2. Epicure est-il vraiment atomiste dans le De finibus ?

Les livres I et II du De finibus mettent en scène Cicéron et deux interlocuteurs, l‘épicurien Torquatus et le stoïcien Triarius. Torquatus expose l’épicurisme dans le livre I, Cicéron le critique dans le suivant.

Il adopte la même démarche que dans les Tusculanes, dénonçant la proposition épicurienne selon laquelle le sage est toujours heureux, même dans les tourments, pourvu qu’il garde en mémoire les plaisirs passés, capables de faire oublier les souffrances présentes. Toutefois il va plus loin en mettant en question la confiance affichée par Epicure dans l’atomisme.

Cicéron part dans le livre I, qui expose la doctrine du Jardin, de la même assertion épicurienne, selon laquelle le souvenir des biens passés doit effacer celui des malheurs passés :

‘Sed ut iis bonis erigimur quae exspectamus, sic laetamur iis quae recordamur. Stulti autem malorum memoria torquentur, sapientes bona praeterita grata recordatione renouata delectant. Est autem situm in nobis, ut et aduersa quasi perpetua obliuione obruamus et iucunde ac suauiter meminerimus. 663

La memoria sépare les hommes en deux catégories : les sages et les insensés, confrontés dans l’asyndète Stulti… , sapientes. Torquatus affirme la supériorité de la mémoire des plaisirs sur celle des maux, recouverte (obruamus) par la première. Selon la métaphore très concrète de l’ensevelissement, les plaisirs rappelés doivent par leur quantité et par leur qualité reléguer les souffrances de la mémoire dans l’oubli (obliuione) 664 . Cicéron a sans doute simplifié ici la doctrine épicurienne 665 pour la caricaturer et faire triompher la sienne selon J. Pigeaud, qui redéfinit la mémoire épicurienne 666 .

Même, le discours épicurien sur la mémoire en tant que principe de plaisir est ruiné bien avant (I, 25), car Cicéron ne voit aucune possibilité de plaisir dans les souffrances ; le travail de mémorisation lui-même en est une. Ainsi, sans parler de la mémoire des plaisirs, il dénie d’emblée, dans une boutade, que le simple travail mémoriel soit une source de plaisir. Au contraire, l’apprentissage de dates historiques ou de poèmes est en soi une peine, sinon une souffrance :

‘Quid tibi, Torquate, quid huic Triario litterae, quid historiae cognitioque rerum, quid poetarum euolutio, quid tanta tot uersuum memoria uoluptatis affert ? 667

Mais la critique devient plus sérieuse dans le livre II, tout entier dévolu au dénigrement de l’épicurisme. Elle se concentre sur la memoria épicurienne du chapitre 95 au chapitre 106.

Le principe énoncé par Torquatus (I, 57) ne paraît pas totalement efficace. Au contraire, la memoria change de camp, Cicéron retourne l’argument. Car si le souvenir des plaisirs paraît incapable de compenser les douleurs présentes, comme l’exposaient les Tusculanes, inversement, le souvenir des souffrances passées, lui, pèse sur la sérénité de l’homme, car il suscite l’attente angoissée de la souffrance future…

Ainsi, Epicure prétend, pour atténuer la portée de la douleur, qu’intense, elle est brève, et que, prolongée, elle est légère parce qu’intermittente. Cicéron le réfute en rappelant le cas de Philoctète, dont la peur est exacerbée par le répit que lui laisse la douleur, car son souvenir préfigure la douleur à venir :

‘… deinde quae est ista relaxatio, cum et praeteriti doloris memoria recens est et futuri atque impendentis torquet timor ? 668

En cela, Cicéron est cohérent avec la position analysée plus haut : le travail de la memoria favorise la prudentia, force d’anticipation qui permet à l’homme de se projeter dans l’avenir et de se prémunir contre les difficultés futures. On se souvient que ce lien indéfectible entre memoria et prudentia est au cœur de la nature de l’âme immortelle. C’est donc naturellement que s’effectue la transition d’une faculté à l’autre.

La mémoire des douleurs semble donc l’emporter sur celle des plaisirs, ce qui ruine la théorie d’Epicure. D’autant plus que Cicéron l’accuse au mieux d’incohérence, au pire d’hypocrisie dans son usage de la mémoire des plaisirs. En effet, quand Epicure mourant écrit à Idoménée, il lui explique que ses souffrances sont compensées par le souvenir de leurs raisonnements et de leurs découvertes philosophiques 669 :

‘Compensabatur, inquit, tamen cum his omnibus animi laetitia, quam capiebam memoria rationum inuentorumque nostrorum. 670

Or, les plaisirs auxquels il fait ici référence, constate Cicéron, ne sont pas physiques, mais intellectuels :

‘… rationes tuas te uideo compensare cum istis doloribus, non memoriam corpore perceptarum uoluptatum 671

Epicure est pris en flagrant délit de contradiction avec son sensualisme — en fait celui que ses adversaires lui prêtent abusivement. Cicéron le démontre par l’absurde, en poursuivant son interprétation du raisonnement épicurien jusqu’à son terme : si, dans une optique matérialiste, seule la memoria des plaisirs physiques passés peut procurer le bonheur, le sage épicurien n’a tout simplement pas la possibilité de trouver dans le souvenir des plaisirs de l’esprit un réconfort à la maladie :

‘Primum enim, si uera sunt ea quorum recordatione te gaudere dicis, hoc est si uera sunt tua scripta et inuenta, gaudere non potes. Nihil enim iam habes, quod ad corpus referas ; est autem a te semper dictum nec gaudere quemquam nisi propter corpus nec dolere. 672

Voici le nouvel angle d’attaque contre Epicure : dénoncer son infidélité à sa propre doctrine, en montrant qu’il n’est pas atomiste. Ainsi, l’épicurisme est miné de l’intérieur, les théories échafaudées sont ruinées en leur soubassement, le maître d’œuvre réfutant lui-même le fondement de sa doctrine 673 .

Du coup, Cicéron continue en ce sens, s’acharnant sur le motif principal de contentement du sage épicurien : la mémoire des plaisirs. En effet, il relève qu’Epicure, après s’être rassuré par le souvenir des jeux intellectuels, dans une lettre, avoue s’être attaché aux enfants, aux amis, voire à ses devoirs :

‘Nam ista commendatio puerorum, memoria et caritas amicitiae, summorum officiorum in extremo spiritu conseruatio indicat innatam esse homini probitatem gratuitam, non inuitatam uoluptatibus nec praemiorum mercedibus euocatam. 674

Epicure reconnaît ainsi, à travers son propre exemple, qu’il se conforme à un grand nombre d’obligations morales qui cimentent la société et définissent la nature humaine, selon Cicéron. Ce fait entre en contradiction avec l’attention portée au plaisir par l’épicurisme — du moins, telle que Cicéron veut la comprendre…

Parmi ces préoccupations, notons la memoria amicitiae, qui n’est pas sans évoquer la démarche de Laelius, dans le dialogue du même nom, cultivant le souvenir de Scipion, pour exprimer sa reconnaissance envers lui, et lui rendre en même temps un peu de vie. Ce texte est l’occasion pour Cicéron de marquer l’importance de cette mémoire affective parmi les éléments constitutifs d’une société stable. Ramener ainsi Epicure à Laelius, porte-parole de Cicéron dans un exposé philosophique, c’est l’humilier, l’obliger à se renier et à discréditer sa doctrine par son inconséquence.

Inconséquent, Epicure ne l’est pas moins quand il prétend, selon des principes atomistes, que le mort ne connaît plus aucun sentiment, mais demande pourtant par testament à ses disciples de célébrer l’anniversaire de sa naissance par un banquet tous les mois, après sa mort !

‘… ut et sui et Metrodori memoria colatur 675

Le culte rendu à la mémoire d’un mort paraît là aussi hors de propos à l’intérieur d’une doctrine atomiste selon laquelle le mort, anéanti, ne peut rien ressentir et donc n’a cure de cette commémoration. Epicure n’aurait pas dû se préoccuper de cette célébration, qui, de nouveau, le discrédite 676 .

Même, Cicéron le ridiculise en l’invitant à célébrer plutôt l’anniversaire du jour où il est devenu sage, car seul l’ignorant veut que l’on honore sa mémoire après sa mort 677 .

Car s’il est légitime de souhaiter que le souvenir du nom d’un homme soit conservé après sa mort, Cicéron a clairement mis en évidence que le processus de reconnaissance manifesté par le souvenir des grands hommes de la République ne se décrète pas, mais qu’au contraire il naît spontanément d’une collectivité redevable aux bienfaits d’un citoyen méritant : il laisse espérer à tout homme cette commémoration, mais considère qu’en aucun cas elle ne peut être imposée 678 .

Il reprend ensuite le postulat épicurien : le sage doit se souvenir des biens et oublier les maux pour accéder au bonheur :

‘Iam illud quale tandem est, bona praeterita non effluere sapienti, mala meminisse non oportere ? 679

Epicure prétend ainsi pouvoir pratiquer une mémoire sélective, ce que conteste fermement Cicéron, niant la possibilité d’oublier sur commande :

‘Primum in nostrane potestate est quid meminerimus ? 680

Il s’appuie sur l’exemplum de Thémistocle réclamant plutôt à Simonide, qui lui propose une méthode mnémotechnique, un moyen d’oublier ; le balancement quae nolo/quae uolo traduit la force des souvenirs, d’autant plus indélébiles et oppressants chez un Thémistocle que la légende dote d’une mémoire phénoménale :

‘Themistocles quidem, cum ei Simonides an quis alius artem memoriae polliceretur, “Obliuionis, inquit, mallem ; nam memini, etiam quae nolo, obliuisci non possum quae uolo”. 681

Interdire que l’on se souvienne des malheurs passés, c’est la preuve que la méconnaissance du fonctionnement de l’esprit humain et de ses composantes est complète chez Epicure, dont l’interdiction orgueilleuse nie l’évidence des forces à l’œuvre chez l’homme 682 :

‘… sed res se tamen sic habet, ut nimis imperiosi philosophi sit uetare meminisse. 683

Encore une fois, refuser le souvenir des souffrances, c’est nier la matérialité de celles-ci, et donc contrevenir à l’orthodoxie atomiste. Paradoxalement, Cicéron en devient le défenseur, en considérant la réalité tangible de la douleur et du malheur, qu’un simple jeu intellectuel ne peut abstraire artificiellement de la memoria, qui ne peut nier l’expérience des perceptions.

Une question oratoire provocante prolonge la négation de cette capacité d’oubli en trouvant — non sans ironie quand on songe qu’il se confronte au chantre de l’atomisme pour qui la souffrance représente le mal suprême — du charme au souvenir des maux !

‘Quid, si etiam iucunda memoria est praeteritorum malorum ? 684

La souffrance, surpassée, procure à l’homme la satisfaction d’avoir surmonté une épreuve pour accomplir son devoir, d’avoir vaincu ses craintes par l’effort et le souci de la vertu, en approchant un peu plus la sagesse 685 . Ce que justifie Cicéron en s ‘appuyant à la fois sur la sagesse populaire et sur un vers d’Euripide :

‘Vulgo enim dicitur : “Iucundi acti labores”, nec male Euripides… : “Suauis laborum est praeteritorum memoria” 686

En revanche, si le souvenir des biens passés ne peut pas effacer le malheur, Cicéron admet qu’il aide à le surmonter 687 , s’appuyant sur l’exemple de Marius qui, banni, se rappelle ses trophées passés pour se consoler :

‘Quae si a uobis talia dicerentur, qualibus C. Marius uti poterat, ut expulsus, egens in palude demersus, tropaeorum recordatione leuaret dolorem suum, audirem et plane probarem. 688

En effet, il reconnaît que le bonheur du sage ne peut se réaliser dans l’oubli des bienfaits qu’il a accomplis ; c’est une récompense personnelle qu’il est légitime d’espérer et qui est un moteur dans le dévouement de l’individu à la cause de la collectivité :

‘Nec enim absolui beata uita sapientis neque ad exitum perduci poterit, si prima quaeque bene ab eo consulta atque facta ipsius obliuione obruentur. 689

Toutefois, après avoir adopté le point de vue atomiste pour dénoncer les incohérences du maître, Cicéron retrouve sa position personnelle et conteste définitivement le modèle épicurien, selon lequel le bonheur est procuré uniquement par le souvenir des plaisirs passés du corps :

‘Sed uobis uoluptatum perceptarum recordatio uitam beatam facit, et quidem corpore perceptarum. 690

Or, en s’appuyant sur Aristote 691 , selon qui Sardanapale se trompait en prétendant emporter dans la mort les plaisirs de la vie alors qu’il brûlait avec lui son sérail et ses richesses, Cicéron montre que le plaisir du corps est limité à l’instant, parce que le corps, ou plus largement la matière, mortelle, est éphémère. L’appel au souvenir des plaisirs est donc voué à l’échec, parce que borné dans le temps par un corps condamné d’avance :

‘Fluit igitur uoluptas corporis et prima quaeque auolat saepiusque relinquit causam paenitendi quam recordandi. 692

De ce fait, en tant que summum bonum, le plaisir physique est discrédité, il mérite plus de repentir que de mémoire, selon Cicéron. Au point qu’il l’abandonne aux animaux qui, privés de l’esprit humain, sont conçus pour ce seul plaisir matériel. Le philosophe réserve l’atomisme à la seule animalité — encore que, affirme-t-il, certains animaux se montrent dotés à un degré moindre, de quelques facultés humaines, comme la memoria 693  ! Certes limitée, selon C. Baroin et E. Valette-Cagnac 694 , cette dernière garantit malgré tout une forme de sociabilité animale, d’amicitia 695 . En ignorant cette memoria, Epicure se trouve placé en-dessous du règne animal, puisqu’il est incapable d’adopter une vertu sociale qui rend les « animaux à mémoire » plus humains que lui ! Selon la théorie cicéronienne, humaniste, l’homme ne doit pas se contenter du plaisir, principe animal qui, érigé en système par les épicuriens, nie leur propre humanité.

Notes
663.

CIC., fin. I, 57 : « Mais <pour revenir où nous en étions>, si l’attente des biens <futurs> élève notre courage, le ressouvenir des biens <passés> nous réjouit. Les insensés se remémorent les maux passés et s’en font une torture ; les sages, eux, trouvent du plaisir dans les biens passés en les renouvelant par un bienfaisant ressouvenir. Or, il est en notre pouvoir aussi bien d’ensevelir en quelque sorte dans un perpétuel oubli les choses fâcheuses que de conserver l’aimable et doux souvenir des choses heureuses. »

664.

Il suffit donc au sage d’évoquer les représentations de plaisirs passés, par le jeu de la prolepse, pour surmonter la douleur ; cf. G. Arrighetti, « Epicure et son école », », Histoire de la philosophie 1, Orient, Antiquité, Moyen âge, publ. sous la dir. de B. Parain, Paris, Gallimard, 1979 (Encyclopédie de la Pléiade 26), 752-772, p. 761 : « L’âme peut en effet se détacher de ces douleurs en évoquant, par le souvenir, d’autres représentations. Le doux souvenir des biens dont il a joui constitue une large part de la joie du sage. Le témoignage le plus frappant de cette doctrine est la lettre qu’Epicure, sur son lit de mort, écrivit à Idoménée. Les douleurs du corps ne pourraient être plus grandes, mais il s’y oppose la béatitude de l’âme, que le souvenir ramène aux conversations avec les amis. Le corps ne souffre et ne jouit que des douleurs et des plaisirs récents, car la chair n’a point de mémoire ni la possibilité de prévoir le futur. Mais l’âme, elle, se souvient et prévoit. » Cf. également C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, Paris, Livre de poche, 1997, p. 94.

665.

Cf. Epicure, lettres et maximes, éd. M. Conche, Paris, PUF, 1987 (Epiméthée), introduction, p. 43 : « (Le vieillard), s’il a “bien vécu” et mené à bien sa navigation sur la haute mer de la vie, ne craint plus de perdre les biens que jadis il espérait, car il les possède maintenant en sûreté dans le magasin de la mémoire. Il n’est pas seulement heureux, comme le jeune, au moyen de la philosophie, peut l’être, mais “bienheureux”, grâce à la mémoire qui lui permet de puiser dans ses souvenirs heureux comme dans une réserve de bonheur… Au vieil homme, la philosophie enseigne la réminiscence . » ; p. 78 : « … le vieillard a l’avantage de pouvoir contre-peser les douleurs du corps par le souvenir des plaisirs passés, cela à la double condition que les plaisirs n’aient pas seulement glissé sur lui sans être, avec gratitude, recueillis et gardés, et que sa mémoire sache, au moins “affectivement”, oublier les maux et les douleurs soufferts dans le passé, ne retenant que les jours heureux, à l’exclusion des autres. » Ainsi, la mémoire finit par égaler l’homme aux dieux, en lui permettant d’accéder au bonheur (p. 93) : « … la joie du souvenir contre-pèse la douleur, c’est-à-dire met en face de ce déséquilibre un poids égal qui rééquilibre ; et l’on a ainsi l’équivalent de l’aponia (la non-douleur dans le corps). Or le sage sait que sa réserve de bonheur (souvenirs heureux) lui permettra toujours de faire contrepoids à la douleur. Il a donc la certitude que la douleur ne pourra plus entamer son bonheur ; et dès lors elle ne le peut plus… Le sage est paré pour toujours ; il est maître de tout le temps — de l’avenir même, car il ne peut rien lui arriver (il sait qu’éprouvant le besoin, la douleur, il pourra les contre-battre de façon à rester sans trouble). Sans être un dieu… il est comme un dieu. »

666.

J. Pigeaud, La maladie de l'âme : étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Belles lettres, 1989 (Collection d'études anciennes, Série latine 31), rappelle la thèse d’Epicure (p. 145) : « … le philosophe peut éprouver du plaisir dans le taureau de Phalaris par le souvenir de ses plaisirs passés (CIC., Tusc. II, 44-45). » Selon lui, Cicéron la comprend mal (p. 166) : « Ni Cicéron, ni Plutarque, ne comprennent peut-être bien ce que veut dire Epicure avec sa mémoire. Ils confondent, à notre avis, μνήμη et ανάμνησις , memoria et recordatio. » La construction de la mémoire épicurienne provoque l’hostilité des Académiciens (p. 167-168) : « La mémorisation est la constitution secondaire d’un bloc compact, d’un îlot continu et solide, d’un quelque chose qui devient dans le procès du temps comme une seconde nature, un composé bien sûr d’atomes et de mouvements, qui est comme un nouvel individu. A notre avis, l’affirmation que contre la douleur, par exemple, je peux opposer la μνήμη des plaisirs passés, repose sur la conviction que je peux vaincre le discontinu de la douleur, par le continu de la μνήμη . Il y a une théorie de la mémoire chez Epicure (le texte d’Epicure le plus important sur la μνήμη reste Ar. (34, 20) 71.7)… si la distinction entre mémoire et souvenir est épicurienne, ou en tout cas, correspond à une réalité épicurienne, on comprend mieux la querelle entre Epicure et ses ennemis. Pour quelqu’un qui refuse la théorie atomistique, une telle constitution d’une mémoire bloc, d’un continu opposé à un discontinu et devant y résister, n’a aucun sens. » Cicéron ne parvient pas à comprendre cet « art très particulier de la mémoire épicurienne » (p. 168), et emploie à son sujet aussi bien memoria que recordatio. Toutefois, il en révèle la nature malgré lui (p. 169) : « il est dit que la mémoire selon Torquatus-Epicure est infinie (fin. II, 113 : In te quidem infinita). La mémoire est une construction, un artéfact, la constitution d’un second être qui est plus réel que le premier, l’élaboration d’un continu face au discontinu du corps occupé par la souffrance. Cette mémoire est seconde dans le temps, et n’a rien à voir avec un souvenir soumis au hasard de la réminiscence. Il ne s’agit pas de recordatioou d’ ανάμνησις , c’est-à-dire du souvenir isolé et accessoire de tel ou tel plaisir, il s’agit d’opposer l’ensemble de la mémoire, la mémoire-bloc, à la douleur. Là encore Cicéron se révèle un témoin important. » J. Pigeaud résume ainsi la théorie d’Epicure (p. 171) : « Si par l’expérience du plaisir et l’ascèse de ma mémoire, j’ai pu constituer un autre être, un être sans fissure, je peux assister à la dégradation et à la mort de ce moi déchiré, dispersé, comme à la mort et à la dispersion d’un autre. Telle est la leçon magnifique d’Epicure. »

667.

CIC., fin. I, 25 : « Dis-moi, Torquatus, toi et ton ami Triarius que voici, quelle espèce de plaisir trouvez-vous à faire de la littérature, à étudier l’histoire et la science, à lire les poètes, à vous mettre dans la mémoire tant de vers ? »

668.

Ibid. II, 95 : « et puis qu’est-ce que vos répits, avec le souvenir tout frais encore de la douleur passée et la peur angoissante de la douleur future et imminente ? »

669.

Sur la mise en pratique de sa doctrine par Epicure, cf. Epicure, lettres et maximes, éd. M. Conche, p. 92, Lettre à Idoménée (Diogène Laërce X, 22 = 138 Usener) : « Les douleurs de vessie et d’entrailles que j’endure sont telles qu’elles ne peuvent être plus grandes ; mais elles sont contre-battues par la joie de l’âme au souvenir de nos raisonnements et de nos entretiens passés » ; une lettre destinée à un inconnu citée par Marc-Aurèle (IX, 41 = 191 Usener) ; Sentence 55, p. 261 : « Il faut guérir les malheurs par le souvenir reconnaissant de ce que l’on a perdu… ». M. Conche résume ainsi, p. 266-267 n. 1 : « L’homme sage peut être dit heureux avant sa mort, car le fondement de son bonheur est dans le passé par le souvenir qu’il en garde, et, quoi que l’avenir lui réserve, cela ne peut lui être ôté. »

670.

CIC., fin. II, 96 : « Tout cela était pourtant compensé par le contentement de l’âme que je trouvais dans le souvenir de nos raisonnements et de nos découvertes. »

671.

Ibid. II, 98 : « Mais ce sont tes raisonnements que je te vois indiquer comme compensation à tes grandes souffrances, et non pas le souvenir de plaisirs ressentis par ton corps. »

672.

Ibid. II, 98 : « D’abord, en effet, s’ils sont vrais, les principes dont le souvenir te donne, dis-tu, de la joie, en d’autres termes si la vérité est dans tes écrits et tes découvertes, tu ne peux pas avoir de la joie, puisque tu n’as plus rien <là> qui puisse être rapporté au corps : or tu as toujours dit qu’il n’y a pas de plaisir, comme aussi de douleur, que par rapport au corps. »

673.

C. Lévy, « La dialectique de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus », REL 62, 1985, 111-127, p. 117, montre ainsi comment Cicéron retourne contre Epicure, qui confond absence de douleur et plaisir, sa propre doctrine : « Comment ne pas reconnaître dans cette manière de procéder la dialectique chère à la Nouvelle Académie ? Il s’agit de battre l’adversaire avec ses propres armes, en lui montrant qu’un raisonnement rigoureux à partir des prémisses de sa doctrine ne peut conclure qu’à l’absurdité de celle-ci. »

674.

CIC., fin. II, 99 : « Car cette recommandation en faveur de jeunes enfants, ce rappel affectueux d’une amitié, cet attachement, jusqu’au dernier souffle, aux obligations les plus hautes, tout cela indique assez qu’il y avait chez lui un fonds naturel de droiture désintéressée, qui ne devait rien ni à l’attrait des plaisirs ni à l’appât des bénéfices matériels. »

675.

CIC., fin. II, 101 : « … afin que sa mémoire et celle de Métrodore soit honorée. »

676.

Sur la définition de l’âme par Epicure, cf. J. Pigeaud, La maladie de l'âme : étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Belles lettres, 1989 (Collection d'études anciennes, Série latine 31), p. 142 : « Donc, du point de vue de l’âme et du corps, Epicure est ce que l’on peut appeler… un dualiste interactionniste… Il est de plus, un dualiste matérialiste, c’est-à-dire quelqu’un qui croit à la matérialité de l’âme tout en croyant à la liberté et à la moralité. » De même, chez Lucrèce, p. 196-197 : « Lucrèce affirme qu’il existe un principe directeur, qui est l’âme, et une âme de l’âme qui domine l’ensemble, sous le nom d’animus ou de mens (III, 138). Cette âme existe ; c’est une réalité, et elle a une place déterminée dans le corps. La partie directive, ce consilium, a son siège au milieu de la poitrine (III, 140). » Pour Lucrèce, « … l’âme est corporelle et divisible, donc mortelle. » (p. 199).

677.

CIC., fin. II, 103 :

Res tota, Torquate, non doctorum hominum, uelle post mortem epulis celebrari memoriam sui nominis.

« C’est uniquement le fait de gens qui ne savent rien, Torquatus, que de vouloir qu’on donne après leur mort des banquets pour célébrer la mémoire de leur nom. »

678.

Cf. infra p. 339 sqq. : dans les discours, Cicéron distingue clairement ceux qui méritent les honneurs de la postérité et les autres.

679.

CIC., fin. II, 104 : « Dès lors, que signifie en fin de compte, cette fameuse formule : « le cours des biens passés n’est pas perdu pour le sage ; quant aux maux, il ne faut pas s’en souvenir » ? »

680.

Ibid. II, 104 : « D’abord l’objet de nos souvenirs est-il en notre pouvoir ? » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1928)

681.

Ibid. II, 104 : « On connaît le mot de Thémistocle : Simonide ou quelqu’un d’autre lui promettait de lui apprendre l’art de la mémoire : « C’est celui de l’oubli que je préférerais, dit-il, car j’ai même des souvenirs dont je ne veux pas et ne peux avoir les oublis que je veux. » J. Martha, dans son édition du texte de Cicéron (CUF, Paris, 1955, p. 118) retient an quis, mais relève aussi aut quis (P) dans son apparat critique. Sur an au sens de uel, cf. A. Ernout-Thomas, Syntaxe latine p. 447, § 429. L’anecdote apparaît plusieurs fois et a déjà été analysée.

682.

M. Conche, Epicure, lettres et maximes, Paris, PUF, 1987 (Epiméthée), p. 78 n. 2, fait un rapprochement avec Montaigne : « Montaigne objecte que nous n’avons pas “en notre pouvoir la science de l’oubli” (II, XII, éd. Plattard, p. 236). »

683.

CIC., fin. II, 105 : « il n’en est pas moins vrai que c’est ainsi que les choses se passent ; de sorte que, de la part d’un philosophe, défendre qu’on se souvienne, c’est se montrer trop impérieux. »

684.

Ibid. II, 105 : « Et puis ne peut-il pas y avoir quelque charme dans le souvenir des maux passés ? »

685.

Cf. CIC., fam. V, 12, où Cicéron évoque le plaisir pris à revivre un épisode douloureux.

686.

CIC., fin. II, 105 : « On dit dans le peuple « peines passées, plaisir <d’aujourd’hui> », et il n’est pas faux le mot d’Euripide… :

“délicieux est le souvenir des peines passées.” »

687.

Ce qui tempère le rejet catégorique de la memoria uoluptatum par Cicéron (p. 198-202).

688.

CIC., fin. II, 105 : « Si vous parliez de satisfactions du genre de celles que pouvait avoir Marius banni, dénué de tout, plongé dans un marais, mais soulageant son infortune par le souvenir de ses trophées, je vous écouterais et vous approuverais pleinement. »

689.

Ibid. II, 105 : « Car la vie du sage ne pourra réaliser le bonheur absolu et mené jusqu’à son terme, si tout ce qu’il a dans le passé successivement conçu et accompli de bien est enseveli dans l’oubli. »

690.

Ibid. II, 106 : « Mais pour vous <Epicuriens>, c’est le souvenir des plaisirs dont on a joui qui rend la vie heureuse, des plaisirs, s’entend, dont le corps a joui. »

691.

Cf. Fragmenta 77, Rose.

692.

CIC., fin. II, 106 : « Le plaisir du corps est donc quelque chose de fluide : aussitôt venu il s ‘envole et ce qu’il laisse après lui c’est plus souvent une raison de s’en repentir que de le faire revivre par la mémoire. »

693.

Cf. CIC., fin. II, 110.

694.

C. Baroin et E. Valette-Cagnac, « Les animaux à mémoire », Lalies 14, 1994, 189-205, p. 198 : « Il apparaît clairement que la mémoire n’est pas ici une connaissance du passé qui peut être réutilisée à volonté : pour les stoïciens, seul l’homme détient une telle memoria. L’animal, dépourvu de ratio, ne saurait avoir qu’une mémoire fondée sur le sensus… Mémoire de la nourriture et mémoire du chemin apparaissent avant tout comme une “mémoire du présent” — même si l’expression est pour nous paradoxale —, au sens où elle est tournée vers l’action (notion empruntée à M. Simondon, La Mémoire et l'oubli dans la pensée grecque jusqu'à la fin du Vè siècle avant J.-C. : psychologie archaïque, mythes et doctrines, Paris, Belles lettres, 1982., p. 18, qui distingue, dans les poèmes homériques, une mémoire-action et une mémoire-connaissance). » La mémoire animale fondée sur les seules sensations est ainsi discréditée et distinguée de la mémoire propre à l’homme. La mémoire sensuelle d’Epicure est associée à cette mémoire animale.

695.

Comme nous l’avons vu au sujet de la Correspondance, la memoria entre dans le jeu de la gratia. Les Anciens reconnaissent que la memoria entre ainsi dans le jeu social des animaux et fonde une amicitia (ibid., p. 200) : « En effet, il y a d’abord une étroite solidarité entre la mémoire et les vertus sociales des animaux. Ce trait apparaît clairement dans un passage de Plutarque : la mémoire figure parmi l’équité, la tempérance, la magnanimité, l’affection, la rancune, la reconnaissance, toutes qualités qui rapprochent l’animal de l’homme et le font entrer dans un système complexe de relations avec ses semblables. Le texte de Pline l’Ancien sur les éléphants montre aussi, par simple juxtaposition, ce lien intime établi entre la memoria et la vie sociale : doté d’une mémoire exceptionnelle, l’éléphant est aussi l’animal qui, par son organisation sociale, est le plus proche de l’homme… La plupart des histoires rapportées par les naturalistes, en mettant en scène le rôle de la mémoire dans les relations des animaux entre eux ou même dans les rapports homme/animal, montrent que la fonction de la mémoire est précisément de créer et de maintenir des liens sociaux. »

L’existence d’une mémoire animale fait du reste l’objet d’un paradoxe énoncé par l’académicien Cotta pour enfermer le stoïcien Balbus dans ses contradictions et réfuter son affirmation de la Providence, en contestant toute téléologie stoïcienne. Balbus a prétendu ainsi le monde doté de sagesse, puisque la nature n’offrait rien de meilleur aux hommes. Cotta démontre l’absurdité du propos en poursuivant le syllogisme, par un enchaînement de contre-exemples : rien n’est meilleur pour les hommes que l’existence de Rome, et pourtant la ville n’a ni raison ni esprit (CIC., nat. deor. III, 21) ; cet exemple en appelle un autre, sous la forme antiphrastique d’une question oratoire, accordant à la fourmi des facultés humaines, dont la mémoire, mais que le bon sens interdit de placer au-dessus de la Ville, site matériel et historique dénué de qualités humaines, conclusion vers laquelle tendrait pourtant la téléologie stoïcienne, que Cotta pousse ici dans ses derniers retranchements (CIC., nat. deor. III, 21).