b. La mise en pratique du dignum memoria par Cicéron historien dans le Brutus

Les protagonistes du De oratore accueillent tous favorablement ce critère, parce qu’il donne une validité intellectuelle et morale aux faits retenus. Ainsi, le jeune orateur Sulpicius écoutant les leçons de Crassus et d’Antoine se montre heureux de recueillir leurs propos dignes de mémoire :

‘Nobis enim huc uenientibus satis fore uidebatur, si, quom uos de rebus aliis loqueremini, tamen nos aliquid ex sermone uestro memoria dignum excipere possemus 799

Il s’agit d’un véritable patrimoine moral à préserver, au même titre que les nombreux actes mémorables accomplis par Athènes, avant même que la théorie de l’éloquence ne fût élaborée :

‘nam ante quam delectata est Atheniensium ciuitas hac laude dicendi, multa iam memorabilia et in domesticis et in bellicis rebus effecerat. 800

Les memorabilia des Athéniens apparaissent comme un équivalent du dignum memoria des propos théoriques d’Antoine et Crassus. Au même titre que ces memorabilia — l’expression est équivalente à dignum memoria —, les discours des orateurs paraissent suffisamment « mémorables » pour intégrer l’historia, parce qu’ils entraînent des conséquences importantes pour le cours des événements : l’histoire de l’éloquence mérite donc d’être retracée, dans le Brutus ; c’est l’occasion pour Cicéron de dévoiler la place essentielle qu’il attribue à l’orateur dans la vie publique.

Pour ce faire, il établit une liste des orateurs dignes de mémoire 801 qu’il souhaite rappeler au souvenir des lecteurs, et plus largement des Romains, avec ce point de vue critique, sélectif, que l’historien doit appliquer à sa matière : il bâtit ainsi une memoria historique romaine, passée au crible de sa censure. Ainsi, distribuant bons et mauvais points, il ravive le souvenir de certains, injustement oubliés, en néglige volontairement d’autres, jugés indignes d’entrer dans le “palais de la mémoire”.

Il loue par exemple le premier Brutus d’avoir obligé, par son éloquence, son collègue Tarquin Collatin à abandonner le consulat et à s’exiler de Rome pour bannir de l’histoire politique romaine le souvenir du nom des rois, pratiquant ainsi une forme de damnatio memoriae avant la lettre — notons que le nom de Tarquin n’est précisément pas cité :

‘(Brutus) qui collegae suo imperium abrogauerit, ut e ciuitate regalis nominis memoriam tolleret 802

Contrairement aux Tarquins, qu’elle veut oublier, la tradition historique a retenu le nom de Marcus Cornelius Cethegus comme celui du premier orateur romain véritable :

‘Quem uero exstet et de quo sit memoriae proditum eloquentem fuisse et ita esse habitum, primus est M. Cornelius Cethegus… 803

Comme Cicéron, Ennius a permis de préserver le nom de ce Cethegus, consul cent quarante ans avant l’Arpinate ; c’est en effet le témoignage d’Ennius qui l’a sauvé de l’oubli dû à son antiquité :

‘et id ipsum nisi unius esset Enni testimonio cognitum, hunc uetustas, ut alios fortasse multos, obliuione obruisset. 804

Si la memoria historique peut condamner les uns aux limbes de l’oubli, elle sait aussi préserver le souvenir de ceux qui le méritent. C’est la mission confiée à l’orateur/historien, selon Cicéron, mission qu’il s’attache lui-même à remplir dans son histoire des orateurs 805 .

Il distingue avec soin ce travail de l’historien, consacré à la memoria et à son contenu, des éloges funèbres qui ont subsisté en abondance, aux intentions certes commémoratives, mais dont il raille l’artifice 806  : les familles les considèrent comme des documents honorables, destinés à faire connaître leur noblesse ; utilisables pour tous les décès, ils sont interchangeables, contraints à une forme et à un contenu canoniques et manquent donc de véracité :

‘ipsae enim familiae sua quasi ornamenta ac monumenta seruabant et ad usum, si quis eiusdem generis occidisset, et ad memoriam laudum domesticarum et ad illustrandam nobilitatem suam. 807

Pour sa part, il regrette l’oubli de certains orateurs méritants comme Caton, masqué par des orateurs plus modernes, oubli qu’il répare par son œuvre d’historien :

‘… sic Catonis luminibus obstruxit haec posteriorum quasi exaggerata altius oratio. 808

Cette négligence s’est introduite au profit d’orateurs grecs, comme Lysias ou Hypéride ; en la blâmant, Cicéron raille plus largement le purisme des atticistes comme Brutus, dont il a pu subir lui-même les critiques, qui rejettent injustement des orateurs honorables comme Caton hors de la mémoire historique par snobisme :

‘Sed ea in nostris inscitia est quod hi ipsi, qui in Graecis antiquitate delectantur eaque subtilitate quam Atticam appellant, hanc in Catone ne nouerunt quidem. 809

Le contenu de son histoire des orateurs, donc plus largement l’objet digne de mémoire, est une question qui obsède Cicéron. Il ne peut s’empêcher d’émailler sa narration — ou plutôt son dialogue — historique de remarques plus théoriques sur les difficultés représentée par la constitution de la memoria qui fournit la matière de son ouvrage. Difficultés liées à des choix subjectifs — le cas de Caton est représentatif — mais aussi à des contraintes matérielles et documentaires inévitables, dont la memoria est tributaire. Ainsi, Cicéron a conscience de rappeler les noms d’orateurs peu intéressants et de négliger par ignorance ceux d’orateurs plus anciens et plus compétents, car leur souvenir a été entièrement oublié :

‘Atque ego praeclare intellego me in eorum commemoratione uersari, qui nec habiti sint oratores neque fuerint, praetiririque a me aliquot ex ueteribus commemoratione aut laude dignos ; sed hoc quidem ignoratione. 810

En effet, ils n’ont laissé aucune trace susceptible de réveiller leur souvenir :

‘Quid enim est superioris aetatis, quod scribi possit de eis de quibus nulla monumenta loquuntur nec aliorum nec ipsorum ? 811

Cicéron reconnaît ainsi les limites de sa démarche, celle d’une memoria historique subjective appuyée sur un jugement critique, qui se trouve confrontée au déclin de la mémoire dans le temps et à la disparition de certains monumenta, éléments matériels que les choix théoriques ne peuvent ignorer 812 .

Le débat est soulevé par ses deux interlocuteurs, Brutus et Atticus, sous forme polémique ; Atticus l’accuse de citer des orateurs peu fréquentables, ce dont Cicéron se justifie par la chronologie, qui l’oblige à nommer des contemporains, et plus largement tous ceux qui ont pris la parole en public, pour montrer par contraste que peu d’entre eux furent dignes de mémoire :

‘sed ordinem sequens in memoriam notam et aequalem necessario incurro. Volo autem hoc perspici, omnibus conquisitis qui in multitudine dicere ausi sint, memoria quidem dignos perpaucos, uerum qui omnino nomen habuerint, non ita multos fuisse. 813

Un peu plus loin, c’est toujours Atticus qui s’insurge contre les choix de Cicéron. Il juge que certains orateurs ne sont pas dignes d’être retenus :

‘Omnes enim commemoras qui ausi aliquando sunt stantes loqui, ut mihi imprudens M. Seruilium praeterisse uideare. 814

A quoi Cicéron réplique que c’est une nécessité liée à son projet (la mémoire connaît donc bien des choix subjectifs et idéologiques) : cette énumération lui permet de montrer, par un jeu de gradation, qui restreint progressivement, en deux temps, le corps des véritables orateurs, qu’un petit nombre seulement de Romains a osé prendre la parole en public, et que, de ce groupe, une infime partie s’est révélée compétente et donc digne de prendre place dans une histoire des orateurs :

‘sed his commemorandis etiam illud assequor, ut intellegatis primum ex omni numero quam non multi ausi sint dicere, deinde ex iis ipsis quam pauci fuerint laude digni. 815

Ainsi, pour Cicéron, l’historien doit adopter une attitude critique pour constituer une mémoire historique et l’orateur est le mieux placé pour faire œuvre d’historien, comme Cicéron composant le Brutus 816 . Mais cette règle est confrontée à la conservation aléatoire du matériau documentaire.

Notes
799.

CIC., De or. I, 96 : « En venant ici, nous nous tenions déjà pour satisfaits de vous entendre parler sur n’importe quelle matière, puisque de vos entretiens nous avions toujours à recueillir des réflexions dignes de mémoire »

800.

CIC., Brut. 49 : « Car, avant qu’Athènes fît ses délices du bel art de la parole, elle avait déjà accompli bien des choses dignes de mémoire dans la paix et dans la guerre. »

801.

Ibid. 53 sq.

802.

Ibid. 53 : « lui qui ôta le pouvoir à son collègue, pour faire disparaître de la cité le souvenir du nom des rois ».

803.

Ibid. 57 : « Mais le premier Romain qui fut irréfutablement éloquent et réputé tel, et qui en a laissé le souvenir, est Marcus Cornelius Ceteghus. » (traduction J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1923).

804.

Ibid. 60 : « et sans le témoignage unique d’Ennius sur cette éloquence, le nom de Ceteghus aurait été, par l’effet du temps, comme beaucoup d’autres peut-être, enseveli dans l’oubli. »

805.

A. Gowing, « Memory and silence in Cicero’s Brutus », Eranos 98, 2000, 39-64, souligne que ce travail de mémoire critique est donc dévolu à l’orateur, spécialiste de cette faculté (p. 50) : « … Cicero begins with the example of Lucius Brutus, noting that it was Brutus’ ancestor who drove out the Tarquins in 509, freeing Rome from “eternal slavery” (perpetuo dominatu), and founded the Roman Republic. In the process he obliterated “from the state all memory of the title king” (e ciuitate regalis nominis memoriam, 53). In Cicero’s view, this could only have been accomplished by a man skilled in oratory. By inference, then, the orator has the ability to destroy memory and to create or foster it, as Cicero does in the text itself and as he will enjoin Brutus to do at the end (331). »

806.

Tite-Live aura les mêmes préventions à l’encontre des éloges funèbres qui, partiaux, sont des sources peu fiables et risquent de déformer la mémoire historique (VIII, 40) De la même façon, Cicéron distingue le travail de l’historiographie et celui de la poésie épique. Ainsi, M. Ruch, Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron…, p. 247, évoque le cas du chêne de Marius auquel Cicéron a consacré un poème : « Cicéron nvité à dire si le chêne de Marius, chanté dans son poème est un produit de l’imagination ou s’il existe vraiment fait une distinction entre vérité poétique et vérité historique, les lois des deux genres étant différentes : alias in historia leges obseruandas putare, alias in poemate. A la manière du dialogue socratique, nous aboutissons d’abord à une conclusion particulière : “toute réalité se dédouble en poésie et vérité.” » M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, observe que ce ne sont pas les mêmes exigences (p. 66) : «  Toute différente est l’opposition des historiens aux poètes, de la réalité à la fiction, et la distinction fondamentale que fait Cicéron dans tous ses travaux entre les exemples poétiques et les exemples historiques correspond à une pensée critique. L’auteur du De legibus l’exprime en son nom, en déclarant que c’est une sottise d’exiger la même exactitude dans un poème, fût-il historique, que dans l’histoire. L’un doit plaire, l’autre a pour fin la vérité. Eclairé par une notion de la distinction des genres qui remonte au moins à Aristote, Cicéron se refuse à confondre fiction et réalité (leg. I, 1, 4, 5 ; Aristote, Poétique 1451 b.) »

807.

CIC., Brut. 62 : « Les familles les conservaient comme des titres d’honneur et comme des documents, soit pour en faire usage lorsqu’un de leurs membres venait à mourir, soit pour perpétuer le souvenir de la gloire domestique, soit pour faire valoir tout ce qu’on avait de noblesse. »

808.

Ibid. 66 : « De même l’éclat de Caton a été masqué par l’éloquence de nos orateurs plus modernes, comme par l’ombre d’une construction plus haut montée. »

809.

Ibid. 67 : « Mais voyez l’ignorance de nos Romains ! Chez les Grecs ils goûtent ce qui est antique et font leurs délices de cette simplicité qu’ils qualifient d’attique, et cette simplicité, ces gens ne savent même pas qu’elle existe chez Caton ! »

810.

Ibid. 181 : « Je vois très bien que je m’attarde à mentionner des hommes qui n’ont eu ni la réputation ni le talent d’orateurs et que je passe sous silence des noms anciens qui mériteraient une mention et même des éloges. Mais ces noms me sont inconnus. »

811.

Ibid. 181 : « Quels renseignements en effet l’âge précédent peut-il nous fournir sur des hommes dont aucun document ne parle, ni témoignages contemporains, ni écrits personnels ? » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1923).

812.

C’est avec nostalgie qu’il observe la dégradation de la mémoire historique, parallèle à celle de la mémoire collective, qui correspond à une régression. Ainsi, il constate par la bouche d’Antoine l’oubli progressif de la personnalité des orateurs attiques et de leur style vigoureux et vivant, au profit d’orateurs plus ternes, moins énergiques. Avec l’oubli de Démosthène et de ses confrères, c’est l’art oratoire qui perd de sa consistance et qui va vers le déclin, manifeste chez un Démocharès ou un Démétrius de Phalère (De or. II, 94). Les contraintes matérielles, historiques, qui provoquent l’oubli du passé, suscitent également une perte morale, de substance, et une décadence irrémédiable (De or. II, 95) :

posteaquam extinctis eis omnis eorum memoria sensim obscurata est et euanuit, alia quaedam dicendi molliora ac remissiora genera uiguerunt.

« Tant qu’ils trouvèrent des imitateurs, avec le même goût se maintint le même genre d’éloquence. Mais lorsqu’après leur mort leur souvenir se fut peu à peu obscurci, évanoui, une autre manière vint en faveur, plus molle et plus lâche. »

813.

CIC., Brut. 244 : « L’ordre chronologique, que je suis, me fait nécessairement rencontrer des noms connus et des souvenirs contemporains. D’autre part je veux, en allant chercher partout les noms de ceux qui ont osé prendre la parole devant la foule, faire voir bien clairement que les orateurs vraiment dignes de mémoire sont en très petit nombre, et que ceux qui, à un titre quelconque, ont pu être qualifiés d’orateurs ne sont pas si nombreux. »

814.

Ibid. 269 : « Tous ceux en effet qui un jour ou l’autre ont osé se lever et ouvrir la bouche sont cités par toi et c’est par oubli sans doute que tu n’as rien dit de Marcus Servilius. »

815.

Ibid. 270 : « mais cette énumération répond aussi à un dessein que je poursuis : je veux que vous compreniez bien, d’abord que dans la grande foule des hommes, le nombre n’est pas grand de ceux qui ont osé prendre la parole ; ensuite que sur ce nombre même bien peu ont mérité d’être loués. »

816.

E. Rawson, « Cicero the historian and Cicero the antiquarian », JRS 62, 1972, 33-45, qualifie le Brutus de “Cicero’s most sustained, sensitive and successful historical achievement” (p. 41-42).