3. Le cheminement de Caton l’ancien

Cicéron revient sur le lien entre âme et mémoire, sur un mode tout aussi personnel que dans les Tusculanes, mais par l’intermédiaire d’un prête-nom, en l’occurrence Caton l’ancien, dans le dialogue du même nom. Dans ces deux textes, Cicéron se penche longuement sur une question métaphysique essentielle, alors que, exclu de la vie politique, sans charge, déçu par la chute d’un monde qu’il prévoyait depuis fort longtemps, il atteint à la fois le terme de sa carrière et, bientôt, de son existence. Confronté à la vieillesse, à la solitude et au désenchantement, il est amené à répondre à des questions qui le concernent à titre personnel pour surmonter les angoisses qui leur sont liées. Ainsi, le Cato maior, avec le livre I des Tusculanes abordé plus haut, constitue le texte le plus développé sur le sujet (§§ 71-82).

Le dialogue, écrit au début de l’année 44, est censé se dérouler en 150 et met en scéne Caton l’ancien, alors âgé de quatre-vingt-quatre ans, dissertant de la vieillesse devant deux jeunes gens, Scipion Emilien et son ami Laelius. Après avoir contesté trois griefs habituellement adressés à la vieillesse — la retraite et la mise à l’écart des affaires ; l’affaiblissement du corps ; la perte de tout plaisir —, Caton réfute le quatrième : l’approche de la mort. Le vieillard l’admet comme une loi naturelle et lui oppose la richesse du grand âge, le souvenir des biens acquis auparavant, en abondance, grâce à la vertu :

‘Fructus autem senectutis est, ut saepe dixi, ante partorum bonorum memoria et copia. 638

Le couple memoria et copia souligne l’importance de la memoria bonorum en tant que réconfort de la vieillesse, déjà évoquée au début de l’ouvrage 639 .

La perspective de la mort prochaine est finalement acceptée par le jeu d’un syllogisme : la mort est une loi naturelle pour le vieillard ; or, tout ce qui est conforme à la nature est un bien ; donc, la mort est un bien pour le vieillard 640  :

‘Omnia autem quae secundum naturam fiunt sunt habenda in bonis ; quid est autem tam secundum naturam quam senibus emori ? 641

Puis Caton/Cicéron reprend la théorie des Tusculanes, en réunissant la nature divine de la memoria et la réminiscence platonicienne. Parmi les autres œuvres de l’esprit (ars, scientia, inuentio), il place la memoria praeteritorum et la futurorum prudentia pour attester l’existence d’un principe immortel en l’homme, qui serait incapable sans cela de ces diverses opérations, principe d’essence divine :

‘sic persuasi mihi, sic sentio, cum tanta celeritas animorum sit, tanta memoria praeteritorum futurorumque prudentia, tot artes tantae scientiae, tot inuenta, non posse eam naturam quae res eas contineat esse mortalem 642

L’accumulation des cinq intensifs (tanta, tanta, tot, tantae, tot) et la litote non posse eam naturam… esse mortalem affirment le caractère d’évidence de la démonstration de l’ancien censeur.

Quel est le caractère divin de la mémoire et de la prévoyance ? Toutes deux tournées dans des directions opposées regardent vers l’infini, sans limite chronologique, couvrant l’ensemble de l’axe du temps, et pour cette raison, sont proprement divines, parce que, par leur rapport spécifique au temps, elles couvrent l’éternité et suggèrent directement l’immortalité. La complémentarité de deux facultés tournées vers l’infini est soulignée par le chiasme memoria praeteritorum futurorumque prudentia.

La possibilité de la réminiscence platonicienne renforce la primauté de la memoria, comme témoin et indice de l’immortalité d’une part de l’humain. Elle se révèle dans la facilité d’apprentissage des enfants, qui ne découvrent pas, mais se rappellent les leçons d’une vie antérieure :

‘magnoque esse argumento homines scire pleraque antequam nati sint, quod iam pueri, cum artes difficiles discant, ita celeriter res innumerabiles arripiant ut eas non tum primum accipere uideantur, sed reminisci et recordari. Haec Platonis fere. 643

Encore une fois, le lexique diffère et permet de distinguer memoria et réminiscence (reminisci et recordari) 644 . L’apport cicéronien apparaît dans l’analyse de memoria, qui vient compléter la définition de la réminiscence pour attester l’existence d’une âme, c’est-à-dire d’un principe d’immortalité dans l’être humain.

Cicéron prend un exemple précis chez Xénophon racontant la mort de Cyrus ; le roi affirme à ses fils l’immortalité de son âme. Si les hommes illustres continuent à recevoir des honneurs longtemps après leur mort, c’est parce que leur âme éternelle intervient auprès des vivants pour susciter le souvenir :

‘Nec uero clarissimorum uirorum post mortem honores permanerent, si nihil eorum ipsorum animi efficerent quo diutius memoriam sui teneremus. 645

L’emploi de l’irréel permet de présenter l’action de l’âme comme une évidence nécessaire. Caton apporte ici un complément à la conception de la postérité que Cicéron a mise en pratique dans ses discours ; il l’a définie dans ses textes philosophiques comme une mémoire collective et terrestre, reconnaissant les mérites de l’homme de bien. Cette perspective d’une postérité emplie de gratitude, dans et par son travail de memoria, est là encore le résultat visible de l’immortalité de l’âme, immortalité manifestée par l’influence merveilleuse de l’âme sur les humains.

Comme dans les Tusculanes, le sommeil même révèle l’immortalité de l’âme par ses capacités de prédiction (§ 81). Pour toutes ces raisons convergentes, Cyrus considère que, mort, il doit être honoré comme un dieu.

Néanmoins, il envisage aussi le point de vue atomiste de celui qui nie l’immortalité de l’âme (là aussi, Cicéron reprend le plan du livre I des Tusculanes) ; même ce point de vue autorise le souci de la postérité. En effet, dans ce cas, Cyrus recommande à ses fils de vénérer les dieux et de conserver le souvenir de leur père par piété :

‘sin una est interiturus animus cum corpore, uos tamen deos uerentes, qui hanc omnem pulchritudinem tuentur et regunt, memoriam nostri pie inuiolateque seruabitis. 646

La démarche du philosophe romain nous paraît ici semblable au pari pascalien adressé aux libertins. Il s’agit véritablement d’un pari cicéronien qui sonne comme une invite aux atomistes, plus précisément les épicuriens, adversaires de prédilection : puisque leur engagement philosophique leur interdit d’admettre la survie de l’âme après la mort 647 (appuyée chez Cicéron sur la memoria), ils doivent envisager le jugement de la postérité (qui repose, là aussi, sur la présence de la memoria, expressément citée par Cyrus), qui les autorisera eux-mêmes à croire en une forme d’éternité 648 . On saura gré à Cicéron, bon prince, de leur accorder cet espoir ; il révèle ainsi sa volonté de s’ouvrir à tous les courants philosophiques, de leur accorder à tous un droit de parole, pour les fondre tous mais dans la même humanité. Ses dialogues se déclarent ainsi fédérateurs, unificateurs : il veut à tout prix montrer que sa philosophie, éclairante, s’adresse à l’ensemble de l’humanité pensante, quels que soient les partis pris doctrinaux.

Après cette parenthèse du pari, artifice logique destiné par Cicéron à ses adversaires philosophiques, Caton réintègre le système cicéronien fondé sur l’immortalité de l’âme. En effet, l’attention portée au souvenir laissé dans la postérité — qu’il vient de justifier par un raisonnement susceptible de convaincre les épicuriens par la bouche de Cyrus — est significative, selon lui : c’est en conscience que l’on accomplit des exploits dignes de mémoire ; or, cette conscience d’œuvrer pour la postérité est une manifestation de l’âme immortelle. L’argument précédent n’était donc qu’un prétexte, rien de plus :

‘Nemo unquam mihi, Scipio, persuadebit aut patrem tuum, Paulum, aut duos auos, Paulum et Africanum, aut Africani patrem aut patruum, aut multos praestantes uiros, quos enumerare non est necesse, tanta esse conatos quae ad posteritatis memoriam pertinerent, nisi animo cernerent posteritatem ad se posse pertinere. 649

Caton appuie son argument sur une longue accumulation des héros de la famille de Scipion Emilien, son interlocuteur, remontant de génération en génération, par étapes successives marquées par aut ; il renforce ainsi d’autant plus la validité de son idée que le héros cité est plus ancien, au fur et à mesure de cette remontée dans le passé, et que sa gloire reste intacte.

La démonstration cicéronienne des Tusculanes, interrompue pour reprendre la question centrale du livre I, avait seulement pour objet de démontrer que la memoria, faculté divine, manifestait la présence d’une âme immortelle, réconfort de l’homme confronté à la mort. Caton dépasse cette seule conclusion, en affirmant ici par une question oratoire que la memoria est non seulement un révélateur, mais aussi un moteur de l’action des hommes, sensibles à la perspective du souvenir éternel qui leur est promis. Il applique cette théorie à sa propre carrière : jamais il n’aurait été aussi actif, si sa gloire devait s’arrêter avec sa mort physique !

‘An censes, ut de me ipse aliquid more senum glorier, me tantos labores diurnos nocturnosque domi militiaeque suscepturum fuisse, si eisdem finibus gloriam meam quibus uitam essem terminaturus ? 650

L’obsession de la postérité apparaît donc comme une intuition de l’immortalité de l’âme, de sa survie après la mort du corps ; cette survie est conçue comme un accomplissement de la meilleure part de l’homme ; tourné vers un avenir qui dépasse sa seule existence physique, bientôt achevée, Caton n’en veut pour preuve que le désir de gloire des héros, qui traduit cette aspiration à l’immortalité, reflet de l’immortalité de l’âme :

‘Sed nescio quomodo animus erigens se posteritatem ita semper prospiciebat quasi, cum excessisset e uita, tum denique uicturus esset. Quod quidem ni ita se haberet ut animi immortales essent, haud optimi cuiusque animus maxime ad immortalitatem et gloriam niteretur. 651

Ainsi, qu’elle soit envisagée sous l’angle terrestre de la reconnaissance universelle ou sous l’angle céleste de la faculté divine, la memoria apparaît comme une valeur cicéronienne fondamentale, non seulement pour promettre l’immortalité à l’homme, donc comme un réconfort, mais encore pour l’inciter à pratiquer la vertu et à aspirer à la sagesse.

Notes
638.

CIC., Cato 71 : « Le fruit de la vieillesse, c’est, comme je l’ai dit plusieurs fois, d’avoir la mémoire et la disposition de biens acquis auparavant. » La même image du fruit apparaît au paragraphe 62 (fructus).

639.

Ibid. 9 :

… quia conscientia bene actae uitae multorumque benefactorum recordatio iucundissima est

« … parce que la conscience d’avoir bien mené sa vie et le souvenir d’avoir accompli nombre de bonnes actions causent beaucoup d’agréments. »

En effet, la memoria offre au vieillard la possibilité d’un bilan positif dans la satisfaction du devoir accompli : elle autorise une prise de conscience. Il étend aussitôt cette règle du retour sur soi à l’ensemble des héros vieillissants, prenant pour exemple les Scipions ou Quintus Fabius Maximus Cunctator, et invitant les hommes ordinaires à trouver un soulagement dans le souvenir d’une simple vie sereine et droite (ibid. 13) :

Nec tamen omnes possunt esse Scipiones aut Maximi, ut urbium expugnationes, ut pedestres naualesque pugnas, ut bella a se gesta, ut triumphos recordentur. Est etiam quiete et pure atque eleganter actae aetatis placida ac lenis senectus…

« Cependant, tous les hommes ne peuvent être des Scipions ou des Maximus, pour se remémorer et des prises de villes, et des combats sur terre et sur mer, et des guerres menées par eux, et des triomphes. Mais une vie passée dans le calme, dans l’honneur et la distinction comporte aussi une vieillesse paisible et douce »

640.

Cicéron distingue ici les âges, niant que la mort soit un bien pour les plus jeunes.

641.

CIC., Cato 71 : « Or tout ce qui est conforme à la nature doit être compté parmi les biens ; et qu’y a-t-il de plus conforme à la nature que la mort pour les vieillards ? »

642.

Ibid. 78 : « Bref, voici ma conviction, voici mon sentiment : la rapidité de la pensée, la mémoire du passé et la prévoyance de l’avenir, le nombre et la valeur scientifique des arts, le nombre des inventions empêchent de croire que la substance capable d’embrasser tout cela puisse être mortelle »

643.

Ibid. 78 : « enfin, preuve manifeste que les hommes savent beaucoup de choses avant de naître, dès l’enfance, apprenant des arts difficiles, ils saisissent la plupart des connaissances avec une telle rapidité qu’ils semblent ne pas les acquérir alors pour la première fois, mais se les rappeler et remettre en mémoire. C’est à peu près ce que dit Platon. »

644.

Recordari, comme recordatio, évoque le rappel de souvenirs déjà connus de l’homme, car appris lors d’une vie antérieure. La nuance établie dans les Tusculanes entre recordari et reminisci se trouve affaiblie par leur coordination dans le Cato maior, où ils paraissent redondants.

645.

CIC., Cato 80 : « Les hommes illustres ne recevraient pas après leur mort d’honneurs durables si leurs propres âmes n’agissaient pas elles-mêmes pour nous conserver plus longtemps leur souvenir.

646.

CIC., Cato 81 : « et, si jamais l’âme doit mourir avec le corps, en vénérant les dieux qui gardent et dirigent tout ce bel univers, vous conserverez notre souvenir avec une piété inviolable. »

647.

Lucrèce, De rerum natura III, souligne à maintes reprises la nature mortelle de l’âme, composée d’atomes comme le corps, donc destinée à se décomposer comme ce dernier : leur sort est indissociable, l’âme ne peut vivre sans le corps (V, 138-143). La memoria intervient dans ce constat. D’une part, dit Lucrèce, il n’y a pas de réminiscence : l’homme ne se souvient pas de sa vie précédente, donc l’âme ne se réincarne pas dans un autre corps et révèle ainsi sa condition mortelle (III, 670-673). D’autre part, la mémoire décline à l’approche de la mort, ce qui marque l’agonie de l’âme, parallèle à celle du corps (III, 828-829 ; 1039-1040).

648.

C’est ainsi que J.-M. André, La philosophie à Rome, Paris, PUF, 1977 (Collection Sup. Littératures anciennes 6), p. 51, explique l’adhésion de Salluste « aux valeurs romaines de gloire et de vertu. Pourtant la gloire, moteur de l’activité chez les stoïciens moyens, est ici dépourvue d’eschatologie spirituelle : sa survie, tributaire de la mémoire, constitue un phénomène sociologique, et l’on peut se demander si Salluste n’a pas subi marginalement, dans l’entourage de César, l’influence de la doctrine épicurienne (la survie dans la mémoire). »

649.

Ibid. 82 : « Personne ne me fera jamais croire, Scipion, que ton père Paul-Emile, tes deux ancêtres, Paulus et l’Africain, le père de l’Africain, son oncle, ou de nombreux hommes éminents qu’il n’est pas nécessaire d’énumérer, eussent déployé de tels efforts, susceptibles d’intéresser le souvenir de la postérité, sans avoir la prescience que la postérité pouvait les intéresser. » Pour la même idée, cf. Pro Arch. 29  ; Pro Rab. 29 ; Tusc. I, 32 ; d’après Platon, Banq. 27, p. 208 d.

650.

Ibid. 82 : « Penses-tu, pour me vanter un peu moi-même, selon la coutume des vieillards, que j’aurais assumé de tels labeurs, nuit et jour, en paix et en guerre, si ma gloire devait s’arrêter aux mêmes limites que ma vie ? »

651.

CIC., Cato 82 : « Mais je ne sais comment mon âme, en se dressant, apercevait toujours l’avenir, comme si, une fois sortie de la vie, elle devait vivre enfin. Non, s’il n’était pas vrai que les âmes fussent immortelles, les âmes de tous les hommes d’élite ne tendraient pas tellement vers l’immortalité de la gloire. »