4. La memoria, critère stoïcien de la vérité des sens dans le Lucullus

Cicéron condamne le mauvais usage de la memoria dans l’épicurisme parce qu’il pourrait contredire l’existence de l’âme immortelle. Mais il doit aussi envisager le point de vue de la secte rivale du Jardin, le stoïcisme, qui fait intervenir la memoria dans la connaissance du monde par l’homme. C’est l’un des principaux sujets du dernier dialogue philosophique cicéronien, les Premières Académiques, dans le livre II, désigné par le nom de son principal acteur, Lucullus, titre que nous retiendrons par commodité. Le personnage de Lucullus, doté par Cicéron d’une mémoire exceptionnelle 707 , convient pour traiter un tel sujet, qui court tout au long du livre. Sa problématique est la suivante : quelle relation établir entre les sens et la mémoire pour définir une compréhension permettant de distinguer le vrai et le faux ? Cicéron est confronté au risque de confiscation de la mémoire par la gnoséologie stoïcienne et doit démontrer les erreurs de Lucullus pour se la réapproprier.

D’emblée, le philosophe justifie le sujet abordé par la personnalité de Lucullus, dont il loue en particulier la mémoire prodigieuse, en un portrait dithyrambique qui fait office de préambule au dialogue : il est l’interlocuteur idéal d’un débat tournant autour de la constitution de la memoria ; à ce titre, la saturation de ce préambule par le champ lexical de la mémoire paraît particulièrement éloquente, car elle oriente le portrait de Lucullus vers cette question dont elle annonce l’importance dans la discussion qui va suivre.

Cicéron compare tout d’abord le protagoniste, pour le mettre en valeur, à un autre homme célèbre pour sa mémoire, Hortensius :

‘Habuit enim diuinam quandam memoriam rerum, uerborum maiorem Hortensius. 708

Mais c’est bien Lucullus que Cicéron place au centre de l’entretien comme homme de la situation, en confirmant la prééminence de la memoria rerum sur la memoria uerborum , déjà énoncée par Antoine dans le De oratore :

‘Sed, quo plus in negotiis gerendis res quam uerba prosunt, hoc erat memoria illa praestantior. 709

La memoria rerum paraît plus utile, parce que plus concrète, dans les negotia comme dans les discours ; en effet, elle contient les décisions, les idées, la substance même des negotia et des discours, au contraire de la memoria uerborum, exercice gratuit, voire futile, qui tient davantage d’un psittacisme, sans contenu signifiant. On le voit, la présentation de la memoria de Lucullus prend en compte les catégories de la rhétorique, telles que nous les avons observées. Une gradation renforce l’éloge de Lucullus, car après l’avoir comparé à un contemporain, Hortensius, Cicéron évoque un Ancien et raconte l’anecdote désormais bien connue de Thémistocle, dont la mémoire est proverbialement supérieure :

‘(memoriam) quam fuisse in Themistocle, quem facile Graeciae principem ponimus, singularem ferunt. 710

Au point de refuser l’ars memoriae de Simonide, pour lui préférer une ars obliuionis :

‘Qui quidem etiam pollicenti cuidam, se artem ei memoriae, quae tum primum proferebatur, traditurum respondisse dicitur obliuisci se malle discere, credo quod haerebant in memoria quaecumque audierat et uiderat. 711

Lucullus y voit une preuve — dont la sûreté est soulignée par le verbe credo — que la memoria, développée à l’extrême, comme celle de Thémistocle, retient toutes les perceptions communiquées par les sens comme vraies ; c’est ainsi qu’il justifie la vérité des sensations.

Mais l’exploitation de cet exemplum par Lucullus reste partielle, donc partiale. En effet, il ne prend en considération que le refus par le Grec de la mémoire artificielle, comme preuve qu’il détenait une mémoire globale, infinie, validant toutes les informations reçues. Mais il néglige l’autre partie du problème : pourquoi réclamer une ars obliuionis ? Cicéron semble apporter la réponse, qu’il ne précisait pas dans l’autre occurrence de ce trait : pour effectuer un tri. Thémistocle était submergé par tout ce qu’il avait entendu ou vu, qui se fixait de soi-même dans sa mémoire, preuve que celle-ci était exceptionnelle. Aux yeux de Cicéron, l’anecdote, si l’on en tire toutes les conséquences, entraîne la nécessité d’une mémoire sélective, capable d’accomplir un choix entre les informations enregistrées, entre le vrai et le faux — mais aussi entre l’important et le secondaire, l’heureux et le malheureux. Il s’agit pour Cicéron d’en faire un véritable critère de vérité, fondé sur la liberté de jugement de l’esprit humain.

Ce n’est pas le cas de Lucullus, qui souhaite améliorer par l’art de Simonide la mémoire naturelle dont il dispose :

‘Tali ingenio praeditus Lucullus adiunxerat etiam illam quam Themistocles spreuerat disciplinam. 712

Une comparaison avec l’écriture démontre la puissance de ses facultés naturelles, amplifiées par la technique ; les faits sont inscrits dans sa mémoire comme dans la pierre :

‘Itaque ut litteris consignamus quae monimentis mandare uolumus sic ille in animo res insculptas habebat. 713

En outre, empli de curiosité intellectuelle, Lucullus gardait auprès de lui, pendant sa questure en Asie, puis sa campagne contre Mithridate, en 74, un disciple de Philon de Larissa, Antiochus d’Ascalon 714 ; son extraordinaire mémoire lui permit de retenir toutes ses leçons :

‘… quique esset ea memoria quam ante dixi ea saepe audiendo facile cognouit quae uel semel audita meminisse potuisset. 715

Cet ensemble fait de Lucullus un expert de la memoria, l’interlocuteur idéal de ce dialogue consacré, pour une part, à la memoria. En effet, à ses qualités personnelles étonnantes s’ajoute la pratique de l’ars memoriae, favorisée elle-même par un entourage sensible à cette question. Par un artifice littéraire, ces éléments s’accumulent en Lucullus au point de faire de lui l’homme de mémoire par excellence, caractère essentiel pour donner du crédit à son discours, puis légitimer d’autant mieux son contradicteur Cicéron quand Lucullus se rendra à ses raisons ; l’invention de ce Lucullus fictif est mise au service de l’intention philosophique de l’auteur 716 .

Le débat peut alors s’ouvrir sur la question suivante : quel crédit accorder aux perceptions ? Lucullus leur donne toute sa confiance, car elles permettent au jugement de se forger, à la mémoire de fonctionner, de retenir, puis de classer le vrai et le faux :

‘Memoriae quidem certe, quae non modo philosophiam sed omnis uitae usum omnesque artes una maxime continet, nihil omnino loci relinquitur. Quae potest enim esse memoria falsorum ? 717

La question oratoire finale traduit un constat d’évidence que rien ne peut contredire, selon Lucullus : la mémoire offre sa capacité de validation, elle accrédite comme vrai tout ce qu’elle enregistre. De ce fait, les sensations retenues sont nécessairement authentiques, la mémoire, principe de vérité, leur offrant son satisfecit. Cette explication jouit de l’autorité de Lucullus, la mémoire faite homme.

Il justifie la fiabilité des sens par la nécessité de croire en sa propre mémoire et de reconnaître son existence. Sans confiance dans les perceptions, la mémoire se voit discréditée, alors qu’elle est remplie de tout ce qui concerne l’existence humaine : la philosophie, la vie, les arts. En somme, la mémoire touche à tous les domaines, et doit s’appuyer nécessairement sur un matériau vrai. Or, celui-ci lui est fourni par les sens. Si ceux-ci sont trompeurs, la mémoire est invalidée et perd toute raison d’être. Or, la mémoire existe. Donc, les sens sont fiables. Lucullus prolonge ce syllogisme par une autre question oratoire qui accentue l’évidence de son constat :

‘… aut quid quisquam meminit quod non animo comprehendit et tenet ? 718

La mémoire ne peut se fonder que sur des éléments certains, que l’esprit tient de source sûre, à savoir les perceptions.

Lucullus s’oppose en cela au probabilisme des Académiciens, qui nie la fiabilité des sens, et donc la possibilité de discerner le vrai du faux à tout coup. Il faut analyser le mode de fonctionnement de nos perceptions, occasion de définir la fabrication de la mémoire. L’esprit applique ses sens à la compréhension de la réalité ; il en retire des informations qu’il peut utiliser immédiatement ou mettre en réserve dans sa mémoire :

‘Mens enim ipsa, quae sensuum fons est atque etiam ipsa sensus est, naturalem uim habet, quam intendit ad ea quibus mouetur. Itaque alia uisa sic arripit ut iis statim utatur, alia quasi recondit, e quibus memoria oritur. 719

Dès lors, la memoria, véritable archive de l’expérience sensible dont le contenu est toujours vrai 720 , offre à l’esprit des points de repère, les prénotions ou prolepses, qui lui permettent de former ses autres sensations sur les ressemblances avec ces connaissances acquises :

‘Cetera autem similitudinibus construit, ex quibus efficiuntur notitiae rerum, quas Graeci tum ennoias tum prolepseis uocant. 721

Lucullus explique plus loin le crédit dû aux sensations par l’“assentiment” donné par un être animé à une perception claire et certaine. V. Goldschmidt 722 définit ainsi l’assentiment : « nous ne sommes pas maîtres des représentations que nous recevons de l’extérieur, mais nous sommes entièrement libres de leur donner (ou de leur refuser) notre assentiment, ou encore, libres dans notre “usage des représentations” » et expose le processus qui va de la sensation à la représentation compréhensive 723  : « La connaissance selon les stoïciens part de l’image sensible (représentation), imprimée dans l’âme par “une chose existante…” Toute représentation a donc son fondement dans le réel ; elle est dite compréhensive quand, sans comporter des erreurs d’interprétation, elle suscite dans l’âme, qui d’abord la subit passivement, cette ratification active qu’est l’assentiment, par lequel, touchant la chose en question, l’âme accède à la compréhension… A partir de la sensation se forment les notions, puis l’expérience… Ces prénotions, à partir des données sensibles, se présentent comme la conclusion d’un raisonnement spontané, commun à tous les hommes… Elles contiennent donc, à l’état d’enveloppement, de prénotions, d’anticipations, l’ensemble de la morale et de la physique : la science ne consistera qu’à déployer ce contenu… ».

Percevoir un objet, c’est donc ajouter foi à sa réalité. Sans l’assentiment — Lucullus reprend son argument précédent — n’existent plus ni la mémoire, ni le discernement, ni les arts, qui perdent leur validité. Dès lors qu’il n’admet pas la véracité des sensations, l’homme n’est plus maître de rien, il perd sa liberté d’agir en perdant toute référence stable issue des sensations et communiquée par la mémoire :

‘Qui enim quid percipit, adsentitur statim. Sed haec etiam secuntur, nec memoriam sine adsensione posse constare nec notitias rerum nec artes ; idque quod maximum est, ut sit aliquid in nostra potestate, in eo qui rei nulli adsentietur, non erit. 724

L’exercice de la liberté humaine passe ainsi par l’assensio, une mémoire qui confirme les sensations et offre un système de références stable, permettant d’appréhender convenablement la réalité : Lucullus a besoin de certitudes.

Cicéron contestera cette opinion à la fin du livre II, en démontrant que le critère d’évidence des perceptions invoqué par Lucullus n’offre aucune certitude ; mieux vaut à la façon des Académiciens, évoquer un critère de probabilité : le sage doit certes s’appuyer sur les perceptions, non parce qu’elles sont assurées, mais parce qu’elles offrent une compréhension probable de la réalité, tant que rien ne vient les contredire. A la certitude, l’orateur préfère le préjugé favorable, donc le doute éventuel : c’est l’εποχή, la suspension du jugement 725 .

Lucullus affirmait que l’existence même de la mémoire justifiait la confiance dans les perceptions :

‘“Vnde memoria, si nihil percipimus?” sic enim quaerebas. 726

C’est le même syllogisme que précédemment, appuyé sur un raisonnement par l’absurde, traduit de nouveau par une question oratoire : la mémoire ne peut pas fonctionner sans confiance dans les objets saisis par les sens ; or, la mémoire fonctionne ; donc les sens sont fiables.

A ce procédé insidieux, Cicéron réplique de même, par une question oratoire qui met en cause la valeur des sensations retenues :

‘Quid meminisse uisa nisi conprensa non possumus ? 727

Avant de se lancer à son tour dans un syllogisme caricatural qui ridiculisera le stoïcien :

‘Quid? Polyaenus, qui magnus mathematicus fuisse dicitur, is postea quam Epicuro adsentiens totam geometriam falsam esse credidit, num illa etiam quae sciebat, oblitus est? 728

Lui aussi choisit donc la démonstration par l’absurde, s’appuyant sur l’exemple du mathématicien Polyaenus qui, devenu épicurien, aurait dû oublier, selon la théorie de Lucullus, une discipline qu’il considérait désormais comme fausse !

Il retourne donc son syllogisme, la prémisse majeure étant identique (la mémoire ne peut pas fonctionner sans confiance dans les objets saisis par les sens), mais la mineure étant détournée (or, la géométrie est fausse pour un épicurien) pour aboutir à une conclusion clairement absurde (donc, Polyaenus a oublié la géométrie, ce qui est évidemment invraisemblable). Par le parallélisme de la démarche, qui pervertit le raisonnement de Lucullus, Cicéron le met en face de ses contradictions, le contraignant à reconnaître sa naïveté ou son erreur ; le rappel du mécanisme de l’assensio, en une phrase lapidaire, situé immédiatement après, doit souligner le caractère absurde de ce principe, et faire prendre conscience à Lucullus des inconséquences qu’il provoque 729  : le cas de Polyaenus en est l’exemple-type, dans ses contradictions.

‘Atqui falsum quod est id percipi non potest, ut uobismet ipsis placet. 730

Ne laissant aucun répit à l’adversaire, Cicéron réitère aussitôt son attaque, explicitant le syllogisme de Lucullus, pour à nouveau le ruiner par un autre exemple absurde :

‘Si igitur memoria perceptarum conprensarumque rerum est, omnia quae quisque meminit habet ea conprensa atque percepta. 731

Et il ajoute :

‘Falsi autem conprendi nihil potest. 732

La memoria est seulement la mémoire des objets perçus et saisis ; de ce fait, tous les objets dont on se souvient ont été perçus ou saisis ; et les objets saisis dont on se souvient sont validés comme vrais par la mémoire, selon le principe de l’assensio stoïcienne. Dans ce cas, toute mémoire étant bonne à prendre, il faudrait admettre comme vrai le contenu de la mémoire de tout individu 733 .

Cicéron affirme donc la nécessité d’une mémoire sélective, qui doit apprendre à distinguer le vrai et le faux. A ce titre, l’exemple de Thémistocle retenu plus haut pour valoriser Lucullus quand il choisit de tout garder en mémoire, se révèle à double tranchant, et finalement tourne en sa défaveur. En effet, à ce stade du raisonnement, c’est à Thémistocle que Cicéron donne raison dans son désir de trier l’information, de séparer le bon grain de l’ivraie : la qualité doit primer sur la quantité, ce qui explique son refus de la technique de Simonide. Lucullus fait partie de ces esprits futiles pour qui abondance de biens ne nuit pas. Cicéron souhaite porter un regard critique sur le monde et n’en retenir que l’essentiel, en un ensemble cohérent, plutôt qu’accumuler un matériau composite et anarchique : il définit ainsi le dignum memoria, le memorabile, qui mérite d’être immortalisé par la mémoire. Si la memoria offre des objets crédibles, authentiques, ce n’est que la conséquence de ce tri, et non pas la justification de la validité des sensations : Lucullus se trompe parce qu’il suit ce parcours naturel à l’envers, inversant la cause et la conséquence.

De la même façon, traduisant Homère 734 , Cicéron fustige la superstition des Grecs qui, devant Troie, gardent en mémoire la prédiction de Calchas qui annonça la durée de la guerre en observant un prodige, le massacre de neuf passereaux par un aigle. Une fois de plus, la mémoire se joue des hommes, permettant à Calchas d’imposer son pouvoir à la foule crédule :

‘Namque omnes memori portentum mente retentant, qui non funestis liquerunt lumina fatis. 735

De nouveau, Cicéron élabore un syllogisme dont l’absurdité est tellement évidente qu’elle le condamne ; l’erreur est d’autant plus flagrante que, par surenchère, il implique Lucullus dans le raisonnement ; supposé se connaître mieux que personne, il est contraint à plus d’honnêteté. Voici les termes du nouveau raisonnement : Sciron connaît par cœur tous les dogmes d’Epicure ; or, la mémoire valide la véracité de tous les objets retenus ; donc tous les dogmes d’Epicure sont justes :

‘et omnia meminit Sciron Epicuri dogmata ; uera igitur illa sunt nunc omnia 736

Cicéron affirme alors que Lucullus doit : ou bien admettre la vérité de la doctrine épicurienne contre sa morale personnelle pour se conformer à son propre raisonnement ; ou bien reconnaître, contre ce dernier, que les sensations ne sont pas nécessairement sûres, même retenues par la mémoire et que celle-ci peut exister et fonctionner, même sans compréhension ni certitude. C. Lévy rappelle que derrière cette ironie se joue un débat essentiel sur le vrai 737 . Lucullus se trouve pris entre deux orientations stoïciennes contradictoires : la confiance dans le principe gnoséologique de l’adsensio d’une part, le refus des thèses épicuriennes d’autre part. Pour résoudre ce dilemme et sauver l’ensemble du stoïcisme, il doit sacrifier un concept ponctuel en admettant l’inanité de l’adsensio :

‘Hoc per me licet. Sed tibi aut concedendum est ita esse, quod minime uis, aut memoriam mihi remittas oportet et fateare esse ei locum etiam si conprehensio perceptioque nulla sit. 738

Par ce jeu de logique argumentative, Cicéron prend Lucullus à son propre piège et l’oblige à rendre les armes pour éviter de se dédire 739  ; il avait employé ailleurs la même technique argumentative contre Epicure. C. Lévy montre comment Cicéron retourne contre l’adversaire ses propres arguments et lui révèle ses contradictions 740 . Lucullus doit finalement « rendre la mémoire » (memoriam remittere) à Cicéron.

Quel sens donner à cette dernière expression ? Le philosophe vient de démontrer que les souvenirs n’étaient pas nécessairement fiables et que les perceptions qui sont à leur origine ne l’étaient pas non plus. Il oblige Lucullus à l’humilité : il perd ses certitudes, ne peut plus se fier aveuglément aux sensations et doit admettre que la mémoire qui les englobait pour fonder un système de référence définitif n’est plus le critère absolu de la vérité. Cette démonstration peut sembler étrange dans la bouche de Cicéron : ne contredit-il pas la théorie de la memoria telle que nous l’avons analysée jusqu’ici ? N’offrait-elle pas son crédit aux objets retenus en certifiant leur validité ?

Il faut observer que la crédibilité historique d’un fait retenu par la mémoire est remise en question ailleurs dans l’œuvre de Cicéron. Ainsi, dans le préambule du De legibus, il adhère à la théorie énoncée dans le Lucullus : la mémoire peut colporter des souvenirs reposant sur une compréhension ou une transmission floues. A Atticus qui met en doute l’histoire du chêne de Marius, il demande s’il est sûr de la réalité des mythes pour l’empêcher de poser des questions précises sur des souvenirs pérennisés par la mémoire historique, et pourtant incertains :

‘… nisi ne nimis diligenter inquiras in ea quae isto modo memoriae sint prodita 741

Conscient du caractère peu assuré de récits pourtant confiés à la tradition historique, il paraît contester la validité procurée par la memoria.

Pourtant, il semble bien que cet exemple et celui du Lucullus ne fassent qu’offrir des points de vue complémentaires. En effet, la légitimation de la memoria concerne avant toute chose le domaine moral (la reconnaissance des bienfaits) ou métaphysique (la manifestation d’un principe divin et éternel). Il apparaît que le statut primordial accordé à la mémoire n’est pas remis en cause dans les Académiques, bien au contraire ! Cicéron interdit aux stoïciens de cantonner la memoria au seul domaine sensible, fonction subalterne comme l’explique C. Lévy 742  : elle n’est pas à sa place quand on veut obtenir d’elle qu’elle garantisse la réalité des sensations retenues. Autrement dit, sa légitimité souveraine a pour frontière le monde sensible. Pourquoi ce frein mis à l’ambition dévorante de ce « trésor de représentations » 743  ?

Sans doute par crainte de la voir confisquée, dans le monde sensible, par une philosophie matérialiste ou empirique, au détriment de l’Académie. Le but des Académiques, comme le titre l’indique, est bien de défendre cette dernière et d’affirmer ses principes : entre autres, l’absence de certitude, la nécessité d’une remise en question permanente, seul moyen d’approcher par le débat constructif la vérité. Cicéron retire ainsi à la mémoire une part de sa force de validation pour révéler l’impossibilité d’une connaissance absolue et assurée du monde par l’être humain, contre l’arrogance anthropocentrique d’un Lucullus ; en ramenant le monde à sa seule personne, celui-ci affirme le primat de la matière au sein d’une réalité connaissable par ses seules manifestations perceptibles. Or, le postulat platonicien est l’impossibilité de la connaissance du monde par l’homme, borné physiquement par son propre corps (ses sens sont limités à son enveloppe corporelle, elle-même soumise à sa condition mortelle) 744 . Cicéron veut donc se réapproprier la memoria ; il ne pouvait la laisser aux mains d’Epicure, qui niait sa nature divine par son atomisme ; de la même façon, il la retire à Lucullus, qui prétend hisser l’homme au rang des dieux en faisant d’elle un outil définitif de connaissance universelle 745 . C’est le sens de cette dernière expression retenue (Lucullus 106) : il lui demande de lui rendre la faculté de mémoire (memoriam mihi remittas), comme à son légitime dépositaire, c’est-à-dire l’Académie, qui en a fait son bien, à travers la théorie de la réminiscence et de l’immortalité de l’âme — à laquelle, nous l’avons vu, Cicéron a apporté sa pierre.

A peine tempéré par la notion d’assentiment, l’appel exclusif aux sens professé par le stoïcisme justifie la critique de Cicéron. Trop matérialiste, il empêcherait la participation de la memoria à l’âme humaine. Cantonner la memoria à une source physique (les perceptions), comme le fait Lucullus, reviendrait à nier l’existence de l’âme : la memoria doit aussi avoir un fondement intellectuel et spirituel pour assumer d’autres tâches, morale dans la reconnaissance, spirituelle dans la continuité de l’âme, et ne peut se contenter d’un sensualisme.

Comme Lucullus ou l’épicurien Torquatus, Quintus pâtit de sa participation au dialogue, dans le De diuinatione. Il y a affirmé sa foi totale dans la memoria. Son frère le lui reproche, parce qu’en se remettant à la memoria en toute chose comme critère du vrai, il fuit, loin de toute responsabilité rationnelle, dans un principe déterministe et confortable.

Marcus préfère la nuance, parle de confiance raisonnée, de préjugé favorable, dans les Académiques : c’est le probabilisme, un juste milieu, entre deux extrêmes : le sensualisme qui restreint le champ de la memoria et met en cause l’existence d’une âme immortelle ; l’abandon exalté de soi à la memoria, forme de cécité qui nie l’esprit critique, et plus simplement, limite la responsabilité de l’homme, donc sa liberté. Ce naturalis modus 746 offre une référence morale, la memoria, sans interdire le doute.

Le reproche de cécité adressé aux stoïciens concerne l’adsensio, l’assentiment, que les stoïciens définissent comme une acceptation immédiate de la vérité des perceptions par l’esprit ; en effet, sans cet assentiment, point de memoria possible ; car dans ce cas, cela signifierait que la memoria pourrait contenir des mensonges (Lucullus 37).

Cicéron combat donc ce principe de l’assentiment : celui-ci apparaît comme un artifice permettant aux stoïciens de contester l’accusation de naïveté portée contre leur foi dans l’évidence des perceptions ; celles-ci sont pourtant contredites par les nombreux exemples d’illusion des sens. Il veut lui substituer un critère plus solide en soumettant les perceptions au jugement critique de la raison ; avant de donner son assentiment, celle-ci doit trier et classer les informations, au moyen d’une faculté : la memoria. Sélective, celle-ci permet de séparer le vrai du faux ; elle est un outil d’examen : les perceptions passent à son crible, selon un double critére 747  : l’authenticité et le dignum memoria. Elle seule autorise la suspension probabiliste du jugement 748 . Naïf, l’assentiment des stoïciens n’est plus qu’un artifice maladroit pour justifier la foi dans les sens, attitude adoptée en accord avec une forme de déterminisme — les sens, pensent-ils, n’ont pas été accordés à l’homme par la divinité pour le tromper, ce qui révélerait une incohérence de la Providence : la memoria doit s’appuyer sur les sens, parce qu’il faut que ceux-ci soient fiables. Cicéron s’oppose à ce dogmatisme et défend une certaine idée de la liberté humaine : les sens sont mis en cause et un jugement critique doit pouvoir s’exercer à leur égard ; c’est la memoria qui se voit attribuer cette tâche 749 . Si elle se souvient de perceptions fausses, elle doit s’en souvenir comme fausses : elle est, nous l’avons dit, le critère d’authentification des faits, nous l’avons dit.

En niant ainsi l’évidence absolue des sensations, Cicéron soumet donc les perceptions à un jugement critique, selon les principes de la nouvelle Académie. De là découle l’affirmation de son probabilisme, qui introduit un relativisme dans la fiabilité des sens. Ainsi dans l’exemple du géomètre Polyaenus devenu épicurien : il veut démontrer à Lucullus que la memoria ne prouve pas la valeur gnoséologique des sens. Mais on peut prolonger cet exemple : notre personnage continue à retenir des règles mathématiques qu’il a considérées comme vraies et qu’il récuse désormais en tant qu’épicurien ; les sensations n’ont pas changé, seul son point de vue s’est transformé. Dans ce cas, pourquoi sa memoria continue-t-elle de les retenir ? Cicéron relativise ainsi la notion de vérité : la memoria est un critère, nous l’avons dit ; elle trie, censure, certes, et Lucullus ne le conteste pas, mais à un moment donné, et non de manière définitive, parce qu’elle est un élément constitutif de l’esprit humain, donc un reflet de ses variations. Elle ne juge donc pas de façon absolue, ni perpétuelle, mais relativement à un temps et à un lieu donnés. Le probabilisme cicéronien est proche ici d’un scepticisme. Avec le temps, avec le changement de point de vue opéré par Polyaenus, la memoria conservera le souvenir de règles mathématiques, mais désormais elles seront jugées fausses, contrairement à ce que laisse entendre le raisonnement tronqué prêté par Cicéron à son adversaire. Encore une fois, contre le déterminisme catégorique et péremptoire du stoïcisme, Cicéron constate la relativité des points de vue, offre à l’homme la liberté de choix que ne lui procure pas un assentiment somme toute mécanique et banal, sans réelle portée critique. Cicéron juge que rien n’est définitif, que l’être humain a toujours la possibilité d’exercer son esprit critique face à son environnement. Belle leçon d’humanisme, encore une fois, qui donne à l’homme les outils de sa liberté, parmi lesquels la memoria.

Certes, Lucullus, prévoyant cette critique, demande avec assurance, en une question oratoire, d’où peut venir la memoria si elle n’est pas constituée par les sensations transmises par les perceptions avec l’assentiment de l’esprit, si elle ne peut donc pas s’appuyer sur l’évidence 750 . Or, Cicéron a précisément une réponse qui vient contrarier la mécanique rhétorique de Lucullus : la memoria vient de l’âme, elle en est même une émanation ; c’est un principe spirituel supérieur et pour cette raison, elle apporte ce critère de jugement que nous évoquions.

Pourquoi cette question pèse-t-elle autant dans le débat entre Lucullus et Cicéron ? En fait, ce dernier ne veut pas abandonner la mémoire aux philosophies adverses. Nous avons vu qu’il interdit aux épicuriens de cantonner la mémoire dans une fonction matérialiste, liée à l’expérience des plaisirs (la memoria voluptatum). De la même façon, il compte arracher la memoria aux stoïciens, dont il considère Lucullus comme un digne représentant, pour la restituer aux néoacadémiciens. En effet, Lucullus prétend la limiter à un rôle subalterne, en la subordonnant aux sens, comme une simple archive des perceptions reçues, quand Cicéron a de bien plus hauts projets pour elle : il lui attribue une place bien supérieure, celle d’un élément constitutif de l’âme, parcelle de la présence divine en l’homme 751 .

Ce n’est donc pas sans malice que Cicéron use de l’expression diuina memoria pour évoquer les capacités incroyables de Lucullus. Certes, on peut y voir un simple éloge, valorisant son adversaire avant toute contestation : la réussite de Cicéron n’en sera que plus grande. Mais la formule est bien moins anodine qu’il n’y paraît. En effet, elle est utilisée à plusieurs reprises par le philosophe pour qualifier ses adversaires : ici, Lucullus 752  ; son adversaire épicurien du De finibus, Torquatus 753 . Dans les deux cas, il s’agit d’une provocation : en leur accordant cette vertu diuina, Cicéron décèle avec ironie la présence en eux d’un indice de divinité, la memoria, qu’ils prétendent pourtant limiter à un rôle strictement matériel et technique d’adjuvant, sans portée spirituelle. L’usage de cet adjectif, en qualifiant les capacités exceptionnelles, voire infinies de la memoria, doit leur faire admettre d’emblée sa nature surhumaine. C’est ainsi qu’il lutte contre la tentation à l’œuvre chez Lucullus ou Torquatus, pourtant de bords opposés, de “déspiritualiser” la memoria, faculté pour laquelle il nourrit les plus hautes ambitions.

Finalement, les Académiques apportent peu de changements du point de vue de la memoria : elle reste un moyen de connaissance du monde, indispensable à la réflexion cicéronienne, qui ne se privera pas d’une ressource essentielle ! Au critère de certitude de Lucullus, Cicéron préfère substituer le critère de probabilité platonicien, qui laisse à la memoria une grande marge de liberté, son objet étant crédité d’une réalité, sans doute incertaine, mais du moins probable. La memoria reste ce critère que nous évoquions, mais à un moindre degré de certitude : elle permet néanmoins d’approcher la vérité.

Cicéron sauve donc la memoria de toute approche sensualiste au profit de la Nouvelle Académie, en nuançant sa portée comme critère de vérité des sens, sans la contester radicalement : il refuse simplement qu’elle soit inféodée aux perceptions comme le proposent Lucullus et, à travers lui, les stoïciens. Il s’agit de rendre à la memoria son autonomie vis-à-vis d’elles, donc sa primauté ; elle ne doit pas pâtir non plus de la méfiance jetée par la Nouvelle Académie sur la fiabilité des sens.

Notes
707.

Sur les qualités intellectuelles et le goût pour la Grèce de Lucullus, cf. P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 119 : « fils spirituel de la culture hellénique, auditeur, comme Cicéron, de Philon de Larissa et d’Antiochus d’Ascalon, il enviait à Sulla d’avoir pu épargner Athènes lorsqu’il la prit d’assaut. Lui-même s’efforça de reconstruire les édifices d’Amisos qui avaient été incendiés lors du pillage et protégea les “intellectuels” qui s’étaient réfugiés dans la ville. » De retour à Rome, déçu par la politique (p. 125), « Lucullus se retira dans ses jardins du Quirinal, où il s’adonna aux études qu’il avait toujours aimées, faisant venir des philosophes grecs, des hommes de lettres… »

708.

CIC., Luc. 2 : « En effet, Lucullus avait une mémoire des choses divine, mais Hortensius avait une mémoire des mots plus importante. »

709.

Ibid. 2 : « Mais cette mémoire était d’autant plus remarquable que les choses sont plus utiles que les mots dans l’administration des affaires. »

710.

Ibid. 2 : « On rapporte que Thémistocle, que nous présentons facilement comme le premier citoyen de Grèce, avait une mémoire exceptionnelle. »

711.

Ibid. 2 : « Du moins, même à l’homme qui lui promettait de lui enseigner l’art de la mémoire, qui venait alors d’être découvert, il répondit, dit-on, qu’il préférait apprendre à oublier, parce que, je crois, tout ce qu’il avait entendu et vu se fixait dans sa mémoire. »

712.

Ibid. 2 : « Pourvu de telles dispositions, Lucullus y avait même ajouté cet art que Thémistocle avait dédaigné. »

713.

Ibid. 2 : « C’est pourquoi, de même que nous consignons par écrit les choses que nous voulons confier à la mémoire, lui les gardait gravées dans son esprit. »

714.

Sur le débat qui oppose Antiochus et Philon, l’Ancienne et la Nouvelle Académie, et qui fonde le dialogue de Cicéron, voir les avis de P. Boyancé, A. Michel, C. Lévy dans l’Annexe n° 5, p. 484.

715.

CIC., Luc. 4 : « … et grâce à cette mémoire dont j’ai parlé il acquit sans peine, en l’écoutant souvent, des connaissances qu’il aurait pu garder dans sa mémoire, même s’il ne l’avait écouté qu’une seule fois. »

716.

Sur le choix de Lucullus comme interlocuteur du dialogue et comme champion de la memoria, de nombreux jugements divergents s’expriment. Nous les rappelons dans l’Annexe n° 6, p. 485.

717.

CIC., Luc. 22  : « Et certainement aucune place n’est laissée à la mémoire qui pourtant sert à la fois de fondement, non seulement à la philosophie, mais à toute la vie pratique et à tous les arts. Qu’est-ce que peut être une mémoire de choses fausses ? »

718.

Ibid. 22 : « Se souvient-on de ce que l’on n’a pas saisi véritablement par l’esprit ? »

719.

Ibid. 30 : « Enfin l’esprit même qui est la source des sens et qui est lui-même un sens a par nature une force qu’il tend vers les objets par lesquels il est mû. C’est pourquoi il y a des représentations qu’il saisit pour en faire un usage immédiat ; il y en a d’autres qu’il cache en lui en quelque sorte, et c’est de là que naît la mémoire. »

720.

C. Santini, « Il Lucullus e Cicerone dinnanzi ai disagi della memoria », Paideia 55, 2000, 265-290, renvoie aux sources grecques de cette affirmation (p. 267-268).

721.

CIC., Luc. 30 : « Il fait grâce aux ressemblances, ces combinaisons d’où résultent les notions, qu’on appelle en grec tantôt ennoiai tantôt prolêpseis. »

722.

V. Goldschmidt, « L’ancien stoïcisme », Histoire de la philosophie 1, Orient, Antiquité, Moyen âge, publ. sous la dir. de B. Parain, Paris, Gallimard, 1979 (Encyclopédie de la Pléiade 26), 724-753, p. 741.

723.

Ibid., p. 746-747. Cf. également les explications de V. Goldschmidt, Le Système stoïcien et l'idée de temps, Paris, Vrin, 1e éd. 1953, 4e éd. rev. et augm. 1989, sur la représentation et l’assentiment (p. 111-116) et sur les prénotions construites grâce à l’expérience sensible (p. 161-164). Cicéron trouve l’assentiment stoïcien trop passif et mécanique. Il combat le dogmatisme de la gnoséologie stoïcienne fondée sur les prénotions et prône le jugement personnel du sceptique.

Epicure, à l’origine du concept de prolepse, se méfie de la notion d’assentiment, à l’inverse des stoïciens qui y voient un travail d’authentification des sensations par la raison (cf. C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, Paris, Livre de poche, 1997, p. 133-134). Sur la prolepse stoïcienne, cf. aussi F. Alesse, « La dottrina delle προλήψεις nello stoicismo antico », Rivista di storia della filosofia 44, 4/1989, 629-645. Sur l’ensemble de la logique stoïcienne dans le Lucullus et les difficultés de traduction des concepts grecs rencontrées par Cicéron, cf. C. Lévy, « Cicéron créateur du vocabulaire latin de la connaissance : essai de synthèse », La langue latine, langue de la philosophie, Rome, Paris, De Boccard, 1992 (Collection de l'Ecole française de Rome 161), 91-106. C. Lévy souligne l’originalité de la gnoséologie stoïcienne présentée avec force détails par Cicéron dans ce dialogue, et la modernité de la notion d’assentiment (p. 96) engagée dans l’apprentissage de la connaissance scientifique, jusqu’à Descartes. C’est un parcours en trois étapes qui implique pour l’homme la fiabilité de ses représentations cataleptiques ou compréhensives (1) ( φαντασία καταληπτική)devient quod percipi et comprehendi posset), « porteuses de cette marque particulière d’évidence qui révèle qu’elle nous livre au moins une partie de la réalité de l’objet » (p. 99). Du même coup, l’assentiment (2) ( σθγκατάθεσις) devient adsensio ou adsensus) justifie la confiance de l’école de Zénon dans les sensations. Il représente ce jugement « compréhensif » spontané selon les stoïciens (p. 100-102) et se fonde sur le rapprochement de l’objet perçu avec les prénotions ou prolepses (3) (p. 102-104) résultat de notre expérience antérieure (έννοιαπρόληψις sont traduits par notio). Sur la représentation compréhensive, cf. également C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, Paris, Livre de poche, 1997, p. 127-131 ; M. Frede, « Stoic epistemology », The Cambridge history…, 295-322, p. 297-300 ; sur l’assentiment, ibid., p. 313-316. Sur les sources stoïciennes, cf. F. Cupaiuolo, « Cicerone e il problema della cognoscenza », Paideia 45, 1990, 51-92.

724.

CIC., Luc. 38 : « car percevoir un objet c’est immédiatement y donner son assentiment. Il en résulte en outre que la mémoire, les notions et les arts ne peuvent non plus exister sans assentiment. Et ce qui est le plus important pour nous : la possession d’un certain pouvoir, ne saurait exister dans un être privé d’assentiment. »

725.

Cicéron nuance la confiance absolue des stoïciens dans les sensations en suspendant son jugement et en préférant le critère du probabile, qui est quasi uerisimile (Luc. 32), « image du vrai, ce qui nous situe immédiatement dans la problématique platonicienne du vrai et de son image. » (C. Lévy, « Cicéron créateur du vocabulaire latin de la connaissance : essai de synthèse », La langue latine, langue de la philosophie, Rome, Paris, De Boccard, 1992 (Collection de l'Ecole française de Rome 161), 91-106, p. 104-106). Pour un approfondisement bibliographique sur le probabilisme, cf. Annexe n° 7, p. 486.

726.

CIC., Luc. 106 : « “D’où vient la mémoire si nous ne percevons rien ?” telle était ta question. »

727.

Ibid. 106 : « Quoi ! ne pouvons-nous nous rappeler des représentations sans les saisir comme vraies ? »

728.

Ibid. 106 : « Et Polyaenus qui fut, dit-on, un grand mathématicien, après avoir adhéré à la doctrine d’Epicure et avoir cru que la géométrie entière était fausse, a-t-il oublié ce qu’il savait ? »

729.

Cicéron applique la même méthode à la mémoire épicurienne des plaisirs et à la mémoire-réservoir des stoïciens. Cf. C. Lévy, « La dialectique de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus », REL 62, 1985, 111-127, p. 117 n. 29 : « un autre exemple en est donné par la réfutation de la logique stoïcienne : les Académiciens partaient des principes de la doctrine de Zénon pour aboutir à la conclusion, absurde aux yeux d’un Stoïcien, que le sage ne doit jamais donner son assentiment. »

730.

CIC., Luc. 106 : « D’ailleurs ce qui est faux ne peut être perçu, c’est là votre opinion. »

731.

Ibid. 106 : « Si donc la mémoire ne porte que sur les réalités perçues et comprises, chacun tient comme perçus et compris tous les objets dont il se souvient. »

732.

Ibid. 106 : « or rien de faux ne peut être saisi » (trad. E. Bréhier modifiée, Les stoïciens, Paris, Gallimard, 1962 (Bibliothèque de la Pléiade).

733.

Cf. C. Lévy, Cicero academicus..., p. 309-310 : Cicéron dénonce l’absurdité de la mémoire stoïcienne fondée sur les seuls sens, sur la représentation compréhensive, car les sens peuvent se tromper.

734.

Cf. Homère, Iliade II, 278-283.

735.

CIC., diu. II, 63 : « Car le prodige demeure dans la mémoire de tous ceux que de funestes destins n’ont point ravis à la lumière. »

736.

CIC., Luc. 106 : « donc, puisque Sciron se souvient de tous les dogmes d’Epicure, ces dogmes sont tous vrais maintenant. »

737.

C. Lévy, Cicero academicus..., p. 310-311 : « La réfutation de Cicéron prend la forme d’un syllogisme aboutissant, à partir de prémisses stoïciennes, à une conclusion inacceptable pour les Stoïciens : si la mémoire ne porte que sur les réalités perçues et comprises, tout ce dont on se souvient correspond à des objets perçus et compris ; or rien de faux ne peut être perçu ; donc, puisque l’Epicurien Sciron se souvient de tous les dogmes d’Epicure, il en résulte nécessairement que ceux-ci sont vrais. L’Arpinate pratique avec bonheur l’ironie dans cette argumentation, tout comme quand il demande à Lucullus si le mathématicien Polyaenus qui, devenu épicurien, estima que toute la géométrie était fausse, avait pour autant oublié tout ce qu’il savait dans ce domaine. Mais le brillant de la forme ne doit pas dissimuler la profondeur de la pensée. En effet, ce que Cicéron exprime en creux, négativement, à travers ces traits, c’est la conclusion à laquelle Platon parvient dans le Sophiste (258 b), lorsqu’il donne sa réponse au problème de l’erreur, qui était resté en suspens dans le Théétète : “(le non-être) n’a pas, s’il est permis de le dire, moins d’existence que l’être lui-même ; car ce n’est pas le contraire de l’être qu’il exprime, c’est seulement autre chose que lui”. L’idée d’une mémoire des choses fausses n’apparaît donc philosophiquement scandaleuse à Lucullus que parce que celui-ci n’a pas su définir ce qu’est l’erreur. Ainsi, une fois de plus, le débat entre la Nouvelle Académie et le Portique perpétue, sous des formes différentes, une question qui était au centre de la réflexion platonicienne. »

738.

CIC., Luc. 106 : « Moi, je le veux bien, mais quant à toi, il te faudra admettre qu’il en est ainsi, ce que tu ne veux pas ; ou bien tu devras me faire une concession pour la mémoire, et avouer qu’il y place pour elle, même s’il n’existe pas de compréhension et de perception du réel. »

739.

Le balancement aut… aut joue sur la présence des deux pronoms tibi et mihi pour souligner la présence des deux camps et la victoire de l’un sur l’autre.

740.

C. Lévy, « La dialectique de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus », REL 62, 1985, 111-127. Cicéron reproche aux épicuriens, ignorants, de ne pas connaître les origines de leur doctrine (Aristippe, Hiéronyme) (p. 117) : « Epicure ne pouvait pas élaborer une morale cohérente du plaisir, puique cela avait déjà été fait par Aristippe. Quand on sait le soin avec lequel les Epicuriens tenaient à se différencier du Cyrénaïque, on imagine sans peine leur irritation de voir leur maître présenté comme étant à la fois l’imitateur maladroit de celui-ci et le précurseur confus de l’obscure Hiéronyme. » De même, il reproche à la pensée stoïcienne, malhonnête, de ne pas reconnaître sa dette envers l’ancienne Académie et Aristote (p. 120-121) : « elle n’est que la juxtaposition du système académico-péripatéticien et d’un indifférentisme identique dans son principe à celui de Pyrrhon ou d’Ariston. Comme les premiers, les Stoïciens affirment que la nature humaine veut avant tout se sauvegarder elle-même, comme les seconds, ils placent la fin des biens dans la vertu seule. L’éthique de Zénon est donc, de la même façon que celle d’Epicure, une sorte de Chimère philosophique et les Stoïciens sont condamnés à un incessant va-et-vient entre les deux éléments contradictoires qui coexistent en elle : “quand ils veulent maintenir la logique de la première thèse, ils versent du côté d’Ariston ; quand ils cherchent à éviter cette conséquence, en fait ils défendent les mêmes idées que les Péripatéticiens sans démordre de leur terminologie » (fin. IV, 28, 78)… Cicéron énonce donc un même verdict à l’égard des morales stoïcienne et épicurienne : il s’agit dans l’un et l’autre cas de constructions inessentielles qui n’existent chacune que par l’amalgame confus de deux systèmes cohérents. La supériorité du stoïcisme sur l’épicurisme est celle des sources, non celle de la méthode. »

Cf. A. Michel, « Cicéron et la langue philosophique : problèmes d’éthique et d’esthétique », La langue latine, langue de la philosophie, Rome, Paris, De Boccard, 1992 (Collection de l'Ecole française de Rome 161), 77-89 : Cicéron reproche aux stoïciens le caractère artificiel de leurs « raisonnements abstraits et serrés qui parlent peut-être à la raison dans l’instant où elle les perçoit, mais qui ne touchent pas le cœur et qui, de ce fait, n’entrent pas dans la mémoire et ne provoquent pas un assentiment durable » (p. 85), au contraire des idées générales, qui touchent « la doxa d’une manière plus profonde, en s’adressant à la mémoire, à la nature, à l’amour. » (p. 85) Dans les Académiques, en démontrant l’absurdité des syllogismes de Lucullus, Cicéron dénonce l’aspect arbitraire, doctrinaire et artificiel des raisonnements stoïciens.

741.

CIC., leg. I, 4 : « … si ce n’est pour que tu t’abstiennes de poser des questions trop précises sur des faits dont le souvenir s’est transmis de cette manière. »

742.

C. Lévy, Cicero academicus..., p. 309 : « Par bien des aspects, la conception stoïcienne de la mémoire, héritière d’Aristote et Zénon, n’aurait rien eu à objecter à une affirmation comme celle-ci : “l’impression produite grâce à la sensation est de telle sorte qu’elle est comme une espèce de peinture dont la possession constitue la mémoire” (Aristote, De memoria 450 a, 28-30). Mais alors que le Stagirite s’était appliqué à différencier la mémoire de la réminiscence et à expliquer le phénomène de l’oubli, les scholarques du Portique semblent, eux, ne pas avoir accordé une attention particulière à la μνήμη , se contentant de la décrire comme un dépôt de représentations. De même, leur définition de la τέχνη se fonde sur la “compréhension” sensorielle, source nécessaire de la science, comme le montre, en particulier, cette phrase de Sénèque : “Toute science, tout art doit avoir comme origine de son développement une évidence, une perception par les sens” (Ep. 124, 6). Dans un tel système, la fonction de la mémoire et du savoir particulier est d’enrichir à son tour l’expérience sensible, de la renouveler, en permettant de déceler dans la représentation ce que l’ignorant est incapable d’appréhender. » R. Webb, « Mémoire et imagination : les limites de l’energeia dans la rhétorique grecque », Dire l'évidence : philosophie et rhétorique antiques, éd. C. Lévy et L. Pernot, Paris, Montréal, L'Harmattan, 1997, 229-248, analyse l’analogie établie par Aristote entre mémoire et peinture (p. 234-235) : « … l’imagination et les images créées par la sensation jouent un rôle essentiel… Dans son opuscule De la mémoire, Aristote explique que de telles impressions persistent et constituent la mémoire… L’analogie avec l’art de la peinture… se trouve aussi dans le traité De l’âme, où Aristote compare les réactions provoquées par la phantasia à celles que l’on ressent devant les peintures… L’âme de chaque personne serait donc emplie de telles images et serait en quelque sorte semblable à une galerie de tableaux peints par la sensation. » Cicéron s’efforce donc de revaloriser la memoria, pour éviter qu’elle ne reste un simple prolongement du sensualisme stoïcien dont la seule fonction serait d’accumuler les images.

743.

Sext. Emp., Adu. math. VII, 373 (= S.V.F. I, 64), cité par C. Lévy, Cicero academicus…, p. 301.

744.

Sur cette idée platonicienne, cf. C. Lévy, Cicero academicus..., p. 306-307 : « … (Cicéron) a estimé qu’il convenait de ne pas renoncer à cette dissociation de la logique et de la physique, qui est dans son discours… un instrument redoutablement efficace pour la réfutation du critère stoïcien… cette énumération de noms recouvre deux traditions inconciliables : celle des sensualistes, à laquelle les Académiciens rattachaient sans aucun doute les Stoïciens… et celle de Platon, définie au contraire par la discontinuité entre le monde des sens, de l’opinion et le λόγοςcritère de la vérité. »

745.

Cicéron fustige le même sensualisme dans les deux sectes, cause d’une gnoséologie assurée, donc de l’absence de doute. Cf. A. Barigazzi, « Epicure et le scepticisme », Actes du VIII° Congrès G. Budé : Paris, 5-10 avril 1968 (Paris, 1969), 286-293, p. 292 : « L’épicurisme, comme le stoïcisme, même sensualiste, représente une réaction vigoureuse contre la crise de la connaissance : tandis que les autres écoles penchaient vers le scepticisme, les deux premières proclamèrent toujours avec fermeté la foi en la raison humaine et en la conquête du bonheur. » Sur la confiance des stoïciens dans les sens pour bâtir les prénotions et sur leur refus de l’innéisme platonicien, cf. C. Lévy, Cicero academicus..., p. 304 : « … l’hégémonique de l’homme à la naissance est comparé à une feuille blanche sur laquelle les concepts viennent s’inscrire, soit naturellement, c’est-à-dire grâce à l’expérience directe, soit par “l’enseignement et par l’étude” (Aetius IV, 11 = S.V.F. II, 83)… L’intérêt du témoignage d’Aetius est donc dans l’affirmation très nette que le stoïcisme ne connaît pas d’idées innées, que la doctrine de la réminiscence lui est étrangère et qu’il a cherché à apporter sa propre réponse au problème du Ménon : comment puis-je identifier un objet si je ne le connais déjà ? » Les stoïciens se fient aux sens pour fonder les notitiae ou notiones (les prénotions), comme le confirme Lucullus (Luc. 7, 22). « Ce passage, sur les présupposés ontologiques duquel nous reviendrons à propos de la mémoire, confirme la continuité qui existe dans le stoïcisme entre l’expérience sensible et l’intelligence. » (p. 305) Cicéron ne veut pas laisser confisquer la memoria par le sensualisme stoïcien, car cela reviendrait à nier la réminiscence, fondée sur une qualité innée, la memoria (p. 306) : « … par delà l’έννοια, le problème posé est celui de la position des Néoacadémiciens à l’égard de la transcendance… »

746.

CIC., Cato 46.

747.

Cicéron usera du même critère en histoire.

748.

Cf Annexe n° 7, p. 486 sur le probabilisme et la suspension du jugement.

749.

M. Ruch, « La disputatio in utramque partem dans le Lucullus et ses fondements philosophiques », REL 47, 1969, 310-335, p. 333, suggère que le probabile se définit comme un assentiment nuancé, l’exercice d’un jugement sincère, d’un choix entre l’idéal et le réel : « … (probabile) a le double sens d’“approuver” et d’“éprouver” qui marque bien l’ambiguïté fondamentale de cette relation (entre le sujet et l’objet). L’expérience éprouve, la raison approuve. Il y a, là aussi, comme une valorisation du sujet par rapport à l’objet, dans la mesure où le sujet est contraint de “s’engager” (le Lucullus se termine par l’injonction Tollendum !) en l’absence de certitudes a priori, doit faire preuve de courage et de prudence à la fois. »

750.

CIC., Luc. 22.

751.

Cf. C. Lévy, « L’âme et le moi dans les Tusculanes », REL 80, 2002, 78-94, p. 86. La mémoire est un élément ontologique, propre à la nature humaine, qui permet au platonicien Cicéron de bâtir une eschatologie ; il est hors de question de l’abandonner aux stoïciens qui la dégradent : « Ce que Panetius rejetait et qui ne gêne pas Cicéron, c’est l’idée que l’âme puisse être matérielle et qu’elle survive éternellement. Le premier reste, malgré les innovations, l’homme d’une doctrine systématique, le second cherche surtout chez Platon la justification d’un espoir. De ce point de vue, le passage consacré à la mémoire et au rôle déterminant attribué à celle-ci, à la fois comme élément central de l’anthropologie et comme lien avec la transcendance est important… Ce qui n’appartient qu’à l’homme, disent les Stoïciens, c’est la raison ; ce qui n’appartient qu’à l’homme, dit Cicéron, c’est la mémoire, qui dans le stoïcisme n’occupe qu’une place fort modeste, puisqu’elle y est définie comme un dépôt de représentations, et qui dans le platonisme est réminiscence, c’est-à-dire souvenir de la transcendance. Or précisément l’idée que la mémoire pourrait être considérée comme un réservoir est présentée par Cicéron comme absurde au § 61… La véritable memoire est celle dont parle Platon dans le Ménon, celle qui permet au petit esclave de retrouver les principes de la géométrie. » A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 192, suggérait déjà cette interprétation, en redéfinissant la prolèpsis stoïcienne, sensualiste, pour l’adapter aux exigences spirituelles platoniciennes : « … pour Cicéron, la προλήψις est en quelque sorte une idée innée dont notre âme se ressouvient au fur et à mesure qu’elle médite et progresse vers la perfection. L’on reconnaît ici la conception platonicienne de la réminiscence. »

752.

CIC., Luc. 2.

753.

CIC., Brut. 265.