c. Le crédit conféré par la memoria

Est donc historique le fait digne de mémoire. C'est la memoria qui donne tout son crédit à un événement historique. Dès lors, se souvenir de celui-ci, c'est reconnaître sa valeur : la memoria est validante, comme l’expose l'orateur dans le De legibus ; il explique qu'il croit à la divination à cause du souvenir laissé par les exemples historiques, comme celui d'Attius Navius :

‘… neque Atti Naui nomen memoria floreret tam diu, nisi omnes hi multa ad ueritatem admirabilia dixissent. 817

La memoria authentifie le fait et même elle le vivifie, comme le laisse supposer la métaphore végétale désignant l'épanouissement du nom d’Attius Navius dans la mémoire des hommes 818 .

De ce fait, Cicéron entoure du plus grand respect la memoria, ainsi que son objet : tout le contenu de la memoria mérite d'être examiné avec un préjugé favorable.

D’abord, le rappel du passé confère à son discours l’autorité des exempla qu’il propose :

‘Commemoratio autem antiquitatis exemplorumque prolatio summa cum delectatione et auctoritatem orationi affert et fidem. 819

Car le passé est conçu comme prestigieux, le plus grand respect entoure les vestiges d’un âge antérieur supposé plus grave et plus digne, surtout en une période aussi critique que la fin de la République.

Ensuite, de façon très pratique, la memoria est la source d’analogies entre les exempla, qui permettent d’évoquer similitudes et différences, selon les besoins de la démonstration, comme le confirment M. Rambaud et L. Marchal 820 ; ainsi est rappelé le bon usage que fit Crassus de ces exempla dans une argumentation :

‘Quae commemoratio exemplorum ualuit, eaque uos in respondendo uti multum soletis. 821

Ce qui est digne de mémoire, donc d'être rapporté, constitue en fait une mine d'exempla, utiles à l’orateur comme au moraliste, qui trouve dans l'histoire des modèles pour alimenter sa réflexion. Cette idée est une constante, présente dans les exemples suivants, du De legibus en 52 jusqu’au Cato maior en 44 en passant par les Tusculanes en 45. Ainsi dans le Cato maior, Cicéron évoque un fait exemplaire, confié à la tradition, selon lequel des ambassadeurs lacédémoniens venus à Athènes firent place à un vieillard au théâtre alors qu'il ne trouvait pas de siège parmi les spectateurs athéniens. Manifestant leur respect de la vieillesse, ils entrent ainsi dans l’arsenal d'exemples édifiants capables de frapper n'importe quel lecteur, parce que présents dans la mémoire de tous :

‘Quin etiam memoriae proditum est, cum Athenis ludis quidam in theatrum grandis natu uenisset, magno consessu, locus nusquam ei datum a suis ciuibus 822

La memoria permet de comparer les faits exemplaires à différentes époques. Elle est un appui indispensable pour porter un jugement d’ensemble sur la valeur de la société romaine. Ainsi, Cicéron fustige la corruption généralisée des chefs romains, demandant à Atticus d'examiner tout le cours de l'histoire :

‘Nam licet uidere, si uelis replicare memoriam temporum, qualescumque summi ciuitatis uiri fuerint, talem ciuitatem fuisse 823

Dans cette perspective, les lieux de mémoire prennent une place particulière, car ils concentrent en eux la charge symbolique des objets ou êtres dignes de mémoire, méritant pour cette raison une dévotion particulière en tant que supports de la mémoire ; ils suscitent alors une forme de nostalgie, en éveillant le souvenir d'un monde passé et regretté. C'est avec une évidente satisfaction intellectuelle que Cicéron expose dans les Tusculanes sa redécouverte du tombeau d'Archimède 824 oublié des Siciliens eux-mêmes :

‘Ita nobilissima Graeciae ciuitas, quondam uero etiam doctissima, sui ciuis unius acutissimi monumentum ignorasset, nisi ab homine Arpinate didicisset. 825

Les Syracusains retrouvent la mémoire grâce à leur questeur arpinate, qui avait, lui, conservé — dans sa mémoire ! — les vers qui désignaient le site de cette tombe à l'aide de certains indices :

‘Tenebam enim quosdam senariolos, quos in eius monumento esse inscriptos acceperam, qui declarabant in summo sepulcro sphaeram esse positam cum cylindro. 826

Mais son respect pour les lieux de mémoire se manifeste particulièrement au début du livre V du De finibus. Il y raconte à Brutus son arrivée à Athènes en compagnie de ses amis Pison Frugi et Atticus, de son frère Quintus et de son cousin Lucius. Tous éprouvent soudain une crainte enfantine, plus impressionnés par la charge de souvenir des lieux qu'ils traversent, liés à des hommes dignes de mémoire, que par la lecture de leurs œuvres, selon Pison Frugi :

‘… ut, cum ea loca uideamus in quibus memoria dignos uiros acceperimus multum esse uersatos, magis moueamur, quam si quando eorum ipsorum aut facta audiamus aut scriptum aliquod legamus? 827

En effet, ces lieux ont un pouvoir d'incarnation 828 ; les jardins d'Academos actualisent la mémoire de Platon aux yeux de Pison Frugi :

‘cuius (Platonis) etiam illi hortuli propinqui non memoriam solum mihi afferunt, sed ipsum uidentur in conspectu meo ponere. 829

De même, Quintus qui vient de passer à Colone s’y représente l'arrivée d'Œdipe ; les participes présents qui le peignent en action traduisent ses interrogations sur le site :

‘Me quidem ad altiorem memoriam Œdipodis huc uenientis et illo mollissimo carmine quaenam essent ipsa haec loca requirentis… 830

Atticus, lui, ne peut pas oublier Epicure en parcourant les jardins qui rendent son souvenir présent :

‘… sum multum equidem cum Phaedro, quem unice diligo, ut scitis, in Epicuri hortis, quos modo praeteribamus, sed ueteris prouerbi admonitu uiuorum memini, nec tamen Epicuri licet obliuisci… 831

Ces lieux ont un tel pouvoir, selon les préférences philosophiques et poétiques de chacun, qu'ils méritent à juste titre, à cause des souvenirs afférents, d'être intégrés, dit Pison Frugi, dans l'art de la mémoire comme loci ; en effet, supports de la mémoire, ils permettent à l’esprit qui les visualise et les parcourt virtuellement, de retrouver les idées qu’on leur aura associées et leur enchaînement par ce pouvoir d’incarnation évoqué par Pison Frugi au sujet de Platon :

‘tanta uis admonitionis inest in locis, ut non sine causa ex iis memoriae ducta sit disciplina. 832

Pourquoi ? Au-delà de cette « force d'évocation » affective Cicéron dévoile l'implication morale de la mémoire, qui transmet à travers ces lieux et les souvenirs qu'ils renferment, des modèles passés, dont il faut adopter les vertus exemplaires — Pythagore, Carnéade (V, 4) ; Démosthène (V, 6) — ; cette découverte du passé est liée à une éducation morale que Pison Frugi conseille au jeune Lucius Cicéron. A Athènes, celui-ci est émerveillé par cette visite des lieux de mémoire, qui lui permet de « poser le pied dans l’histoire » (V, 5 : quacumque enim ingredimur, in aliqua historia uestigium ponimus) ; il doit dépasser la simple curiosité, pour découvrir ces hommes du passé et leur philosophie et s’inspirer d’eux ; la memoria les offre comme modèles, révélant ainsi sa vertu éducative :

‘Tum Piso : Atqui, Cicero, inquit, ista studia, si ad imitandos summos uiros spectant, ingeniosorum sunt ; sin tantum modo ad indicia ueteris memoriae cognoscenda, curiosorum. Te autem hortamur omnes, currentem quidem, ut spero, ut eos, quos nouisse uis, etiam imitari uelis. 833

Une fois de plus, la légitimité de ces maîtres athéniens dépend du souvenir qu'ils laissent. L'existence même de ce souvenir authentifie et justifie leur action et leur pensée : la memoria imprègne de son auréole tous les objets qu'elle englobe 834 .

C'est ainsi que Caton, dans le De finibus, reconnaît le prestige de cette faculté aux yeux du monde. La uirtus, par exemple, est dans toutes les mémoires, comme un objet hautement désirable. Le crédit dont elle jouit est exprimé par les deux adjectifs memorabilem et gloriosum, une fois de plus associés :

‘Si enim sapiens aliquis miser esse possit, ne ego istam gloriosam memorabilemque uirtutem non magno aestimandam putem. 835

Caton en profite pour contredire l'opinion et définir la ligne stoïcienne : même si elle est ratifiée par la memoria, la quête de la uirtus ne peut être proposée que si l'on démontre qu'elle procure le bonheur.

Dans le De diuinatione, le culte des dieux lui-même est validé par les souvenirs tangibles que les Anciens en ont laissés, les monumenta, selon Quintus, qui les approuve :

‘Rite igitur ueteres quorum monumenta tenetis… praecipue coluere uigenti numine diuos. 836

La mémoire historique fondée sur des documents — les monumenta — accrédite donc la réalité des pratiques religieuses. Toutefois, Quintus détourne la portée authentificatrice de la memoria et pousse la démonstration jusqu’à l’absurde : il tire argument de l’existence historique des rites pour prouver celle des dieux. Il considère que pour réfuter l'existence des dieux, il faudrait effacer la mémoire des rites, détruire toutes les traces de dévotion passées, brûler les annales :

‘Negemus omnia, comburamus annales, ficta haec esse dicamus, quiduis denique potius quam deos res humanas curare fateamur 837

Nier les dieux reviendrait à nier l'activité humaine et la mémoire universelle, bref à effacer l'histoire de l'humanité. Avec naïveté ou mauvaise foi, Quintus profite ainsi du crédit de la memoria pour authentifier l’existence des dieux comme un fait historique.

Ainsi la moindre fable prend valeur de fait historique dans la bouche de Quintus, qui accorde tout son crédit — comme l’atteste l’expression proditum memoriae est dans le texte suivant — à l'aventure d'un paysan invité par un rêve à demander au Sénat de recommencer les jeux votifs souillés par le passage d'un esclave battu. Intimidé, il néglige son devoir ; puni par les dieux, il finit par se présenter au Sénat qui reconnaît la valeur du songe en obéissant à la volonté divine :

‘Itaque somnio comprobato a senatu ludos illos iterum instauratos memoriae proditum est. 838

Le raisonnement radical de Quintus est poussé à l'extrême par Antiochus dans le Lucullus. Rendu furieux par deux ouvrages de son maître Philon, il demande à son ami Héraclite de Tyr s'il s'en souvient. Il applique ainsi une mémoire sélective, celle de la mauvaise foi, aux travaux de Philon, en les effaçant de ses souvenirs comme s’ils n’avaient jamais existé :

‘At ille Heracliti memoriam inplorans, quaerere ex eo, uiderenturne illa Philonis, aut ea num uel e Philone, uel ex ullo Academico audiuisset aliquando? 839

Le même principe est appliqué par Quintus dans le De diuinatione et par Antiochus dans le Lucullus. On peut le rapporter à la démonstration de Lucullus qui vouait une confiance absolue à la memoria alimentée par les sens : selon lui, tout objet retenu par la memoria était forcément vrai. De la même façon, il suffit selon Quintus et Antiochus de faire disparaître un fait de la mémoire pour annuler sa réalité historique. Cette conception simpliste ne peut satisfaire Marcus Cicéron. Il contredisait Lucullus et faisait de la memoria un outil de discrimination du vrai et du faux dans l’examen des souvenirs procurés par les sensations. De la même façon, il combat les superstitions de Quintus dans le De diuinatione et réplique à sa crédulité face aux rêves en retournant contre lui l’arme de la memoria. Le philosophe en use pour examiner la signification prémonitoire des rêves, définis par son frère Quintus comme un moyen de communication entre les dieux et les hommes. A partir de sa démonstration, nous observerons le statut de la memoria dans l'esprit de l'homme. Marcus constate d'emblée que les rêves sont oubliés au réveil, la plupart du temps : de ce fait peu de gens obéissent aux rêves ou s'en souviennent. Il est donc peu vraisemblable d'imaginer que les dieux envoient des avertissements sous cette forme évanescente qui laisse un souvenir peu précis :

‘Quid est igitur cur his hominibus consulens deus somniis moneat eos qui illa (somnia) non modo cura, sed ne memoria quidem digna ducant. 840

S'ils ne sont pas dignes de mémoire, les rêves se trouvent discrédités. On trouve une explication psychosomatique du phénomène onirique chez Aristote 841 , selon lequel, une fois le corps engourdi par le sommeil, donc inutilisable, l'esprit est la proie de visions déterminées par le souvenir des actions ou des pensées formées à l'état d'éveil, qu'il ne peut désormais plus accomplir :

‘Is cum languore corporis nec membris uti nec sensibus potest, incidit in uisa uaria et incerta ex reliquiis, ut ait Aristoteles, inhaerentibus earum rerum quas uigilans gesserit aut cogitauerit 842

Marcus illustre cette théorie d'un exemple personnel, un rêve inspiré par la réalité de l’état de veille ; l'esprit affaibli par le sommeil accomplit en songe une action que son corps engourdi interdit. Ainsi, il rêve que Marius lui ordonne de se rendre dans son monument, parce que, éveillé, il s'est rappelé la fermeté d'âme du général face à son sort qui doit lui servir de modèle à un moment critique :

‘… ut mihi temporibus illis multum in animo Marius uersabatur recordanti quam ille grauem suum casum magno animo quam constanti tulisset 843

Les rêves apparaissent comme un simple écho de l'empreinte déposée dans l'esprit à l'état de veille :

‘Inerant enim in utriusque nostrum animis uigilantium cogitationum uestigia. 844

Une fois analysée cette origine des rêves, ancrée dans la réalité de la veille, Cicéron leur dénie toute valeur prémonitoire parce qu'ils échappent à la mémoire 845 . Deux raisons expliquent cette évanescence. Cicéron constate que les rêves prophétiques ne se reproduisent pas. Ainsi, il ne se rappelle que le songe de Marius et observe avec ironie que ses autres nuits de sommeil sont inutiles, car non productives dans le strict domaine de l'oniromancie :

‘Mihi quidem praeter hoc Marianum nihil sane quod meminerim. Frustra igitur consumptae tot noctes tam longa in aetate. 846

Le persiflage antiphrastique marqué par l'emploi des intensifs (tot, tam) renforce l'impression de gâchis lié à des potentialités inexploitées.

Par ailleurs, le nombre infini des rêves et leur renouvellement permanent interdisent leur mémorisation, et donc toute tentative d'élaboration d'une méthode d'analyse fiable :

‘quo modo igitur haec infinita et semper noua aut memoria conplecti aut obseruando notare possumus ? 847

Seule la memoria permet de bâtir un système de références ordonné, tout en validant l'existence des objets du souvenir. Elle discrédite ceux dont elle ne peut s’emparer. Cicéron en use comme d’une arme pour réfuter la valeur d’une technique divinatoire. La memoria devient ainsi un outil de jugement rationnel et critique appliqué à l'examen des faits qui lui sont soumis : c’est elle qui détermine leur degré de réalité.

Notes
817.

CIC., leg. II, 33 : « un souvenir aussi éclatant n’entourerait pas depuis si longtemps le nom d’Attius Navius, si tous ces augures n’avaient annoncé beaucoup de choses étonnantes mais conformes au vrai. »

818.

M. Ruch, « Le thème de la croissance organique dans la pensée historique des Romains, de Caton à Florus », ANRW I, 2, 827-841, nuance cette image du développement végétal appliquée à l’histoire de Rome, héritée de Caton : « … dans le Brutus, le jugement purement esthétique cède la place à une authentique histoire de l’évolution culturelle. Et cependant cette lente montée de l’art de la parole à travers les générations, cet effort ininterrompu vers un perfectionnement vaguement entrevu, ne sont pas démontrés dans leur relation avec le milieu social, et l’idée de croissance, même si l’on rencontre de temps en temps des comparaisons avec les fruits de la terre, les saisons et les climats, revient plutôt à celle d’élaboration. Le processus se caractérise par des additions successives, chaque âge juxtaposant quelque chose de nouveau à ce qu’il a reçu des précédents : donc vision plus rationaliste que vitaliste, bien que, Tusc. II, 5, le phénomène soit ramené à une loi de la nature. »

819.

CIC., Orat. 120 : « D’autre part le rappel de l’antiquité et l’allusion aux précédents historiques ajoutent au discours, avec beaucoup d’agrément, à la fois de l’autorité et du crédit. »

820.

M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, recense les exempla représentatifs cités par Cicéron dans son œuvre (p. 27-36), nécessaires à l’orateur (p. 27) : « De l’histoire nationale, il a extrait des exemples politiques, juridiques et moraux, si nombreux qu’un inventaire détaillé atteint des proportions imposantes. » La formation historique de l’orateur apparaît comme obligatoire pour accroître la réussite de son discours (p. 36) : « Une notion apparaît clairement : l’exemple doit être emprunté au passé, et il crée un précédent en faveur de la cause soutenue. L’histoire est ainsi servante de l’éloquence. Il est facile de retrouver dans les écrits théoriques de Cicéron cette notion de similitude (Part. orat. 40 ; 44 ; Top. 44 ; De or. II, 116). Il conçoit bien l’exemple comme un moyen d’embellir le discours en le rendant plus persuasif. »

M. Ruch, « L’histoire romaine dans le De officiis », Caesarodunum 6, 1971, 111-122, note au demeurant (p. 112) que « c’est l’ajustement de l’exemplum à l’idée qui importe, en premier lieu. » Sur l’adaptation de l’exemplum au point de vue de l’orateur, cf. K. A. Sinkovich, « Cicero historicus », Rivista di studi classici 63, 1974, 164-175. L. Marchal, « L’histoire pour Cicéron », LEC 55, 1, 1987, 41-64, note l’importance de la culture historique pour l’orateur, car elle lui permet de manier les exempla susceptibles de persuader ses auditeurs (p. 47-48) : « Le Brutus prolonge ainsi l’esprit du De oratore et de l’Orator : les jugements que Cicéron y porte sur la formation historique de certains orateurs, ainsi que sur sa propre réussite, montrent bien l’utilité de l’histoire pour l’art oratoire. S’il connaît l’histoire et s’il l’emploie judicieusement, l’orateur se concilie la force du passé : il peut évoquer des enfers les “témoins les plus sûrs”. Servante de l’éloquence, l’histoire est donc invoquée pour l’efficacité oratoire de ses exempla… Pour peu que l’orateur se soucie de la justesse des exempla qu’il utilise, il possède alors un redoutable moyen de persuasion : le présent trouve de cette manière son fondement dans le passé. On comprend facilement la portée d’un tel argument auprès d’un public romain fortement attaché au mos maiorum. Grand utilisateur d’exempla historiques, Cicéron définit pour sa part les fonctions de l’exemplum en deux types généraux : l’argumentation, qui établit la fides du discours, et l’ornementation, qui vise à l’agrément… L’utilisation d’exemples historiques apparaît donc logique et avantageuse pour l’art oratoire. Logique, par la valeur intrinsèque de l’exemple. Avantageuse, quand la valeur même de l’exemple historique se double du respect et de l’admiration que tout Romain porte au passé de Rome. » Cf. E. Cizek, « La poétique cicéronienne de l’histoire », BAGB, 1988, 1, 16-25, p. 17.

821.

CIC., Top. 44 : « La mention de ces exemples ne fut pas sans effet, et, dans vos consultations, vous avez l’habitude d’en citer souvent. »

822.

CIC., Cato 63 : « Bien mieux : on rapporte que, à Athènes, pendant des jeux, comme un vieillard était entré dans le théâtre au milieu d’une grande affluence, aucun de ses concitoyens ne lui offrit de place ».

823.

CIC., leg. III, 31 : « Car on peut observer, si l’on remonte le cours de l’histoire, qu’un pays a toujours été tel que furent dans ce pays les hommes du plus haut rang. »

824.

Cf. M. Jaeger, « Cicero and Archimedes tomb », JRS 92, 2002, 49-61, en particulier p. 57-58. M.-J. Kardos, « Cicéron et les monumenta », REL 82, 2004, 89-101, p. 94, analyse la fierté retirée de cette découverte archéologique : « Le monumentum ne joue son rôle que dans la mesure où Cicéron, pour mener cette fouille en bon archéologue, se réfère aux textes, grâce à sa mémoire d’homme cultivé… A cette époque de sa vie, il propose en quelque sorte son propre exemple pour illustrer la leçon du monumentum que ses écrits sauvent de l’oubli. »

825.

CIC., Tusc. V, 66 : « Ainsi la cité de la Grèce la plus célèbre et même à un moment la plus savante aurait ignoré le monument du plus génial de ses fils, si un enfant d’Arpinum ne le lui avait fait connaître. »

826.

Ibid. V, 64 : « Il faut dire que je connaissais certains petits sénaires, lesquels, d’après une tradition, auraient été gravés sur le monument : il y était dit clairement que, au sommet du tombeau, on avait placé une sphère avec un cylindre. »

827.

CIC., fin. V, 2 : « Mais, quand nous voyons les lieux où nous savons que les hommes dignes de mémoire ont beaucoup vécu, nous sommes plus émus que quand nous entendons parler d’eux ou que nous lisons quelqu’un de leurs écrits ? » »

828.

M. Ruch, Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron…, p. 248, souligne l’importance de ces monumenta dans les préambules de dialogue en tant que marques de l’histoire passée, pour rendre la suite du dialogue crédible et l’insérer dans une certaine continuité intellectuelle. Ces monumenta donnent à l’esprit l’appui d’une représentation concrète (p. 254) : « Insistant sur le pouvoir de rappel des lieux (fin. V, 2 : tanta uis admonitionis inest in locis), il déclare l’évocation dans la mémoire des hommes, de ces grandes figures du passé supérieure à tous les monuments, conception, au demeurant typiquement romaine de l’immortalité. “Pour l’homme qui a le sens de l’histoire, le grand passé peuple d’évocations un endroit ou un paysage célèbre et le décor à son tour confère aux souvenirs historiques leur réalité tangible.” » M. Ruch commente ainsi (p. 278) la découverte des monumenta des grands hommes athéniens par Pison et les autres, qui leur servent de modèles (fin. V, 2) : « Ainsi, transposant en Grèce le sentiment historique et le respect des ancêtres, comme dans le De oratore et dans le De legibus, Cicéron confère à la puissance évocatrice de l’endroit le pouvoir de susciter des idées qui amorcent un entretien. La vue du lieu entraîne l’évocation des grandes figures du passé, telles que la littérature (Platon) ou simplement le temps les a immortalisées. Et chaque interlocuteur, faisant son propre portrait d’après ses sympathies particulières, de citer son maître spirituel… comme le dira Renan à propos de Corneille, “l’admiration suscite l’imitation”. L’étude de la philosophie est le fondement de l’éloquence. »

829.

CIC., fin. V, 2 : « et les petits jardins, qui sont là près de nous, non seulement me rendent présente sa mémoire, mais me remettent pour ainsi dire son image devant les yeux. »

830.

Ibid. V, 3 : « Et précisément je remontais dans le passé jusqu’à Œdipe arrivant ici et demandant, en des vers si touchants, quels sont ces parages… » La force d’évocation du site est telle qu’elle contraint Quintus à remonter dans le temps, comme le suggère l’adjectif métaphorique altus, renforcé par le comparatif.

831.

Ibid. V, 3 : « … il m’arrive souvent, en compagnie de Phèdre, que j’aime, vous le savez, d’une affection toute particulière, d’aller dans les jardins d’Epicure, devant lesquels nous venons de passer. Mais si, docile à l’avis du vieux proverbe, je pense aux vivants, il n’est cependant pas possible d’oublier Epicure… » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1930).

832.

CIC., fin. V, 2 : « Les lieux ont un tel pouvoir de rappel que, non sans raison, on les a utilisés pour créer un art de la mémoire. »

833.

Ibid. V, 6 : « Fais attention, Cicéron, dit Pison : des goûts comme ceux que tu as là, quand c’est l’imitation des grands hommes que l’on vise, sont le propre de la fécondité de l’esprit ; mais se contenter de chercher à connaître ce qui témoigne d’un antique passé, c’est <simplement> faire preuve de curiosité. Or nous t’y exhortons tous, les hommes sur le compte desquels tu te proposes de t’instruire, propose-toi en outre, et même, je l’espère, très vite, de les prendre pour modèles. »

834.

Sur la nostalgie et le goût de Cicéron pour le passé, pour les vestiges associés aux philosophes, qui le pousse même à empêcher en 51 la destruction de la maison d’Epicure voulue par C. Memmius, pourtant dédicataire du De rerum natura, cf. P. Boyancé, « Les méthodes de l’histoire littéraire : Cicéron et son œuvre philosophique », REL 14, 1936, 288-309, repris dans Etudes sur l'humanisme cicéronien…, 199-221, p. 210. Cf. aussi M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, p. 63-64, sur son érudition et son intérêt pour les vestiges archéologiques, qu’il s’agisse du tombeau d’Archimède, des Tituli des magistrats du passé, des statues anciennes…

835.

CIC., fin. III, 11 : « Car, s’il était possible qu’un sage ne soit pas heureux, vraiment cette vertu glorieuse et digne de mémoire, il ne me paraîtrait pas qu’elle soit beaucoup à priser. » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1930).

836.

CIC., diu. I, 21 : « C’est donc avec raison que les Anciens, dont vous gardez des souvenirs tangibles… ont eu pour premier soin d’honorer la puissance efficace des dieux. »

837.

Ibid. I, 33 : « Contestons tout, brûlons les annales, disons que ce ne sont là que fictions et affirmons n’importe quoi plutôt que d’admettre que les dieux s’occupent des choses humaines ! »

838.

Ibid. I, 55 : « La tradition dit que, le sénat ayant reconnu la valeur du songe, on recommença ces jeux une deuxième fois. »

839.

CIC., Luc. 11 : « Mais il invoquait la mémoire d’Héraclite et lui demandait si pareils livres lui semblaient être de Philon, ou s’il avait jamais entendu Philon ou un autre Académicien exprimer ces idées. » Sur l’anecdote d’Antiochus et d’Héraclite, cf. C. Lévy, Cicero academicus..., p. 49 ; C. Santini, « Il Lucullus e Cicerone dinnanzi ai disagi della memoria », Paideia 55, 2000, 265-290, p. 276-277.

840.

CIC., diu. II, 125 : « Quelle raison y a-t-il donc pour que le dieu, veillant sur ces hommes, les avertisse par des songes alors qu’ils jugent ceux-ci indignes d’être pris en compte ou même d’être retenus » (trad. G. Freyburger et J. Scheid modifiée, Paris, Belles lettres, 1992, La roue à livres).

841.

P. Moraux, « Cicéron et les ouvrages scolaires d’Aristote », Ciceroniana N. S. 1975, 81-96, rappelle la source aristotélicienne (p. 93) : « Le témoignage de Cicéron rappelle l’explication qu’Aristote propose au chapitre 3 du De insomniis, et dont on retrouve même plusieurs formules dans le texte latin. » Cf. Aristote, De insomn. 3, 461 a 3-5 ; 18 ; 21. Lucrèce évoque de même l’activité de la mémoire pendant le sommeil, responsable des mensonges des rêves (De rerum natura IV, 765-767 ; 962-965).

842.

CIC., diu. II, 128 : « Lorsque, le corps engourdi, l’esprit ne peut se servir ni des membres ni des sens, il devient la proie de visions variées et troubles déterminées, d’après Aristote, par les traces des actions ou des pensées formées à l’état éveillé. »

843.

Ibid. II, 140 : « Ainsi, à cette époque, Marius préoccupait beaucoup mon esprit, puisque je me rappelais avec quelle grandeur d’âme et quelle fermeté il avait supporté son terrible sort. »

844.

Ibid. II, 140 : « Ainsi les traces des réflexions faites à l’état éveillé étaient restées dans nos esprits. »

845.

J.-C. Marcel et L. Mucchielli, « Un fondement du lien social : la mémoire collective selon Maurice Halbwachs », Mémoire de la technique et techniques de la mémoire, dir. C. Lenay et V. Havelange, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1999 (Technologies vol. 13 n° 2), 63-88, rappellent que M. Halbwachs aboutit à la même explication des rêves, fondés sur une mémoire morcelée (p. 68) : « Nous conservons en mémoire des “impressions d’enfance” qui fournissent la matière de nos rêves, mais ceux-ci n’ont aucun caractère de précision ni dans le temps, ni dans l’espace. De plus, ils sont déformés par le présent dès que nous nous y représentons fatalement sous notre forme actuelle et dans nos perceptions actuelles… En réalité, nos rêves mêlent donc en permanence le passé et le présent. »

846.

CIC., diu. II, 141 : « Moi en tout cas je n’ai assurément fait aucun autre rêve dont je me souvienne que celui concernant Marius. C’est donc en vain que j’ai employé tant de nuits pendant une vie aussi longue ! »

847.

Ibid. II, 146 : « De quelle manière pourrions-nous donc mémoriser ou consigner à l’aide d’observations ces songes en nombre infini et toujours nouveaux ? » (traduction G. Freyburger et J. Scheid modifiée, Paris, Belles lettres, 1992, La roue à livres).