1. La mémoire épicurienne des plaisirs : les Tusculanes

Au livre III de ses entretiens de philosophie morale, Cicéron envisage la lutte du sage contre le chagrin. Selon Epicure, le sage est toujours heureux, quelles que soient les circonstances, même au milieu des pires tortures, car il peut toujours trouver un principe de plaisir ou d’espoir dans le souvenir des sensations passées. Ainsi, il peut combattre le chagrin et se détacher des peines en se fixant sur les plaisirs passés, dont le souvenir préfigure par une application de la prolepse les plaisirs futurs 652 , ce qui compense les souffrances présentes :

‘… ratio… incitat ad conspiciendas totaque mente contrectandas uarias uoluptates, quibus ille et praeteritarum memoria et spe consequentium sapientis uitam refertam putat. 653

Cicéron réfute cette thèse en relevant une contradiction avec le fondement même de l’épicurisme, l’atomisme, qui rend cette position incohérente. En effet, Epicure nie son parti pris sensualiste en affirmant pouvoir substituer le souvenir et l’espoir des plaisirs à la réalité du chagrin : cela revient à exercer une mémoire critique sur le souvenir des sensations passées, par le travail de la raison. Or l’épicurisme rejette traditionnellement ce dernier et préfère se fier aveuglément aux sensations, dont il reconnaît l’évidence 654 . De ce fait, cet oubli des douleurs présentes paraît impossible :

‘Non est enim in nostra potestate fodicantibus iis rebus quas malas esse opinemur dissimulatio uel obliuio 655

Cicéron expose rageusement cette impossibilité en saturant le texte du champ lexical de l’oubli (évoqué trois fois : obliuio, obliuisci, obliuisci), dans les invectives adressées directement à Epicure, qu’il apostrophe :

‘Et tu obliuisci iubes, quod contra naturam est, qui <quod> a natura datum est auxilium extorqueas inueterati doloris ?… Iubes me bona cogitare, obliuisci malorum. 656

La répétition du verbe d’ordre souligne l’absurdité de la proposition épicurienne qui tente de contredire l’ordre naturel par sa seule volonté, tentative vouée à l’échec, d’autant plus qu’elle émane d’un atomiste, qui se plie par principe à l’ordre naturel.

Du reste, Cicéron raille les plaisirs préconisés par Epicure, dans une question sarcastique proposant une alternative entre les plaisirs du corps qui font l’ordinaire du matérialisme épicurien selon lui, et ceux de l’esprit, très virtuels (le souvenir et l’espoir), qu’Epicure envisage ici, et qui semblent contredire sa doctrine :

‘Quas (uoluptates)? Corporis, credo, aut quae propter corpus uel recordatione uel spe cogitentur ? 657

L’espoir ne devrait pas pouvoir trouver sa place dans cet atomisme. Cicéron ne met pas en cause les mœurs d’Epicure, mais son jugement, apparemment inconstant, car il se rappelle que le souverain bien défini par son adversaire est constitué par les plaisirs matériels :

‘quamuis spernat uoluptates eas quas modo laudauit, ego tamen meminero quod uideatur ei summum bonum 658

Il prétend ainsi mieux connaître l’épicurisme que son fondateur et le prendre en flagrant délit d’incohérence.

De même, dans le livre V, Epicure, dit-il, est heureux au milieu des tortures, alors que la souffrance représente le souverain mal. Cicéron le brocarde parce qu’il prétend pouvoir oublier sa propre personne dans cette situation, et narguer la Fortune, alors qu’il reconnaît que toute l’existence repose entre les mains de celle-ci !

‘… huic ergo, ut dixi, non multum differenti a iudicio ferarum obliuisci licebit sui et tum fortunam contemnere, cum sit omne et bonum eius et malum in potestate fortunae… 659

L’oubli paraît impossible, nous l’avons dit, d’un strict point de vue matérialiste — Epicure ne peut nier l’existence et les souffrances de son propre corps — ; mais la critique est ici redoublée par une autre contradiction : le sort de l’épicurien étant livré à la Fortune, celle-ci ne peut être aussi facilement mise de côté !

Pour finir, Cicéron raille les prétentions d’Epicure à surmonter les souffrances par l’évocation des souvenirs passés :

‘… sed una se dicit recordatione adquiescere praeteritarum uoluptatum… 660

Mais cette fois, il justifie sa critique par le décalage entre l’évanescence du souvenir et la présence physique, matérielle de la souffrance. Il compare cette démarche à celle d’un homme qui, souffrant de la chaleur, se souviendrait, par contraste, de la fraîcheur de la propriété de Cicéron à Arpinum :

‘… ut si quis aestuans, cum uim caloris non facile patiatur, recordari uelit esse aliquando in Arpinati nostro gelidis fluminibus circumfusum fuisse. 661

Se plaçant du point de vue atomiste, Cicéron constate que la seule mémoire des plaisirs passés est incapable de se substituer à la perception de souffrances bien présentes, comme le souligne C. Lévy 662  : la mémoire n’appartient pas au même monde que la matière, elle ne peut empiéter sur le domaine de celle-ci d’autant plus qu’il la considère comme un principe spirituel, élément fondamental de l’âme, qui échappe totalement à l’atomisme.

Notes
652.

Cette thèse se fonde sur la prolepse épicurienne, définie par G. Arrighetti, « Epicure et son école », », Histoire de la philosophie 1, Orient, Antiquité, Moyen âge, publ. sous la dir. de B. Parain, Paris, Gallimard, 1979 (Encyclopédie de la Pléiade 26), 752-772, p. 755 : « La prolepse est une espèce d’idée générale qui s’est formée en nous à la suite d’innombrables perceptions d’un même objet. C’est par des prolepses que nous pouvons reconnaître à quoi se réfère une sensation donnée. » A l’inverse de Cicéron, qui se défie des sensations et exige de l’esprit un travail sur elles, par le tri d’une memoria sélective, Epicure se fie à la seule sensation et se méfie de l’esprit, capable, en cherchant dans ses souvenirs de représentations sensibles le modèle de sa perception présente, de les déformer (p. 756) : « Les textes d’Epicure ne précisent pas le mécanisme de la prolepse, mais il consistait probablement dans la capacité que possède l’esprit de renouveler, sous l’impulsion des sens, ou sans cette impulsion (au cours des rêves, par exemple), le mouvement particulier qui naît des perceptions de toute espèce. L’esprit opère ainsi un choix (επιβολή της διανοίας), élisant dans la foule des simulacres affluant continuellement à la perception, ceux qui lui sont nécessaires à un moment donné. C’est à ce stade du processus cognitif qu’apparaît la première possibilité d’erreur (A Hérodote 50-51). Il y a un mouvement de l’esprit, lié à l’apréhension mais distinct de celle-ci : l’esprit ajoute quelque chose à l’évidence des données dont il prend conscience, et qui lui ont été fournies par les représentations. Certaines sources nous révèlent qu’il s’agit là d’une interprétation de ces données par l’esprit. » Sur la prolepse conçue par Epicure, cf. Epicure, lettres et maximes, éd. M. Conche, Paris, PUF, 1987 (col. Epiméthée), introduction p. 31 : « La πρόληψις se forme, semble-t-il, à la manière d’une image composite, par une “rétention de ce qui, du dehors, s’est souvent présenté” (μνήμην του πολλάκις έξωθεν φάνεντος) (D.L. X, 33) : nous avons affaire, d’une façon immédiate, à des images particulières, mais, par la répétition, les traits particuliers ou individuels qui ne se répètent pas de façon constante, disparaissent ; seuls sont retenus les traits communs à toutes les présentations, et l’on a l’idée générale d’“homme”, de “cheval”, de “tour”…, à laquelle on donne le nom d’“anticipation” puisque, les caractères communs des individus d’une certaine classe étant liés ensemble, on peut, un ou quelques-uns étant donnés, anticiper les autres, et, par exemple, voyant quelque être d’une certaine taille, d’une certaine démarche, etc., dire : “c’est un homme”. Si la πρόληψις permet l’anticipation, c’est qu’elle connote un ensemble de caractères définissant un complexe sensoriel. » Sur le simulacre, cause d’erreur, cf. p. 32 : « la tour paraît ronde mais elle est carrée ; car dire que la tour est ronde-de-loin, c’est dire que c’est seulement son simulacre qui est rond — mais un simulacre n’est pas une tour, laquelle a une réalité multisensorielle. La sensation est critère de vérité et d’être, mais de l’être au sens absolu, qui ne s’oppose pas à l’apparaître ; la πρόληψις est critère de vérité et d’être, mais de l’être par opposition à l’apparaître. » Sur la valeur de la prolepse dans la connaissance, cf. p. 32-33, d’après Diogène Laërce X, 33 : « “Ils (les Epicuriens) considèrent l’anticipation comme appréhension, opinion droite, notion ou idée universelle déposée en nous, c’est-à-dire comme rétention de ce qui, du dehors, s’est souvent présenté, par exemple : “telle chose est un homme” ; car, en même temps que le mot “homme” est prononcé, son aspect (τύπος), par le moyen de l’anticipation, est aussitôt pensé, d’après les données antérieures des sensations… Et nous n’aurions pas cherché ce qui est cherché si nous ne l’avions connu auparavant. Par exemple : “ce qui se tient là-bas, est-ce un cheval ou un bœuf ?” — il faut déjà, par anticipation, connaître la forme ( μορφή) du cheval ou du bœuf. Nous ne pourrions nommer quelque chose si nous ne connaissions auparavant son aspect (τύπος) par le moyen de l’anticipation. Les anticipations sont donc évidentes (εναργεις)”. La sensation permet de dire que c’est, l’anticipation permet de dire ce que c’est. » V. Goldschmidt, « Remarques sur l’origine épicurienne de la prénotion », Les stoïciens et leur logique, éd. J. Brunschwig, Paris, Vrin, 1978, (Bibliothèque d'histoire de la philosophie 20), 155-169, définit ainsi la fonction de la prénotion épicurienne (p. 160) : « Etant une anticipation, la prénotion, dans l’acte de la connaissance, sert à reconnaître, à identifier, à interpréter des choses, d’abord inconnues, qui pourront se présenter. Etant un concept, la prénotion est comme une loi sous laquelle il s’agit de subsumer des faits. On dirait encore que c’est un savoir en puissance, qu’il s’agit de faire passer à l’acte. » Sur les prénotions épicuriennes, cf. également C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, Paris, Livre de poche, 1997, p.79-81 ; E. Asonis, « Epicurean epistemology », The Cambridge history of hellenistic philosophy, dir. K. Algra, J. Barnes, J. Mansfeld, M. Schofield, Cambridge, Cambridge university press, 1999, 260-294, p. 276-283.

653.

CIC., Tusc. III, 33 : « …la raison… nous invite à fixer nos regards sur des plaisirs de toute sorte, à en repaître notre pensée, car Epicure veut que la vie du sage soit remplie de plaisirs, plaisirs passés que la mémoire lui rappelle, plaisirs à venir que son espoir évoque.. »

654.

Sur l’évidence de la sensation épicurienne et sur les simulacres, responsables des erreurs des sens à travers le De natura rerum de Lucrèce, cf. P. Boyancé, Lucrèce, Paris, 1964, p. 29-30 : « … il voit (dans l’atomisme) la base de notre connaissance des choses, la sensation. Le principe est de supposer que de l’objet perçu se détachent des émanations d’atomes qui viennent frapper l’organe de la sensation. Celui-ci transmet leur mouvement qui, par l’anima, se répercute jusqu’à l’animus… L’erreur des sens consiste… à attribuer à l’objet lui-même, d’où émanent les simulacres, ce qui n’appartient qu’à ceux-ci, les caractères nouveaux qu’ils ont reçus de ce fait. C’est donc notre jugement, dans une induction erronée, qui se trompe, non pas les sens qui nous trompent. L’erreur vient de ce que nous ajoutons de notre chef aux données en elles-mêmes irréprochables de la sensation. » 

Lucrèce affirme sa confiance dans les sensations et la supériorité de celles-ci sur la raison, responsable des erreurs de jugement, dans le De rerum natura IV, 462-521, notamment 464-466 :

… pars horum maxima fallit propter opinatus animi quos addimus ipsi, pro uisis ut sint quae non sunt sensibu’uisa.

“… la plupart de ces erreurs sont dues aux jugements que l’esprit porte spontanément sur les faits, nous faisant voir ce qu’en réalité n’ont pas vu nos sens.”

L. Bourgey, « La doctrine épicurienne sur le rôle de la sensation dans la connaissance et la tradition grecque », Actes du VIII° Congrès G. Budé : Paris, 5-10 avril 1968, Paris, 1969, 252-258, p. 253, rappelle la méfiance des épicuriens envers le travail de la raison — ici, une mémoire critique — et leur confiance dans l’évidence de la sensation première : « Cette sensation à laquelle en fin de compte nous revenons toujours, Epicure nous dit qu’elle est étrangère à la raison άλογος, antérieure à toute activité de mémoire μνήμης ουδεμιας δεκτική(Diogène Laërce 31). Il serait difficile de marquer avec plus de force que la sensation est pleinement première, qu’elle constitue la source initiale et la norme dernière de la connaissance, fides prima comme le dira plus tard Lucrèce (De rerum natura IV, 505)… »

Sur la primauté de la sensation sur une mémoire critique, de jugement, probabiliste, cf. A. Barigazzi, « Epicure et le scepticisme », Actes du VIII° Congrès : Paris, 5-10 avril 1968 (Paris, 1969), 286-293, p. 286-287 : « Toute sensation est vraie et possède une évidence indestructible : puisqu’elle est irrationnelle et ne participe pas de la mémoire, elle ne peut rien ajouter ; elle est d’une simplicité élémentaire, que l’on peut comparer à l’atome de la connaissance. Et comme nous acceptons les atomes sans les discuter, ainsi nous devons faire pour la sensation… L’erreur, c’est l’opinion qui l’ajoute à la sensation et elle naît par un mouvement psychique semblable à celui de l’évidence sensorielle, mais distinct ; d’où il s’ensuit que l’erreur n’est jamais imputable à la sensation. En fait la confirmation ( επιμαρτύρησις ) ou le manque de confirmation ( ουκ επιμαρτύρησις ) concerne non la sensation, mais l’opinion… il ne restait plus que des écoles dogmatiques sensualistes (Epicuriens et Stoïciens) et des écoles sceptiques essentiellement antisensualistes. Les Académiques d’un contemporain de Lucrèce, Cicéron, montrent que la controverse était conçue en substance comme on vient de le dire. »

C. Auvray-Assayas, « L’évidence de la sensation épicurienne : le témoignage de Cicéron », Dire l'évidence : philosophie et rhétorique antiques, éd. C. Lévy et L. Pernot, Paris, Montréal, L'Harmattan, 1997, 157-175, juge (p. 175) d’après les textes de Cicéron que « faute d’expliciter le rôle épistémologique des images et de la sensation, les Epicuriens contemporains de Cicéron ne font pas un usage rigoureux et cohérent de l’évidence sensible, ni dans le débat sur les affections, ni dans l’élaboration de la prolepse. »

655.

Ibid. III , 35 : « Il n’est pas en effet en notre pouvoir, quand nous sommes tenaillés par des choses que nous considérons être des maux, de dissimuler ou d’oublier »

656.

Ibid. III, 35 : « Et tu exiges, toi, Epicure, un oubli contre lequel la nature proteste, tout en nous dépouillant du secours que la nature nous a donné, l’influence apaisante du temps !… Tu veux que je songe aux biens, que j’oublie les maux. »

657.

Ibid. III, 37 : « Et quels plaisirs ? Ceux du corps, n’est-ce pas, ou ceux que le souvenir et l’espérance peuvent rapporter au corps ? »

658.

Ibid. III, 46 : « Il aura beau dédaigner les plaisirs qu’il célébrait tout à l’heure, je ne saurais oublier pour autant ce qu’il entend par souverain bien. »

659.

Ibid. V, 73 : « Ainsi donc cet Epicure qui, d’après ce qu’on vient de voir, ne s’élève guère au-dessus de l’instinct des bêtes, pourra s’oublier lui-même et narguer la Fortune, alors que pour lui il n’y a ni bien ni mal qui ne dépende de la Fortune ».

660.

Ibid. V, 74 : « … mais, dit-il, il fait fond uniquement sur le souvenir des plaisirs passés. »

661.

Ibid. V, 74 : « C’est là raisonner comme un homme qui, ayant grand chaud et ne pouvant se faire à une température torride, s’aviserait de se ressouvenir d’un séjour qu’il aurait fait dans notre propriété d’Arpinum, baignée de tous côtés par de frais ruisseaux. »

662.

C. Lévy, « La dialectique de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus », REL 62, 1985, 111-127, p. 122-123, analyse l’appréciation platonicienne de Cicéron sur Epicure : celui-ci se trompe en associant plaisir et absence de douleur parce qu’il se fie aveuglément aux sensations : « (Epicure) jugeait… que la dialectique est inutile puisque les prénotions sont formées à partir de sensations vraies et qu’elles ont elles-mêmes la clarté de l’évidence (D.L. X, 31)…Que dit Cicéron ? Que la uacuitas doloris n’est pas le plaisir, mais un état intermédiaire entre celui-ci et la douleur (fin. II, 5, 16). Or, c’est très exactement ce qu’avait affirmé Platon. L’auteur de la République décrit l’absence de douleur comme une illusion, un mirage, puisqu’elle apparaît comme un plaisir par opposition à la douleur et comme une douleur par opposition au plaisir (Platon, Rep. IX, 584 b-585 a, 586 a). Il compare ceux qui prennent cet état intermédiaire pour la plénitude du plaisir à des gens qui opposeraient le gris au noir faute de connaître le blanc. Cette analyse avait été reprise contre l’épicurisme par les philosophes de l’Académie. »