3. Faut-il sauver Epicure ?

Dès lors, Cicéron, après avoir discrédité Epicure et ruiné le principe de plaisir, parce qu’il révèle une analyse faussée de l’humanité, peut définir celle-ci 696 , en dépassant l’atomisme et en étudiant les éléments de l’âme humaine, comme principe spirituel dont l’une des premières marques est la memoria. C’est parce que cette faculté joue un rôle essentiel dans sa réflexion métaphysique que Cicéron attaque avec tant de violence et d’ironie mordante Epicure sur ce sujet. Il ne peut le laisser intégrer à sa doctrine atomiste une faculté qui porte un tel enjeu spirituel à ses yeux. Il lui fallait donc l’enlever à Epicure pour se l’attribuer et la redéfinir. Car, en la cantonnant dans la fonction de support du plaisir, Epicure l’enferme dans la matière et la prive de toute sa portée spirituelle, de son caractère divin et éternel 697 . Après l’avoir conquise de haute lutte sur Epicure, Cicéron peut développer sa propre thèse.

La fin du livre V des Tusculanes révèle plus clairement que tel était bien le motif de l’attaque de Cicéron — le lien avec les critiques du De finibus est d’autant plus évident que les deux textes s’enchaînent chronologiquement, en juillet-août 45. En effet, une fois dénoncé l’abus de la memoria dans le matérialisme épicurien, Cicéron considère avoir gagné le droit d’en revendiquer l’usage. Dès lors, il abandonne toute agressivité à l’encontre d’Epicure 698  ; une fois déchu de ses prétentions dogmatiques, ce dernier obtient l’approbation du Romain, qui lui rend sa dignité de philosophe, comme le souligne C. Lévy 699 .

A partir du chapitre 88, il entreprend même de défendre Epicure ! En effet, s’il dénonce radicalement le système (l’atomisme) et la logique (incohérente), il reconnaît que le but poursuivi est des plus nobles, qu’il est celui de toute la communauté philosophique où Epicure trouve donc sa place : procurer au sage le bonheur, à savoir l’absence de crainte ou l’égalité d’âme 700 .

Ainsi, si Epicure se trompe quant aux moyens, Cicéron loue sa volonté de surmonter la douleur de la maladie et la crainte de la mort en se rappelant ses « découvertes passées ». Certes cette proposition semblait contredire le matérialisme épicurien. Mais une fois cette contradiction interne démontrée, Cicéron peut sans sourciller s’approprier l’argument, qui s’intègre à sa théorie de la memoria, comme instrument de la reconnaissance des hommes de bien :

‘is tibi mortemne uidetur aut dolorem timere qui eum diem quo moritur beatum appellat maxumisque doloribus adfectus eos ipsos inuentorum suorum memoria et recordatione confutat…? 701

De même, contre toute logique atomiste, Epicure associe le plaisir à une âme capable de se souvenir des plaisirs passés pour mieux anticiper les plaisirs à venir, alors que le corps, limité parce que mortel, est condamné à vivre des plaisirs ponctuels et éphémères. Epicure admet ainsi l’existence d’une âme libérée des contraintes temporelles que devrait lui imposer une définition atomiste :

‘Quocirca corpus gaudere tam diu, dum praesentem sentiret uoluptatem, animum et praesentem percipere pariter cum corpore et prospicere uenientem nec praeteritam praeterfluere sinere. 702

Sans le savoir, Epicure était en fait cicéronien. Le Romain le contraint à reconnaître que son hédonisme confirme l’existence d’une âme immortelle et immatérielle. En effet, il s’appuie sur la memoria, faculté qui, selon Cicéron, ne peut être associée au corps, de condition mortelle parce que matérielle, dont les plaisirs se trouvent donc limités à l’instant, et qui, de ce fait, est incapable d’envisager les plaisirs futurs ; en revanche, nous l’avons vu, la memoria est propre à l’âme et prouve l’existence et l’immortalité de celle-ci, d’après Cicéron. Si Epicure s’appuie sur la memoria, il doit accepter la nature immortelle de l’âme, d’après le raisonnement de Cicéron. Grâce à la memoria, l’âme a prise sur le temps et détient donc le pouvoir d’anticiper le plaisir, fondé sur le souvenir des plaisirs antérieurs laissé dans la mémoire. Par ce jeu de va-et-vient entre passé et avenir, entre remémoration et anticipation 703 , l’âme se trouve agitée d’une forme de mouvement perpétuel qui évoque sa nature immortelle, donc divine :

‘Ita perpetuas et contextas uoluptates in sapiente fore semper, cum exspectatio speratarum uoluptatum <cum> perceptarum memoria iungeretur. 704

Cicéron accrédite cette idée comme réconfort et moyen pour le sage d’accéder à la sérénité. Il s’approprie l’argument épicurien de la memoria uoluptatum, capable de compenser les souffrances, mais dans un domaine spirituel. Il envisage ainsi une mémoire sélective, susceptible de choisir volontairement de retenir ou d’effacer certains souvenirs. Nous appellerons cette mémoire le juste oubli 705 .

En effet, le sage connaît des plaisirs éprouvés et envisage, pour cette raison, des plaisirs à venir, qui, tous, apaisent ses souffrances. De nouveau, le Romain admet cette affirmation, du moment qu’elle vise au bonheur du sage, à l’atténuation de ses craintes. Pris au piège, Epicure, qui croyait défendre un point de vue atomiste en s’appuyant sur la memoria uoluptatum pour combattre la peur de la souffrance et de la mort, doit admettre au contraire que sa position contredit tout atomisme et s’intègre dans l’ensemble plus vaste d’une doctrine, celle de Cicéron et des platoniciens, pour confirmer l’existence d’une âme immortelle.

Ainsi, Cicéron peut tirer parti d’un Epicure discrédité comme atomiste, mais admis comme philosophe 706 . Il s’associe à des arguments qu’il juge pertinents pour l’explication du fonctionnement de la memoria, faculté divine susceptible de conduire le sage à l’ataraxie.

Notes
696.

Cf. CIC., fin. II, 113.

697.

Epicure, à travers la prolepse, reconnaît le rôle essentiel de la mémoire dans son hédonisme, et plus largement lui accorde la première place dans la vie du sage, parce qu’elle lui permet d’avoir en permanence à l’esprit les leçons du maître, donc d’accéder au bonheur, à l’ataraxie ; la mémoire apparaît donc comme une condition du bonheur épicurien. Cf. Epicure, lettres et maximes, éd. M. Conche, Paris, PUF, 1987 (col. Epiméthée), Lettre à Hérodote 83, p. 125 ; Lettre à Pythoclès 84-85, p. 191 : ces deux textes sont saturés par le lexique de la mémoire et invitent le lecteur à entretenir sa réflexion par le souvenir de l’enseignement d’Epicure. Ils constituent des épitomés réclamés par les disciples d’Epicure pour entretenir le souvenir des leçons du maître et permettre d’accéder au bonheur, comme le rappellent G. Cambiano et L. Repici, « Atene : le scuole dei filosofi », Lo spazio litterario della Grecia antica, I La produzione e la circolazione del testo, 2 L’ellenismo, Roma, Salerno editrice, 1993, 527-551, p. 550-551 : « L’espizione compendiata offre maggiori possibilita di memorizzare questi principi, ai quali far riferimento nella vita quotidiana… Una volta memorizzati i principi generali, diventa facile dissolvere le aporie teoriche e pratiche e trovare le indicazioni appropriate ai casi particolari… Il consolidamento nella memoria delle molteplici spiegazioni possibili dei fenomeni naturali consentira di dissipare le ombre dei miti sugli dei e le false pretese di verita assoluta degli astronomi e dei filosofi della natura. » Le même procédé est employé par Lucrèce qui interpelle le lecteur pour le convaincre de l’importance des leçons épicuriennes qu’il prodigue, et donc de les garder en mémoire (De rerum natura, II, 581-582 ; II, 891 ; VI, 649).

698.

Cicéron juge qu’Epicure est vaincu et lui a abandonné la memoria dont il avait besoin. Il le laisse libre dès lors de philosopher en paix après l’avoir attaqué durant la majeure partie du livre V des Tusculanes ; ce paradoxe révèle le caractère spécieux de certaines critiques cicéroniennes, qui recherchaient seulement l’efficacité démonstrative. Sur la mauvaise foi de Cicéron à l’égard de l’épicurisme, dans sa vision subjective, partielle et partiale, à charge, et dans son choix d’arguments d’autorité, cf. A. Michel, « Rhétorique et philosophie dans les Tusculanes », REL 39, 1961, 158-171, p. 163, : « Le probabilisme est crédule chez l’orateur ; chez le philosophe il est sceptique, et conduit au doute méthodique. Cicéron paraît avoir quelquefois confondu les deux états d’esprit. Contre les Epicuriens, par exemple, il s’est servi volontiers de l’invective plutôt que de la raison. De même au livre V des Tusculanes, on peut trouver cavalière sa façon de choisir ce qui lui convient dans chaque système philosophique, au lieu d’en percevoir la cohérence interne et la rigueur. Il semble que notre philosophe se serve de différentes doctrines comme d’un ensemble de lieux communs, où il retient ce qui lui paraît les plus impressionnant. Un exemple célèbre est fourni au livre I par son attitude vis-à-vis de Platon. L’orateur s’écrie qu’il préférerait se tromper avec ce maître illustre, plutôt que d’avoir raison, contre lui, avec des penseurs moins prestigieux (Tusc. I, 39). Cette conception de l’autorité en philosophie paraît éloignée de la recherche de la vérité. »

699.

Cf. C. Lévy, « Cicéron et l’épicurisme : la problématique de l’éloge paradoxal », Cicéron et Philodème : la polémique en philosophie, éd. C. Auvray-Assayas et D. Delattre, Paris, Ed. rue d'Ulm, 2001 (Etudes de littérature ancienne, 12), p. 61-75, qui analyse la laudatio ironique d’Epicure par Cicéron (p. 66-67) : « La laudatio des épicuriens comme individus et comme groupe nous est donc apparue à la fois comme un hommage sincère et comme un outil polémique. L’épicurien, si remarquable soit-il d’un point de vue humain, reste le représentant d’une doctrine que Cicéron condamne. Mais en même temps, la qualité humaine des épicuriens, leur pratique de l’amitié, dont il est lui-même le bénéficiaire, incitent Cicéron à considérer, quoi qu’il dise parfois, que leur doctrine ne peut être totalement mauvaise. Dérision et compréhension sont donc les pôles entre lesquels va osciller sa position à l’égard du Jardin. » Cicéron inverse la formule du uir bonus, toujours positive selon C. Lévy (Tusc. V, 28 ; Lae. V, 19 ; off. III, 50, 64), pour désigner avec ironie l’ignorance du brave épicurien, bonus uir (bien que l’expression ne soit pas systématiquement négative : fin. III, 76 ; nat. deor. III, 87) p. 68 : « Lorsque, par exemple, dans le De finibus, il évoque les recrues épicuriennes, Cicéron les qualifie de bonos quidem uiros, sed non pereruditos. L’allusion dans la même phrase aux pagi dans lesquels ces néophytes auraient été recrutés ne laisse pas de doute sur le sens de boni : il s’agit dans l’esprit de Cicéron de braves gens — en quelque sorte les bons sauvages de la philosophie — dont la finesse et la culture ne sont pas les caractéristiques principales. » Dans le livre V des Tusculanes, Cicéron manie tantôt l’ironie, tantôt l’éloge tactique, selon qu’il envisage le but poursuivi, louable et commun à toutes les sectes philosophiques, la vie heureuse du sage, et les moyens employés, condamnables (p. 74-75).

700.

Cf. C. Lévy, « A propos de Die hellenistische Philosophie », BAGB 2004, 1, 42-63, p. 62-63 : « … l’épicurisme est constamment au niveau le plus bas de cette hiérarchie, mais cela ne signifie pas qu’il soit pour autant disqualifié. Il appartient de plein droit à l’édifice philosophique, c’est-à-dire l’ensemble des réponses que les hommes ont formulées face aux grandes questions auxquelles ils sont confrontés et le dernier livre des Tusculanes, en particulier, montre combien l’idée de la dignité philosophique du Jardin est importante pour Cicéron, quels que soient les sarcasmes dont il a accablé la doctrine épicurienne. »

701.

CIC., Tusc. V, 88 : « est-ce là un homme qui te paraît craindre la mort ou la souffrance, lui qui appelle heureux le jour où il meurt, et sous le coup des plus violentes douleurs, réduit au silence ces douleurs mêmes en ranimant dans sa pensée le souvenir de ses découvertes ? »

702.

Ibid. V, 96 : « Il découle de ce fait que la jouissance du corps est limitée au temps dans lequel il ressent le plaisir actuel, tandis que l’âme, en même temps qu’elle éprouve le plaisir actuel de concert avec le corps, et le pressent lorsqu’il va venir et, quand il est passé, ne permet pas que le souvenir s’en efface. »

703.

Renforcé dans le texte suivant par le chiasme exspectatio speratarum uoluptatum perceptarum memoria, construit autour du mot uoluptas.

704.

CIC., Tusc. V, 96 : « Ainsi, c’est une chaîne continue de plaisirs qui sera toujours à la disposition du sage, puisque l’attente des plaisirs qu’il espère s’alliera au souvenir de ceux qu’il a ressentis. »

705.

Cf. infra p. 452. L’expression memoria doloris utilisée à propos de la doctrine épicurienne en 45 (fin. II, 95) semble renvoyer à la formule depono memoriam doloris mei employée dix ans plus tôt dans le Pro Caelio, 50. Ce rapprochement significatif caractérise la capacité d’oubli volontaire louée par Cicéron dans ses discours.

706.

P. Grimal, « L’épicurisme romain », Actes du VIII° Congrès : Paris, 5-10 avril 1968, Paris, 1969, 139-168, nie l’ignorance de Cicéron quant à l’épicurisme et invite (p. 153) à « mieux apprécier la compréhension réelle dont témoigne Cicéron à l’égard de la théorie épicurienne… les dialogues cicéroniens ne doivent plus être considérés comme des témoignages déformés sur des doctrines qui ne nous sont plus connaissables directement, mais comme le résultat d’une réflexion cohérente de Cicéron lui-même. » La condamnation de l’épicurisme est philosophique et porte sur la place du plaisir, sur le dogmatisme, mais épargne les personnes (p. 154) : « Ce que Cicéron reproche aux épicuriens, c’est de ne faire aucune place aux instincts, aux intuitions de l’âme ; pour lui, ils manquent d’imagination, comme de culture. Il leur reproche aussi le danger que présente pour des esprits vulgaires la doctrine du plaisir. Mais cette condamnation de principe ne va pas jusqu’à lui faire éviter la compagnie ou l’amitié des épicuriens. »