2. L’objet de mémoire

Pour accéder à ce statut, un événement, un personnage, doit en être jugé digne, selon le principe du dignum memoria.

a. La memoria subjective et exigeante de l’orateur-historien : le dignum memoria

Les fondements de la conception de memoria paraissent établis dès le De inuentione. En effet, prolongeant l’exemple de Zeuxis, Cicéron établit une analogie entre l’éloquence et la peinture 778 . A l’instar de Zeuxis composant le portrait féminin idéal pour représenter Hélène, à partir des qualités réparties par la nature entre ses cinq modèles, Cicéron fonde son traité sur plusieurs sources dont il a retenu les meilleures idées pour aboutir à la conception idéale de l’éloquence. Il décide donc de retenir les rhéteurs les plus « dignes d’admiration et de mémoire » :

‘Ex iis enim, qui nomine et memoria digni sunt, nec nihil optime nec omnia praeclarissime quisquam dicere nobis uidebatur 779

En identifiant la mémoire historique à un jugement critique, Cicéron définit la fonction de l’historien : non content de s’assurer de la véracité d’un fait, il doit aussi examiner sa valeur morale, exemplaire, comme l’implique l’adjectif dignus. C’est en fonction de ces deux critères qu’un fait méritera d’être pérennisé par l’histoire.

La memoria implique un jugement de valeur, donc un point de vue de la part de l’historien. Ce que nous appellerons le paradoxe des Thébains nous semble un reflet particulièrement significatif et nuancé de cette condition. Définissant la cause judiciaire, Cicéron considère que la recherche de l’équité amène à examiner si la cause est juste ou injuste. Il illustre cette idée par l’exemple des Thébains érigeant un monument en bronze commémorant leur victoire sur les Lacédémoniens, exemple qui révèle que le débat relatif à la memoria repose sur une question de point de vue. En effet, les Thébains considèrent qu’il est glorieux et juste de perpétuer le souvenir de cette guerre, contrairement à la tradition qui interdit de rappeler ainsi une guerre civile, la victoire de Grecs sur des Grecs, fait indigne d’être retenu et célébré auprès des générations suivantes :

‘Ea est huiuscemodi : cum Thebani Lacedaemonios bello superauissent et fere mos esset Graiis, cum inter se bellum gessissent, ut ii qui uicissent tropaeum aliquod in finibus statuerent uictoriae modo in praesentiam declarandae causa, non ut in perpetuum belli memoria maneret, aeneum statuerunt tropaeum. 780

Affaire de point de vue, disions-nous, car la mise en accusation des Thébains devant les Amphictyons est l’occasion pour Cicéron de développer deux arguments (ratio et infirmatio), centrés sur l’intégration de cette victoire dans la memoria commune, grâce à l’érection d’un monumentum :

‘Ratio est : “Eam enim ex bello gloriam uirtute peperimus ut eius aeterna insignia posteris nostris relinquere uellemus.” Infirmatio est : “At tamen aeternum inimicitiarum monumentum Graios de Graiis statuere non oportet.” 781

Point de vue laudatif des uns sur une victoire (gloriam, uirtute), digne d’appartenir à une histoire positive par le legs d’un souvenir aux générations futures (aeterna insignia, posteris), pérennisé par le monument. Jugement sévère des autres sur une défaite infamante pour la nation hellène, livrée à des guerres intestines — la proximité Graios/de Graiis en accentue l’indignité —, qu’il s’agit d’effacer de la mémoire des hommes, en empêchant sa perpétuation par le tropaeum aeneum thébain — l’encadrement du mot inimicitiarum par aeternum et monumentum traduit l’impossibilité morale d’une telle célébration.

Cicéron conclut par une question qui résume le paradoxe sans pour autant le résoudre :

‘Iudicatio est, cum summae uirtutis concelebrandae causa Graii de Graiis aeternum inimicitiarum monumentum statuerunt, rectene an contra fecerint. 782

Il reprend des termes appartenant aux deux champs lexicaux déjà évoqués pour mieux confronter les deux points de vue : la gloire (summae uirtutis concelebrandae causa) ou une souillure éternelle, comme le monument (aeternum inimicitiarum monumentum). Avant de déplacer le débat sur un plan moral (rectene) : cet acte de mémoire est-il juste ? La memoria est donc bien affaire de morale : l’historien retient les faits selon son point de vue. C’est lui qui juge du dignum memoria. Tâche complexe, comme le révèle l’exemple thébain : la mémoire historique se construit à l’aide d’un jugement qui choisit l’objet digne de mémoire selon des critères moraux. Dans le cas présent, le cas du monumentum des Thébains fut retenu par l’histoire, précisément pour sa valeur exemplaire 783 — qu’il fût honestum ou turpe !

Bien plus tard, en 55, le De oratore affine cette conception. L’attention se porte sur le dignum memoria, de façon particulièrement sensible dans deux passages, alors que l’un des interlocuteurs, l’orateur César, se voit confier la tâche d’évoquer la place de l’humour dans l’éloquence. Il cite deux pointes relatives à l’honneur conféré par la memoria. D’abord, l’ironie de Fabius Maximus reprenant Tarente aux Puniques, après la défaite de sa garnison dirigée par Salinator. Celui-ci rappelle à Fabius que c’est grâce à lui, qui s’est malgré tout maintenu dans la citadelle, qu’il a pu reprendre la ville. Fabius met à profit l’ambiguïté de cette dernière expression pour lui répliquer que ce souvenir est inoubliable, sachant que sa victoire n’était rendue possible que parce que Salinator avait d’abord perdu la ville !

‘… quom aliquot post annis Maximus id oppidum recepisset rogaretque eum Salinator, ut meminisset opera sua se Tarentum recepisse : “Quidni, inquit, meminerim ? Numquam enim recepissem, nisi perdidisses.” 784

Ainsi réapparaît, en des termes plus sarcastiques, le paradoxe des Thébains, lié à la coexistence de plusieurs points de vue ; là où un Salinator valorise un acte d’héroïsme avec une certaine mauvaise foi 785 et revendique sa place dans la mémoire de Fabius, et plus largement dans l’histoire des guerres puniques, Fabius l’exhorte à l’humilité en observant avec ironie que l’on retiendra plutôt l’échec de Salinator qui seul a contraint Fabius à reprendre la ville ; il dénonce ainsi l’infamie de son acte, appuyant ses reproches sur la notion de memoria. Anticipant sur le jugement moral de l’historien, il évalue l’acte de Salinator selon le critère du dignum memoria meminerim — et lui attribue une valeur d’exemplarité.

De même, plus loin, César cite une plaisanterie concernant les origines familiales. Caius Laelius, à qui l’on reproche de ne pas respecter la mémoire familiale en commettant des actes indignes de ses ancêtres, rétorque que son adversaire s’inscrit, lui, dans la continuité de son lignage, sous-entendant qu’il n’a pas d’ancêtres remarquables ou qu’ils sont précisément indignes de mémoire :

‘Saepe etiam facete concedas aduersario id ipsum, quod tibi ille detrahit : ut C. Laelius, cum ei quidam malo genere natus diceret indignum esse suis maioribus : “At hercule, inquit, tu tuis dignus.” 786

Le dignum memoria de Cicéron implique un jugement moral qui autorise ou non l’intégration d’un fait dans l’histoire d’une lignée ou d’une nation, dans la mesure où il offre une continuité logique avec celle-ci. L’attachement de Cicéron à la dignitas nous renvoie aux catégories antithétiques de l’honestas, le beau moral, l’“honorable”, et du turpe, l’“infamant”.

Le De oratore vise à définir l’orateur idéal comme le citoyen idéal. Aussi Antoine fait-il de lui un personnage central dans la vie de la cité : le sage en action est cet homme providentiel que Cicéron a pu représenter en 63. C’est par sa voix notamment que se constitue et se préserve l’histoire :

‘Historia uero testis temporum, lux ueritatis, uita memoriae, magistra uitae, nuntia uetustatis, qua uoce alia nisi oratoris immortalitati commendatur? 787

L’accumulation de qualifications élogieuses apposées au terme historia souligne son importance aux yeux d’Antoine dans la transmission du souvenir et la diffusion de la connaissance ; c’est elle qui “donne vie” à la memoria, matériau du passé mort sans elle, qu’elle anime pour le communiquer à la postérité, comme le rappellent M. Rambaud et E. Cizek 788 . La question oratoire souligne le rôle primordial de l’orateur dans cette immortalisation 789 .

A cette étape de la réflexion cicéronienne, l’orateur idéal se voit attribuer la mission de l’historien, parce qu’il est à la fois homme de lettres et homme de mémoire par excellence, seul capable d’écrire l’histoire avec l’appui d’une mémoire critique et d’une éloquence suffisante 790 .

C’est la mission qu’Antoine développe dans les chapitres suivants en une digression ; il étudie l’évolution de la discipline historique, en commençant par les annales. Celles-ci forment initialement le seul monumentum écrit destiné à conserver le souvenir des événements publics et à le diffuser à la connaissance du peuple, via l’album :

‘Erat enim historia nihil aliud nisi annalium confectio ; cuius rei memoriaeque publicae retinendae causa ab initio rerum Romanarum usque ad P. Mucium pontificem maximum res omnis singulorum annorum mandabat litteris pontifex maximus efferebatque in album et proponebat tabulam domi, potestas ut esset populo cognoscendi 791

Reprochant ensuite à beaucoup d’orateurs de s’être arrêtés à cet état archaïque de l’histoire, à une écriture documentaire, sans recherche littéraire :

‘… qui sine ullis ornamentis monumenta solum temporum, hominum, locorum gestarumque rerum reliquerunt 792

il réclame une conception plus moderne de l’histoire, comme le rappelle E. Cizek 793 , fondée sur une organisation cohérente, respectant un ordre à la fois logique et chronologique (décision/acte/dénouement) dans l’agencement des faits « dignes de mémoire », c’est-à-dire choisis, triés par l’historien :

‘Rerum ratio ordinem temporum desiderat, regionum descriptionem ; uolt etiam, quoniam in rebus magnis memoriaque dignis consilia primum, deinde acta, postea euentus expectentur, et de consiliis significari quid scriptor probet… 794

Ainsi se fait jour une véritable théorie cicéronienne de l’histoire : l’orateur/historien, le scriptor, a un droit d’inventaire sur sa matière ; son jugement critique trie les faits, les classe et les évalue selon un double critère, d’authenticité et de valeur morale 795 . Passés au crible d’une mémoire sélective, les faits historiques obtiennent le cachet du dignum memoria. Tout ce qui subsiste dans la mémoire historique doit nécessairement être à la fois vrai et jugé à l’aune du dignum memoria, c’est-à-dire de son exemplarité.

L’histoire apparaît dès lors comme un art littéraire, assorti d’un jugement intellectuel et moral (quid scriptor probet), limitant le contenu de la memoria selon deux critères : la véracité et la dignitas. Susceptible de permettre « l’art de la déformation historique » défini par M. Rambaud au sujet de César, cette attitude a ouvert un vaste débat sur les libertés prises par l’orateur appelant Lucceius (fam. V, 12) à embellir son consulat et à contredire, apparemment, les leges historiae qu’il avait lui-même définies dans le De oratore, auquel E. Cizek nous paraît avoir mis un terme. Il démontre en effet que l’historien cicéronien, contre les conceptions modernes, doit envisager une historiographie orientée, dépassant la stricte vérité historique pour diffuser une vérité subjective, éducative et morale, constituée par une mémoire sélective 796 .

En cela, la memoria de l’historien cicéronien semble fonctionner comme celle de l’individu. En effet, à l’échelle individuelle, la memoria est une faculté d’accès à la connaissance du monde, doublée d’un point de vue critique porté sur les perceptions 797  ; la memoria n’est pas seulement la capacité d’enregistrer des informations transmises par les perceptions, mais aussi et surtout une faculté de jugement, d’analyse et de sélection, susceptible de séparer le vrai du faux, à l’échelle individuelle 798 . De la même façon, la mémoire de l’historien est sélective et choisit ce qu’elle doit retenir, et classer dans la catégorie du vrai ou du faux, ne se contentant pas d’enregistrer de simples témoignages : elle réorganise la matière historique et lui “donne vie” — elle est elle-même uita memoriae.

Notes
778.

Sur cette analogie, cf. M.-L. Teyssier, « Le langage des arts et l’expression philosophique chez Cicéron : ombres et lumières », REL 57, 1979, 187-203.

779.

CIC., inu. II, 4 : « En effet parmi ceux qui sont dignes de renom et de mémoire, il nous apparaît que chacun donnait quelque excellent conseil mais que personne n’en donnait de remarquables sur tous les points. » (trad. G. Achard modifiée, Paris, CUF, 1994)

780.

Ibid. II, 69 : « En voici un exemple : les Thébains l’avaient emporté au combat sur les Lacédémoniens ; or en Grèce la coutume voulait en général qu’après une bataille opposant des Grecs les vainqueurs élèvent un trophée sur les frontières, mais seulement pour proclamer leur victoire sur le moment et non pour perpétuer le souvenir de ce conflit : pourtant les Thébains décidèrent d’élever un trophée en bronze. »

781.

Ibid. II, 70 : « La justification de la défense est celle-ci : « Nous avons acquis grâce à cette guerre une si grande gloire que nous voulions en laisser un témoignage éternel pour nos descendants ». La réfutation étant : « Certes, mais il ne faut pas que des Grecs décident d’ériger un monument témoignant éternellement de leurs querelles avec des Grecs ».

782.

Ibid. II, 70 : « Le point à juger consiste à savoir si, en érigeant, pour célébrer leur très grande valeur, un monument témoignant éternellement de leurs querelles avec des Grecs, des Grecs ont bien ou mal agi. »

783.

Le dignum memoria implique en fait deux critères : sont dignes de mémoire les faits authentiques et les faits jugés moralement importants. Cicéron applique avant tout le deuxième critère dans sa théorie historiographique. Tite Live (Praefatio 9-11) en fera une règle historiographique, jugeant nécessaire d’élaborer une histoire morale de Rome, notamment à travers ses exempla, pour donner des modèles à ses contemporains (Praefatio 10) : « Ce que l’Histoire offre surtout de salutaire et de fécond, ce sont les exemples instructifs de toute espèce qu’on découvre à la lumière de l’ouvrage : on y trouve, pour son bien et celui de son pays, des modèles à suivre ; on y trouve des actions honteuses, tant par leurs causes que par leurs conséquences et qu’il faut éviter. »

784.

CIC., De or. II, 273 : « Quelques années après, Fabius Maximus ayant repris la ville, Salinator le priait de se souvenir que c’était grâce à lui qu’il avait remporté ce succès : “Comment ne m’en souviendrais-je point ? lui dit Fabius. Je n’aurais jamais repris Tarente, si tu ne l’avais pas laissé prendre.“ »

785.

Sur cette anecdote, cf. Cato 11. Dans ces deux exemples, Cicéron, par la bouche de César dans le De oratore, puis de Caton dans le Cato maior, confond Marcus Livius Salinator, vainqueur d’Hasdrubal au Métaure en 207 avec Marcus Livius Macatus, vaincu à Tarente en 209 (cf. LIV., XXVII 25, 5) ; cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 1, p. 288 et 294.

786.

CIC., De or. II, 286 : « Souvent encore, c’est chose plaisante d’accorder à son adversaire ce que lui-même vous refuse. “Tu démens tes ancêtres“, disait à Laelius un homme de basse naissance. — “Et toi, tu ne démens pas les tiens“, lui répondit Laelius. »

787.

CIC., De or. II, 36 : « L’histoire enfin, témoin des temps, lumière de la vérité, vie de la mémoire, maîtresse de vie, messagère du passé, quelle voix, sinon celle de l’orateur, peut la rendre immortelle ? »

788.

M. Rambaud, Cicéron et l’histoire romaine, Paris, 1952, p. 50-51, évoque la valeur éducative pour la postérité de l’historia, magistra uitae, et des exempla, moraux : « Si les faits sont embellis, c’est que l’histoire doit servir d’enseignement et d’exemple… Les exemples historiques ne peuvent donc pas être considérés comme de simples artifices de rhétorique dans les œuvres de Cicéron. Il écrit dans le De finibus : “En voyant toutes ces actions, auxquelles s’en ajoutent une infinité d’autres, est-il possible de ne pas comprendre que ceux qui les ont accomplies, c’est la splendeur d’une chose très noble qui les a guidés et leur a fait oublier leur intérêt personnel ; que nous d’autre part, qui les célébrons, c’est le sentiment de la beauté morale, et pas un autre mobile, qui nous guide.” En un mot, tiré du De oratore, l’histoire est magistra uitae. » E. Cizek, « La poétique cicéronienne de l’histoire », BAGB 1988, 1, 16-25, définit la mission éducative, morale, de l’historiographie cicéronienne, à travers les exempla (p. 16-17) : « … Cicéron, qui lui-même écrivit peu d’ouvrages historiques, se préoccupa surtout des tâches d’une historiographie qui aurait dû perfectionner l’homme, certes l’homme romain, à la faveur d’une large mise en perspective des faits mémorables. A son avis, l’historiographie serait un art indispensable au droit public et privé, à tout sénateur en général et notamment à l’orateur. En fin de compte, l’historiographie doit offrir aux Romains des modèles d’une bonne démarche politique et d’une digne pratique des mœurs. » « Partout Cicéron plaide vigoureusement pour une historiographie loyale, mais surtout moralisatrice et éducative. » (p. 25). Sur la nécessité pour l’orateur de connaître l’histoire, cf. leg. III, 18 ; De or. I, 18 ; I, 159 ; I, 201.

789.

Cf. M. Rambaud, Cicéron et l’histoire romaine, Paris, 1952, p. 12 : « L’histoire, à qui la voix d’un orateur permettra d’atteindre l’immortalité, n’est-elle pas “témoin des siècles, lumière de la vérité, vie du souvenir, maîtresse de vie, messagère de l’antiquité” ? »

790.

Sur cette tâche dévolue à l’orateur, la bibliographie est abondante. On trouvera un bilan dans l’Annexe n° 8, p. 488.

791.

CIC., De or. II, 52 : « L’histoire n’était alors que la rédaction des annales. C’est pour cet objet, c’est en vue de conserver les souvenirs publics, que le grand pontife, depuis les premiers temps de Rome jusqu’au pontificat de P. Mucius, mettait par écrit tous les faits de chaque année, les portant sur une table blanchie qu’il affichait dans sa demeure, afin que le peuple pût venir en prendre connaissance »

792.

Ibid. II, 53 : « ils se sont bornés, sans aucune recherche de beauté littéraire, à consigner la mémoire des époques, des hommes, des lieux, des événements. »

793.

Sur les lois de l’historiographie définies par Cicéron, cf. E. Cizek, « La poétique cicéronienne de l’histoire », BAGB, 1988, 1, 16-25, p. 19 : « La première (des lois de l’histoire, toujours spécifiques) était de ne rien dire de faux, la seconde d’oser dire tout ce qui est vrai. A son tour, la troisième loi serait d’éviter tout soupçon de partialité, de faveur ou de haine. Cicéron énonce clairement ces lois dans le De oratore (II, 62)… Auparavant, Cicéron avait demandé à l’historien de ne pas mentir : satis est non esse mendacem (De or. II, 51). Plus tard, dans l’Orator… Cicéron ajoutera une quatrième loi historique, observer l’ordre des événements et en mentionner les dates (Orat. 120). Dans le De oratore et dans une phrase très révélatrice, Cicéron avançait que l’historien doit présenter les causes et les conséquences des événements, qu’il doit posséder la connaissance des hommes. Qui plus est, il exige de l’historien qu’il reproduise les faits et les actions des hommes, qu’il dépeigne la vie et le caractère des personnages mémorables (De or. II, 63). Tout reposerait sur les res, les faits, et sur les uerba, l’art de les exprimer (De or. II, 63). »

Selon L. Marchal, « L’histoire pour Cicéron (II) », LEC 56, 3, 1988, 241-264, p. 244-245, l’historien doit bâtir une leçon morale, selon le critère du dignum memoria : « Une seconde observation considère le choix des faits à rapporter en fonction de leur importance : in rebus magnis memoriaque dignis. Cicéron pose un critère de sélection des faits qui prend en compte la memoria et, partant, la postérité : c’est avec le poids du futur que l’historien doit peser la dignité des choses dont il s’occupe… Aussi n’est-ce pas être historien que de se contenter d’inventorier les événements, sans également rechercher les principes de causalité, de modalité ou de finalité perceptibles par abstraction au travers d’eux, de façon à enrichir sa propre expérience et celle de son lecteur. C’est là la perspective d’une histoire pragmatique. Enfin, Cicéron recommande que l’on s’intéresse tout particulièrement aux hommes illustres. Transparaît ici la leçon morale de l’historiographie romaine : la vie des grands hommes est un exemple qui prend tout son sens quand l’histoire se veut profitable. En bref, Cicéron exige de l’historien des qualités de rigueur et de discernement, un esprit somme toute scientifique, mais aussi une volonté pratique et morale, ce en quoi la méthodologie se révèle en quelque sorte philosophique. » Le critère du dignum memoria est donc double, car il envisage la véracité du fait rapporté mais aussi sa portée morale et intellectuelle, contre la légèreté des annalistes ; morale parce qu’il doit présenter une valeur pédagogique ; intellectuelle parce qu’il doit contribuer à une meilleure compréhension des causes. Ce principe, théorisé par Cicéron, sera repris par de nombreux historiens latins (p. 144 n. 79) : « On sait que ce critère de sélection des faits “dignes de mémoire” sera communément employé par les historiens latins… on notera qu’il se présente sous la forme d’un stéréotype, dignus memoria, qui cependant n’exclut pas les variantes formelles, quand, par exemple, l’ablatif d’un supin remplace le terme memoria, soit memoratu (Tite Live, Valère-Maxime, Tacite, Ammien Marcellin), dictu (Tite Live), cognitu (Tacite), narratu (Ammien Marcellin) ou encore adnotatu (Valère-Maxime). »

C. Moatti, « Tradition et raison chez Cicéron : l’émergence de la rationalité politique à la fin de la République romaine », MEFRA 100, 1988, 385-430, souligne la place de la raison dans le rejet par Cicéron de l’historiographie traditionnelle et dans son choix d’une histoire critique (p. 400-401). Cf. M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine, Paris, Belles lettres, 1952 (Collection d'études latines, 28), p. 13-14 sur la contrainte cicéronienne de la vérité en histoire.

794.

CIC., De or. II, 63 : « Les faits exigent qu’on suive l’ordre exact des temps, qu’on décrive les lieux. Comme on veut, quand ils sont importants et dignes de mémoire, en connaître la préparation, puis l’exécution, enfin le résultat, l’écrivain doit indiquer d’abord ce qu’il pense de l’entreprise elle-même »

795.

Toutefois, Cicéron met en scène, non sans dérision, la contestation de cette idée, par la bouche d’Atticus, qui reproche aux orateurs de manipuler les loci et les exempla, et de déformer la réalité historique des faits, de les outrer dans un but pathétique, par exemple en associant de façon abusive les morts de Coriolan et de Thémistocle dans le suicide, selon le principe des vies parallèles (Brut. 42) :

At ille (Atticus) ridens : “Tuo uero, inquit, arbitratu, quoniam equidem concessum est rhetoribus ementiri in historiis, ut aliquid dicere possint argutius.”

Cicéron démontre ainsi, si besoin était, son recul et le regard amusé qu’il peut porter sur ses propres présomptions et celles de ses semblables : la pointe vient les remettre à leur place, lui et ses confrères, en soulignant les libertés prises parfois avec la vérité pour de simples raisons oratoires, et les rappelle à une humilité que l’orgueil et la soif de réussite de Cicéron pourraient mettre à mal. Cet exemple a suscité de nombreux commentaires sur les exagérations de l’orateur lorsqu’il traite la matière historiographique, que nous rappelons en Annexe n° 9, p. 489.

796.

E. Cizek, « La poétique cicéronienne de l’histoire », BAGB, 1988, 1, 16-25, p. 22 : « … ce qui sera bientôt la ueritas, dans le De oratore, n’est que la fides, la loyauté, la probité et non point la vérité absolue. Voilà pourquoi dans une phrase qui a beaucoup troublé les exégètes, Cicéron demande à Lucceius d’embellir les faits au-delà même de ses impressions et de négliger les lois de l’histoire : itaque te plane etiam atque etiam rogo ut et ornes ea uehementius etiam quam fortasse sentis, et in eo leges historiae neglegas… “Je te demande donc en grâce d’embellir les faits au-delà même de tes impressions et de ne pas t’arrêter si exactement aux lois de l’histoire”. Pour des raisons de propagande politique de bon aloi, l’historien peut donc faire une entorse aux lois de l’histoire ou plutôt les interpréter d’une manière personnelle. C’est ainsi qu’il atteint une vérité subjective, voire partielle, mais qui saurait être plus profonde qu’une ueritas de surface. Cette ueritas n’est qu’un volet de la fides, de la loyauté à l’égard de l’histoire profonde et d’un grand homme, comme Cicéron se considérait lui-même… l’essentiel pour Cicéron est que l’auteur du récit historique s’efforce d’embellir les faits racontés d’une manière honnête, donc avec la fides. » « Cicéron mit en œuvre une poétique canonique, voire normative, de l’histoire. Il reprit le topos de l’historiographie grecque sur la ueritas, indispensable au texte historique, pour l’infléchir vers la vérité partielle, limitée par des raisons moralisatrices et même politiques » (p. 25). Dans le même sens, M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, p. 55, définit la mémoire critique de Cicéron : « Il a su pratiquer les deux opérations de l’esprit qui constituent la critique historique : l’une, positive, en établissant des faits et des dates ; l’autre, négative, plus fréquente aussi, en éliminant les traditions et les données qu’il jugeait fausses. » Nous rappelons l’essentiel du débat historiographique provoqué par les apparentes contradictions de Cicéron dans l’Annexe n° 10, p. 490.

797.

Dans une perspective probabiliste s’opposant à la confiance sans réserve accordée aux sens par le dogmatisme stoïcien.

798.

Cf. supra p. 221 l’exemple du géomètre repenti, devenu épicurien : la relativité du jugement se confronte au dogme stoïcien.