apporté aux testaments, les monuments mêmes des tombeaux avec leurs inscriptions, que nous font-ils entendre, sinon que notre pensée s’étend jusque dans l’avenir ? »

603.

Ibid. I, 33 : « Mais, je ne sais comment, il y a, fixée dans notre esprit, comme une sorte de vision des siècles à venir… » 

604.

Ibid. I, 34 : « Point de larmes à mon sujet ! A quoi bon ? Je suis vivant et je vole de bouche en bouche. »

605.

Ibid. I, 35 : « … il est vraisemblable, les individus les meilleurs étant ceux-là qui s’intéressent le plus à la postérité, qu’il existe quelque chose dont ils doivent avoir le sentiment après leur mort. »

606.

Ibid. I, 57 : « Ce qui n’appartient qu’à elle, c’est d’abord la mémoire, et la mémoire est sans limite et porte sur des objets sans nombre, au point que Platon y voit le ressouvenir d’une vie antérieure. »

607.

Recordatio est utilisé pour désigner la réminiscence platonicienne, l’anamnèsis, comme le rappelle J. Pigeaud, La maladie de l'âme : étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Belles lettres, 1989, 2e tirage (Collection d'études anciennes, Série latine 31), p. 166, 169.

Sur les origines platoniciennes de la doctrine cicéronienne, cf. A. Barigazzi, « Sulle fonti del libro I delle Tusculane di Cicerone », Rivista di filologia e di istruzione classica 28, 1950, 1-29, 10-11 : « L’accenno alla teoria della reminiscenzia ha un senso diverso… Gli altri ragionamenti invece sembrano aggiunte o sviluppi di quelli platonici citati, come i due fondati l’uno sulle divine facolta dello spirito, la memoria e l’inuentio, l’altro sull’immaterialita dell’anima. »

608.

CIC., Tusc. I, 57: « Cette expérience, Socrate veut qu’elle démontre que “apprendre“ n’est pas autre chose que “se souvenir“. »

609.

Cf. P. Boyancé, « L’éloge de la philosophie dans le De legibus I, 58-62, Ciceroniana N. S. II, 1975, 21-42 : « … c’est la théorie de la connaissance du Ménon selon laquelle il y a en nous des germes du savoir qu’il n’est besoin que d’expliciter, comme le montre l’expérience du jeune esclave qui, habilement interrogé, arrive de lui-même à donner une démonstration géométrique. » Cf. Platon, Ménon 81 e ; 82 b-86 a.

610.

CIC., Tusc. I, 57 : « Il enseigne en effet que le premier venu… fait voir par ses réponses… qu’il n’apprend pas sur le moment les choses dont il s’agit, mais qu’il en retrouve la notion dans sa mémoire ». D’après Platon, Phédon 72 e.

611.

Sur la doctrine de l’innéité, cf. A. Michel, « La philosophie en Grèce et à Rome de -130 à 250 », Histoire de la philosophie 1, Orient, Antiquité, Moyen âge, publ. sous la dir. de B. Parain, Paris, Gallimard, 1979 (Encyclopédie de la Pléiade ; 26), 773-885, p. 809 : « dans le De legibus (I, 26 sqq.), le De finibus (V, 59) et ailleurs, Cicéron présente une théorie originale selon laquelle l’âme n’est plus, comme chez les stoïciens, une table rase présentant de simples tendances à la rationalité : elle possède de véritables connaissances innées, et retrouvées par une sorte de réminiscence. »

612.

A. Michel, « Humanisme et anthropologie chez Cicéron », REL 62, 1985, 128-142, p. 133, définit ainsi le rapport entre humanisme et anthropologie chez Cicéron, attaché à une éducation, “humaniste”, développant les capacités innées inscrites en chacun, “anthropologiques” : « Existe-t-il une essence rationnelle de l’homme, qui ne dépende pas de nos conventions ? Autrement dit, peut-on parler d’une nature humaine ? Cicéron répond notamment au livre V du De finibus. Il indique qu’en tout cas il existe une conciliatio ou commendatio naturae, qui se manifeste dans l’homme au départ et qui lui fixe sa fin et ses devoirs. L’éducation, le progrès même de notre être permettront de réaliser les exigences virtuelles qui nous sont ainsi proposées. Cela peut se faire de plusieurs manières, soit que la raison introduise simplement ses inférences dans le divers sensible — c’est la doctrine stoïcienne — soit qu’elle développe des étincelles de savoir déposées en nous — la théorie fait penser à la réminiscence platonicienne, elle vient de l’ancienne Académie et semble adoptée par Cicéron (Tusc. I, 58). » Il mêle ainsi la memoria de la formation de l’orateur, humaniste et culturelle, et la memoria de la réminiscence platonicienne, anthropologique, pour définir la nature humaine (p. 134-135) : « Qu’est donc (la nature humaine) ? Un projet, un modèle, un idéal, disons même : une idée, au sens platonicien du terme… Au-delà du dogmatisme comme du positivisme sceptique, nous voyons que (l’anthropologie cicéronienne) définit l’homme comme une transcendance : transcendance de la liberté, du désir, de l’idéal. Elle refuse soit de le considérer comme la mesure du monde, soit de le soumettre à des essences déterminées. Elle ne croit pas non plus que le désir humain engendre le sens. Le sens est inscrit dans l’être. Mais il implique, dans l’homme, la liberté, l’invention. Il ne lui est pas donné à l’avance. Nous devons inventer l’être, dont le modèle est seulement ébauché en nous. Nous y parvenons selon notre désir, lorsqu’il s’accorde avec l’amour véritable. On arrive ainsi à une constatation : l’anthropologie est nécessairement normative, puisqu’elle est idéale. L’homme ne peut se passer d’être humaniste… » En somme, l’humanisme permet à l’anthropologie de se réaliser, à l’homme de réaliser les virtualités inscrites anthropologiquement en lui. A. Michel, « Cicéron et les grands courants de la philosophie antique : Problèmes généraux (1960-1970) », Lustrum 16, 1971-1972, 81-104, évoque les points sur lesquels Cicéron se rallie à la pensée d’Antiochus, notamment (p. 92), « l’anthropologie qui, sans revêtir un caractère mystique à proprement parler, affirme la primauté et la divinité de l’âme, vouée sans doute à une immortalité astrale ».

613.

Sur l’inspiration platonicienne du spiritualisme de Cicéron, cf. J.-M. André, La philosophie à Rome, Paris, PUF, 1977 (Collection Sup. Littératures anciennes 6), p. 82 : « Cicéron adopte le spiritualisme et le mysticisme céleste : le Socrate de Platon est sa caution (“moteur éternel”, Phèdre, 245 c ; innéisme de l’idée, Ménon, 81 e ; Phédon, 72 e), dans 22, 53 sq. La survie astrale introduit une définition contemplative de la philosophie, message divin (26, 64 sq.). »

A. Michel, « L’homme se réduit-il à son âme ? Cicéron juge et témoin de la tradition platonicenne », Diotima 7-9, 1979-1981, 137-141, prolonge sa réflexion sur l’anthropologie cicéronienne, qui fait de l’âme (p. 137) « ce qui distingue les hommes des bêtes… L’essentiel de l’homme est dans son âme : c’est pourquoi il trouve le bonheur parfait dans la vertu qui est le bien de l’âme. » Mais cette anthropologie serait incomplète si elle ne débouchait pas sur un humanisme reconnaissant aussi la place du corps (p. 141) : « Cicéron fait entrer dans son humanisme l’éloge des biens corporels. Préparant ainsi la Renaissance, passant de l’anthropologie à l’humanisme (alors que notre époque suit souvent la voie inverse), il exalte de manière ordonnée la totalité de l’humain… Le De finibus (V, 33) nous l’indique : on peut discuter sur la nature de l’homme. Les Académiciens le savent ; mais ils savent aussi que le mot “homme” est intelligible pour tous. Là où l’anthropologie reste douteuse, l’humanisme garde ses assurances. »

614.

CIC., Tusc. I, 58 : « c’est seulement quand l’âme s’est recueillie et remise qu’elle reconnaît les choses par le fait qu’elle se rappelle ces notions. Ainsi apprendre n’est pas autre chose que se ressouvenir. »

615.

La répétition des mêmes formes grammaticales (le gérondif à l’ablatif pour reminiscor, la locution restrictive nihil aliud nisi pour recordor), la synonymie des deux verbes et l’ordre chiasmatique adopté (le texte commence et s’achève sur recordari) soulignent les limites formelles du passage.

616.

Sur l’anamnèse, cf. J. Bels, « La survie de l’âme de Platon à Posidonius », Revue de l'histoire des religions 199, 2, avril-juin 1982, 169-182, p. 173 : « La conception de l’anamnèse (orphique) qui restitue à l’âme son individualité à travers la trame de ses existences antérieures témoigne d’une conviction analogue et annonce la réminiscence platonicienne : intégrée à une vision spiritualiste, liée à une purification, elle devient reconstitution de l’âme dans sa spécificité et dans sa plénitude. D’une certaine manière, le sage est l’homme archétype… Platon… le premier tente une synthèse et une démonstration de l’immortalité de l’âme. » Cf. J.-P. Vernant, « Aspects mythiques de la mémoire… », pour des considérations générales sur l’anamnèse en Grèce et la fonction de la mémoire, en particulier chez Pythagore (p. 123-127) : « La place centrale accordée à la mémoire dans les mythes eschatologiques traduit ainsi une attitude de refus à l’égard de l’existence temporelle. Si la mémoire est exaltée, c’est en tant que puissance réalisant la sortie du temps et le retour au divin. » (p. 127) ;  et chez Platon (p. 132-134), à qui Cicéron reprendra la théorie de la réminiscence, pour finalement affiner le rapport de la memoria avec le divin (p. 132) : « Sortie du temps, union avec la divinité : ces deux traits de la mémoire mythique, nous les retrouvons dans la théorie platonicienne de l’anamnèsis. Chez Platon, le ressouvenir ne porte plus sur le passé primordial ni sur les vies antérieures ; il a pour objet les vérités dont l’ensemble constitue le réel. Mnèmosunè, puissance surnaturelle, s’est intériorisée pour devenir dans l’homme la faculté même de connaître. Autrefois instrument d’ascèse mystique, l’effort de remémoration vient maintenant se confondre avec la recherche du vrai. Cette identification a sa contrepartie : pour Platon, savoir n’est pas autre chose que se souvenir, c’est-à-dire échapper au temps de la vie présente, fuir loin d’ici-bas, faire retour à la patrie divine de notre âme, rejoindre un “monde des Idées” qui s’oppose au monde terrestre comme cet au-delà avec lequel Mnèmosunè établissait la communication. » « La mémoire platonicienne… oppose (au temps humain) la conquête, par l’anamnèsis, d’un savoir susceptible de transformer l’existence humaine en la rattachant à l’ordre cosmique et à l’immutabilité divine… Ce que (l’homme) attend de la mémoire, ce n’est pas la conscience de son passé, mais le moyen d’échapper au temps et de rejoindre la divinité. » (p. 134). Et Aristote (p. 135-136) : « Chez Aristote, par exemple, la mémoire, μνήμη,et la réminiscence, ανάμνησις, sont différenciées, la première étant le simple pouvoir de conservation du passé, la seconde son rappel volontaire effectif (De memoria et reminiscentia 449 b 6 et 451 a 20). Mais l’une et l’autre apparaissent nécessairement liées au passé… En conséquence, c’est selon Aristote, le même organe par lequel nous nous souvenons et par lequel nous percevons le temps (449 b 29). La mémoire n’appartient donc à la faculté de penser que “par accident” ; c’est à la faculté sensible qu’elle se rattache, ce qui explique qu’en dehors de l’homme une foule d’autres animaux possèdent la mnèmè (450 a 13 sq.). »

617.

CIC., Tusc. I, 59 : « Pour mon compte personnel, j’éprouve pour la mémoire une admiration encore plus grande. »

618.

Ibid. I, 59 : « c’est de la mémoire normale que je parle… »

619.

Ibid. I, 60 : « Ce qu’est l’essence de la mémoire, d’où la mémoire procède, voilà, je pense, ce que nous devons essayer de comprendre. »

620.

Ibid. I, 60 : « Eh quoi ! je te prie, est-ce la terre, sous notre ciel obscurci de nuées et de vapeurs, qui te paraît avoir produit l’essence si puissante de la mémoire ou fourni ses éléments ? »

621.

Platon, Théétète 194 c. Selon A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 420 n. 156, Cicéron a parfaitement vu que l’expression ne doit pas être prise littéralement : « Cicéron précise d’ailleurs que l’image de la cire ne peut être qu’une analogie, car l’âme est spirituelle, Tusc. I, 61. » M. Bretone, « Il giureconsulto e la memoria », Quaderni di storia 10, n°20, 1984, 223-255, souligne que Platon distingue l’anamnésis, la réminiscence, et la mnémè, qu’il considère comme un simple réservoir de sensations.

622.

CIC., Tusc. I, 61 : « Dirons-nous dès lors qu’il existe dans l’âme un réservoir où seraient versées comme dans une espèce de vase les choses que nous nous rappelons ? Il s’agit là, il est vrai, d’une explication absurde… Pensons-nous plutôt que l’âme se modèle comme la cire et que la mémoire est la trace des objets empreinte dans l’esprit ? » Sur la source stoïcienne de cette théorie, cf. A. Barigazzi, « Sulle fonti del libro I delle Tusculane di Cicerone », Rivista di filologia e di istruzione classica 28, 1950, 1-29, p. 20-21.

623.

Ibid. I, 61 : « Qu’est-ce enfin que cette force qui découvre l’invisible et s’appelle invention et réflexion ? »

624.

Ibid. I, 63 : « Et s’il est vrai que dans notre univers cela ne peut se faire sans un dieu, il fallait à Archimède, rien que pour en reproduire les mouvements sur sa sphère, une intelligence divine. »

625.

Ibid. I, 65 : « Vraiment, elle me paraît divine, la force capable de réaliser tant de merveilles. Oui, qu’est-ce que la mémoire des mots et des choses, qu’est-ce encore que l’invention ? Des facultés telles assurément que même dans la Divinité on ne peut concevoir rien de plus grand.» Le comparatif maius confirme la suprématie de cette combinaison des deux facultés à l’échelle même de Dieu — la négation ne quidem renforçant l’hyperbole.

626.

Ibid. I, 65 : « Or, quels sont ces attributs des dieux ? L’immortalité, la sagesse, l’invention, la mémoire. »

627.

P. Boyancé, Etudes sur Le songe de Scipion : essai d'histoire et de psychologie religieuses, Limoges, A. Bontemps, 1936, p. 128-129. Il ajoute (p. 129) : « Cicéron a, dans ses œuvres successives, révisé, remis au point une argumentation… il a fondu dans ce travail réminiscences platoniciennes et arguments stoïciens ». P. Boyancé, « Cicéron et le premier Alcibiade », REL 22, 1964, 210-225, repris dans Etudes sur l'humanisme…, 256-275, p. 266, approfondit cette démonstration par la suite : « Cicéron nous dit que pratiquer ces parties de la philosophie (dialectique, physique, éthique) et contempler l’univers ont pour résultat que l’esprit a connaissance de lui-même… l’accent (est) mis, dans cette connaissance de soi, sur l’intellect. Il est dit ici : ut ipsa se mens agnoscat. Cette connnaissance a particulièrement pour effet que “l’intellect (mens) se reconnaît lui-même et comprend sa liaison avec l’intellect divin ” (Tusc. 70). Cicéron poursuit en définissant les tâches de cet intellect, que la considération des dieux amène à imiter leur éternité et à déborder l’étroitesse du temps, en considérant en particulier cet enchaînement des causes qui, à travers l’éternité, est régi par l’intellect divin… (une) liaison étroite (est) établie entre cet intellect et le divin. Dans le De legibus, il est dit que celui qui se connaît lui-même comprend qu’il a en lui quelque chose de divin et comme une statue consacrée. Dans les Tusculanes, l’intellect qui se reconnaît pour ce qu’il est comprend sa liaison avec le divin. » P. Boyancé, « L’éloge de la philosophie dans le De legibus I, 58-62, Ciceroniana N. S. II, 1975, 21-42, p. 25 : le « principe général inspiré, comme j’ai montré, du Premier Alcibiade, concerne la nature de l’homme et répond globalement au conseil delphique. Se connaître soi-même, c’est pour l’homme reconnaître ce qu’il y a en lui de divin et c’est son ingenium, où il faut voir le νους. »

628.

F. Guillaumont, « Cicéron et le sacré », BAGB, 1989, 1, 56-71, p. 66-67, évoque la théorie des prédécesseurs de Cicéron (p. 66) : « L’étincelle divine est particulièrement reconnaissable chez le sage, l’homme de bien, mais elle n’en est pas moins présente en tout homme. Aux yeux des Stoïciens, chaque individu possède en lui un fragment détaché (απόσπασμα) de la raison universelle. C’est en ce sens que l’âme humaine peut être qualifiée de divine. La divinité de l’âme, ou plus exactement de sa partie rationnelle, le νους, l’intellect, avait déjà été affirmé par Platon et par Aristote. » Cicéron, lui, enrichit cette idée et précise que les facultés de l’âme, identiques à celles de Dieu, prouvent sa nature divine (p. 66) : « … Cicéron tente de démontrer la divinité de l’âme (et par conséquent son immortalité) : la communauté de pouvoirs et de facultés entre l’homme et Dieu implique, selon lui, le caractère divin de l’âme. » Même s’il ne le précise pas, nous savons que la memoria est l’une des partes animi, elle participe donc à cette présence du divin en l’homme (p.67) : « Selon la cinquième Tusculane, l’âme qui découvre son affinité avec la pensée divine est comblée d’une joie dont elle ne saurait se rassasier… la connaissance introspective de l’âme est bien conçue par lui comme une expérience du sacré (leg. I, 59)… Sicut simulacrum aliquod dicatum : l’intellect est en nous comme une statue divine. C’est dire que notre intellect est à l’image et ressemblance de l’intellect divin, et que, le connaissant, nous pouvons nous faire une certaine idée de la pensée divine. » Cette image trouve son origine dans les statues de silènes du Banquet de Platon (p. 67) : « L’image d’une statue divine présente à l’intérieur de l’homme est commune aux deux textes, mais le sens de la comparaison est assez différent, puisque chez Platon les figurines de dieux représentent une sagesse, une vertu exceptionnelles, et non pas, comme chez Cicéron, l’intellect qui réside en chaque homme. » Cf. C. Josserand, « L’âme-dieu. A propos d’un passage du Songe de Scipion », L'Antiquité classique 4, 1935, 141-152.

629.

CIC., Tusc. I, 66 : « Ces éléments naturels en effet ne renferment rien qui comporte l’essence de la mémoire, de l’intelligence, de la réflexion, rien qui conserve le passé, prévoie l’avenir et soit capable de saisir le présent. Il s’agit là d’attributs exclusivement divins, et jamais on ne trouvera d’où ils peuvent venir aux hommes d’ailleurs que de la divinité. »

630.

Cf. A. Michel, « Quelques aspects de la conception philosophique du temps à Rome : l’expérience vécue », REL 57, 1979, 323-339, p. 329, sur la place de l’âme, principe d’éternité, dans l’appréciation du temps, notamment chez Sénèque (Consolation à Helvia VIII, 4).

631.

CIC., Tusc. I, 67 : « Mais c’est la même chose que pour l’œil : l’âme, qui ne se voit pas, distingue les autres objets. »

632.

Ibid. I, 67 : « en tout cas elle voit sa force, sa sagacité, sa mémoire, son mouvement, sa rapidité. »

633.

Ibid. I, 70 : « … ainsi, à la mémoire, à l’invention, à la rapidité de son mouvement, à toutes les splendeurs de la vertu il te faut reconnaître l’essence divine de l’esprit humain. »

634.

A. Novara, « La déposition cicéronienne au ”procès de l’âme” (d’après Tusc. I, 50-75) », VL 166, juin 2002, 32-52, souligne l’originalité de Cicéron, qui ajoute à la réflexion platonicienne sa définition personnelle de la mémoire. La memoria établit l’immortalité de l’âme humaine, non seulement grâce à la réminiscence platonicienne, mais aussi parce qu’elle est elle-même une faculté divine (p. 40) : « A ce raisonnement de Platon et au témoignage assuré par lui de la scène, Cicéron ne manque pas de juxtaposer son propre témoignage sur le caractère extraordinaire de la mémoire et de marquer avec force son émerveillement à lui (Tusc. I, 59). » Cf. supra Tusc. I, 59, p. 20, p. 74 n. 265, p. 187. M. Bretone, « Il giureconsulto e la memoria », Quaderni di storia 10, n°20, 1984, 223-255, montre également que Cicéron s’attache particulièrement à la nature divine de la memoria, qu’il distingue clairement de la réminiscence (p. 227-228).

635.

CIC., Tusc. I, 66. Pour la traduction, cf. supra p. 190 n. 629.

636.

J. Candeau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p. 50, définit ainsi « une mémoire du passé, celle des bilans…une mémoire d’action, absorbée dans un présent toujours évanescent ; une mémoire d’attente, celle des projets… tournée vers le futur.

637.

CIC., diu. I, 63 : « Par conséquent, lorsque l’âme s’est affranchie par le sommeil de son association et de son contact avec le corps, alors elle se souvient du passé, comprend le présent et prévoit l’avenir. »