B. Mémoire et continuité de la trame historique : l’homme de mémoire est un homme de pouvoir

Lorsqu'un homme est jugé digne de mémoire, il gagne une forme de respectabilité. L'homme de bien, c'est celui dont on se souvient.

Ainsi, dès le début du De republica, Cicéron justifie la rédaction de ce dialogue de philosophie politique par sa double compétence : il a exercé une activité politique au plus haut niveau, considérable puisque jugée "digne de mémoire", et mené une réflexion théorique reconnue ; il juge son intervention plus légitime que celle d'hommes qui n'auraient abordé qu'un seul pan du domaine politique, manquant soit de pratique, soit de recul :

‘Quibus de rebus, quoniam nobis contigit ut idem et in gerenda re publica aliquid essemus memoria dignum consecuti et in explicandis rationibus rerum ciuilium quandam facultatem… 848

Le dialogue qu'il met en scène est animé par Scipion Emilien en 129 ; il veut faire revivre le souvenir de cette discussion, en légitimant le développement de sa théorie politique par son ancrage dans le passé et en l'appuyant sur des citoyens jugés exemplaires :

‘Nec uero nostra quaedam est instituenda noua et a nobis inuenta ratio, sed unius aetatis clarissimorum ac sapientissimorum nostrae ciuitatis uirorum disputatio repetenda memoria est… 849

A l'instar de Cicéron, ces citoyens modèles ont eux aussi recours à leurs souvenirs personnels du passé pour nourrir leur réflexion d'exempla. Ainsi, Philus évoquant la sphère d'Archimède, reconnaît qu'il n'a rien inventé, mais qu'il a gardé en mémoire l'explication donnée par Gallus :

‘Nihil noui uobis adferam neque quod a me sit cogitatum aut inuentum ; nam memoria teneo C. Sulpicium Gallum, doctissimum, ut scitis, hominem… sphaeram quam M. Marcelli auus, captis Syracusis, ex urbe locupletissima atque ornatissima sustulisset… iussisse proferri. 850

La memoria, faculté de conservation, transmet un fonds commun de références qui le méritent. Un objet ou un individu dont l'humanité se souvient justifie par là-même qu'on lui accorde de l'attention. Etre digne de mémoire, c'est être digne de soin et d'estime. De ce fait, la mémoire légitime les citoyens méritants, ce que révèle le contraste offert, dans le De republica, par le traitement des Tarquins et des Scipions. L'action des Tarquins est tellement infâme qu'ils ne méritent plus que leur nom soit associé au pouvoir à Rome ; d'où l'exil par les Romains de tous les Tarquins, y compris Collatin, pourtant ennemi du roi, mais qui a le tort de porter le même nom. Cette éviction a pour but d'effacer le nom des Tarquins de la conscience romaine, forme archaïque de damnatio memoriae :

‘… nostri maiores et Conlatinum innocentem suspicione cognationis expulerunt et reliquos Tarquinios offensione nominis. 851

Inversement, au livre VI, par le jeu de la memoria, le souvenir de Scipion l'Africain est commémoré à travers Scipion Emilien. Il rencontre Massinissa en 149, qui s'exalte à sa vue, car il éveille en lui le souvenir indélébile du premier Africain qu'il a connu lors de la deuxième guerre punique :

‘… conspicio in meo regno et his tectis P. Cornelium Scipionem cuius ego nomine recreor ipso ; itaque numquam ex animo meo discedit illius optimi atque inuictissimi uiri memoria. 852

Le mot memoria est associé à un individu jugé de façon très positive, dont les mérites sont reconnus de tous, et légitime ici un homme de pouvoir.

Mais la connotation laudative du terme s'étend aussi à celui qui fait preuve de mémoire, de l'objet au sujet, en l'occurrence son descendant qui, par l'acte de mémoire, se rend digne de son ancêtre et de son héritage, à l'intérieur d'une lignée. Relayer le souvenir des ancêtres, c'est en même temps reconnaître leur valeur, pérenniser leur action, poursuivre leur œuvre et renforcer ainsi le lignage. En effet, alors que le songe de Scipion commence, il voit avec effroi son grand-père, l'Africain, qui l’invite à se reprendre et à graver ses paroles dans sa mémoire :

‘Ades, inquit, animo et omitte timorem, Scipio, et quae dicam memoriae trade. 853

Il lui remet un patrimoine familial en faisant appel à sa mémoire ; il l'y intègre en lui promettant qu'il gagnera à la guerre le surnom qu'il lui a transmis en héritage :

‘… eritque cognomen id tibi per te partum quod habes adhuc hereditarium nobis. 854

Ainsi se fonde une dynastie, à travers le souvenir d'une mémoire familiale. Caton complètera ce raisonnement dans le dialogue tardif dont il est éponyme, en souhaitant au même Scipion Emilien de détruire Carthage et de parachever l'œuvre de son grand-père :

‘Quam palmam utinam di immortales, Scipio, tibi reseruent, ut aui reliquias persequare! 855

Par le jeu de la memoria, l'aïeul revivra à travers son descendant :

‘sed memoriam illius uiri omnes excipient anni consequentes 856

La mémoire unit ainsi les membres d'une même lignée, les identifie pour ainsi dire au point de façonner un héros familial, atemporel et éternel, sans âge, qui se manifeste dans chaque génération.

Cette préoccupation est constante. Ainsi, dans le De finibus, en 45, Caton le jeune félicite également Cicéron de préserver la mémoire de Lucullus en s'occupant de l'éducation de son fils qu'il lui a confiée par testament :

‘Praeclare, inquit, facis, cum et eorum memoriam tenes, quorum uterque tibi testamento liberos suos commendauit, et puerum diligis. 857

A travers Lucullus le jeune, Cicéron veut nourrir la mémoire de toute sa famille. C'est le souvenir de l’oncle 858 du jeune homme, Caepion, qui le porte à faire preuve d’une telle attention :

‘nam et aui eius memoria moueor… 859

La cohérence du présent avec le passé, conformément au mos maiorum 860 , voilà ce que réclame Cicéron, forgeant ainsi une histoire idéologique, offrant au lecteur un outil clair de jugement sur les faits passés en les retenant ou non parmi les memorabilia. Seule la memoria offre la garantie morale de cette continuité des vertus à Rome, ce qui explique le goût de Cicéron pour la connaissance du passé selon M. Rambaud et L. Marchal 861 .

Ainsi, en 46, le Brutus oppose successivement deux exemples représentatifs de ce jugement ; l’amour fraternel a effacé chez Caius Gracchus l’amour de la patrie :

‘Vtinam non tam fratri pietatem quam patriae praestare uoluisset ! 862

Son activisme politique introduit une discontinuité dans sa mémoire familiale, car, selon Cicéron, son talent lui aurait permis d’égaler son père et son grand-père (Scipion l’Africain), et donc, de se montrer digne de la memoria familiale :

‘Quam ille facile tali ingenio, diutius si uixisset, uel paternam esset uel auitam gloriam consecutus ! 863

Inversement, Caius Galba était un orateur estimé en mémoire de son père Servius, c’est-à-dire qu’il entrait en continuité par son talent avec le souvenir laissé par ce dernier, l’hérédité lui assurant un préjugé favorable :

‘Laudabant hunc (Galbam) patres nostri, fauebant etiam propter patris memoriam 864

L'appartenance à ces grandes familles marquées par la memoria, comme obligation à l'égard des ancêtres, inspire le respect et définit un homme de pouvoir 865 . Cicéron examine dès le De legibus, en 52, les structures qui doivent encadrer et favoriser ces hommes de mémoire. Il constate que la mémoire familiale transmet non seulement le souvenir des ancêtres, mais aussi les outils du pouvoir, notamment religieux. Ainsi, Atticus atteste que, pour éviter la disparition des rites à la mort du père, leur charge est affectée à son héritier :

‘At postea haec iura pontificum auctoritate consecuta sunt, ut, ne morte patris familias sacrorum memoria occideret, iis essent ea adiuncta, ad quos eiusdem morte pecunia uenerit. 866

La mémoire familiale offre donc à l'héritier une situation de pouvoir qui ne quittera pas la lignée, exclusive. Elle assure ainsi une forme de stabilité et constitue de fait un élément de pouvoir de l’élite 867 .

Ce que vient confirmer l'exemple de l'augure Appius Claudius, cité par Quintus dans le De diuinatione. Celui-ci, pour justifier la divination, valorise les augures, et parmi eux, Appius Claudius Pulcher, qui, d'après ses connaissances augurales, annonça les troubles de 63 que réprima Marcus. Quintus loue l'augure qui, seul, depuis des années, a gardé le souvenir des formules augurales et des techniques divinatoires :

‘solus (App. Claudius augur) enim multorum annorum memoria… diuinandi tenuit disciplinam. 868

Le détenteur de cette memoria jouit d'une supériorité sur ses concitoyens et du prestige qui en découle aux yeux de Quintus.

De façon plus théorique, Marcus Cicéron considère la memoria comme l'une des qualités nécessaires au sénateur, qui doit avoir une notion complète de l'Etat :

‘Videtis iam genus hoc omne scientiae, diligentiae, memoriae, de quo non paratus esse senator nullo pacto potest. 869

La memoria constitue avec la scientia et la diligentia un ensemble de qualités définissant l'homme d'Etat responsable, capable de tout prévoir, sans être pris au dépourvu, grâce à sa connaissance du passé, comme le soulignent J.-M. André et A. Hus, ainsi que L. Marchal 870 .

L'orateur explique l'importance de la memoria à la tête de l'Etat : elle assure sa continuité, donc sa stabilité, qui préserve à la fois les institutions et les citoyens et permet de le conserver tel quel. Marcus s'étonne de l'absence d'une memoria publica commune à tous les citoyens ; des gardiens des lois pourraient la préserver en rappelant ces lois 871 . En l'absence de documents officiels versés aux archives pour les confirmer, elles peuvent être interprétées ou détournées de mille façons :

‘Legum custodiam nullam habemus, itaque eae leges sunt, quas apparitores nostri uolunt : a librariis petimus, publicis litteris consignatam memoriam publicam nullam habemus. 872

Marcus invite ainsi à rédiger un code de lois qui les établisse de façon définitive : seule cette memoria collective peut les confirmer et les garantir à l'ensemble des citoyens ; elle garantirait ainsi à la Ville la conformité des lois aux desseins du législateur, la fidélité qu’elles assurent à ses origines. C'est un rêve de conservation/préservation qui poursuit Cicéron, confronté à l'instabilité chronique — bientôt au renversement — de la res publica : conserver la mémoire pour mieux préserver la cité.

Ainsi, l'homme de pouvoir doit manifester ses capacités de memoria, à la fois pour gouverner sagement et pour se révéler le digne successeur d'un ancêtre éminent. Il est alors doublement légitimé : par son appartenance à une dynastie qu'il reconnaît et par un caractère d'exception qui lui donne une appréciation hors du commun des besoins de la cité, fondée sur une connaissance approfondie du passé qui lui permet de prévoir l'avenir. Toutefois, les héros exemplaires cités par Cicéron se trouvent aussi légitimés a posteriori par le souvenir qu'ils laissent dans la mémoire romaine. On assiste à une forme d'héroïsation de l'homme dignus memoria dont la valeur est ainsi reconnue par ses concitoyens et par la postérité.

Notes
848.

CIC., rep. I, 13 : « J’ai bénéficié dans ce domaine du double privilège d’avoir atteint, en participant au gouvernement, des résultats dignes de rester dans l’histoire et d’avoir acquis une certaine aptitude à exposer les principes de la politique. »

849.

Ibid. I, 13 : « Mais il ne s’agit pas ici d’établir un système nouveau m’appartenant en propre et imaginé par moi. Non, je veux faire revivre le souvenir d’un débat qui eut lieu entre les hommes de notre cité les plus célèbres et les plus sages d’une même génération. »

850.

Ibid. I, 21 : « Je ne vous communiquerai rien de nouveau, ni que j’aie imaginé ou découvert moi-même ; il s’agit, en effet, d’un souvenir : on parlait un jour d’une semblable apparition à C. Sulpicius Gallus, un homme d’une science fort étendue, vous le savez… il demanda d’apporter la sphère enlevée par l’aïeul de M. Marcellus, après la prise de la très riche et très belle ville de Syracuse… »

851.

Ibid. II, 53 : « … nos ancêtres exilèrent alors aussi Collatin, tout innocent qu’il fut, parce que ses relations de parenté le rendaient suspect ; il en fut de même des autres Tarquins, parce que leur nom provoquait l’irritation. »

852.

Ibid. VI, 9 : « … je vois dans mon royaume et sous mon toit Publius Cornelius Scipion ; il me suffit d’entendre son nom, pour que je me sente revivre, tant il est vrai que le souvenir du héros généreux et invincible qui le portait ne quitte jamais mon cœur. »

853.

Ibid. VI, 10 : « Reprends-toi, Scipion, bannis la crainte et grave dans ta mémoire mes paroles. »

854.

Ibid. VI, 11 : « … et tu mériteras par tes propres actions le surnom que tu n’as fait, jusqu’ici, qu’hériter de moi. »

855.

CIC., Cato 19 : « Puisse cette palme t’être réservée, Scipion, par les dieux immortels, pour que tu achèves l’œuvre de ton aïeul ! »

856.

Ibid. 19 : « mais le souvenir de ce héros sera transmis à jamais par la suite des ans »

857.

CIC., fin. III, 9 : « Tu as parfaitement raison, reprit Caton, de conserver fidèlement la mémoire de deux hommes qui t’ont par testament recommandé leurs enfants ; <tu as raison aussi> d’aimer le jeune Lucullus.»

858.

Aui semble être une erreur de Cicéron ou du copiste, car Caepion est le frère de Servilia, épouse de Lucullus père. Aui pourrait avoir été copié pour auunculi (De republica, CUF, p. 10, apparat critique, conjecture de Scütz).

859.

CIC., fin. III, 8 : « d’abord j’y suis porté par le souvenir de son grand-père… »

860.

Cf. J. Gaillard, « Cicéron, la conquête et les conquérants », Ktèma 8, 1983, 129-140, p. 129-131 : « Il faut convenir que l’histoire, considérée comme “lieu”, c’est-à-dire comme source d’arguments, et, au-delà, comme source d’exemples, relève de la culture collective. C’est particulièrement vrai à Rome, serait-on tenté de dire : les institutions, les comportements, les valeurs morales, religieuses et politiques trouvent leur assise et leur justification implicite dans la tradition ou, plus exactement, se définissent en terme de continuité ou de rupture avec la notion très vaste et confuse à la fois de mos maiorum… Et sans doute Cicéron est-il tributaire d’une double tradition : celle du mos maiorum qui personnalise le passé en entretenant, au sein du groupe confus des maiores, une galerie de portraits exemplaires profondément inscrits dans la mémoire collective ; celle du récit épique qui, s’appuyant sur ce trait de mentalité et contribuant lui-même à l’enrichir, procède à une héroïsation systématique des grands personnages : comme Homère avait nourri la pensée grecque, Naevius et surtout Ennius ont inculqué à la pensée romaine une vision épique des guerres puniques, en célébrant les artisans de la conquête comme l’image vivante du patriotisme de l’aristocratie romaine et des vertus essentielles qui lui sont attachées. » Sur la prise de conscience de la nécessaire continuité romaine et la participation de l’historiographie à ce processus, cf. J.-M. André et A. Hus, L'Histoire à Rome : historiens et biographes dans la littérature latine, Paris, PUF, 1974 (Collection Sup. Littératures anciennes, 3), p. 18 : « Du moins (Cicéron) perçoit-il ce besoin de l’homme de “se situer” dans une continuité historique. Le sens de la tradition était très fort à Rome. Cicéron lui assigne une dimension nouvelle, et demande à l’histoire de provoquer la prise de conscience qui conduit l’homme à la maturité. Ainsi, sans jamais se couper de la tradition romaine, Cicéron en vient-il à considérer l’histoire — avec la philosophie — comme le moyen privilégié par lequel l’homme peut perfectionner sa conduite et se situer dans le monde… Si donc la connaissance de l’antiquitas est nécessaire, il ne l’est pas moins qu’elle soit écrite, afin de devenir une acquisition pour l’éternité, comme le souhaitait Thucydide. »

861.

Cf. M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine, p. 108 : « Mais ce qu’il a présenté comme un trait biographique chez un de ces personnages représentatifs (la vénération des ancêtres chez Caton) traduit son sentiment personnel, où viennent s’unir les études historiques, la division du passé en générations et l’amour des ancêtres… cette vénération toute romaine des ancêtres, … par un jeu d’influences réciproques, fortifie le sens historique et en reçoit confirmation… En ce point, il serait facile de souligner l’apparente incohérence qui en résulte. A une véritable intelligence de l’évolution historique, Cicéron ajoute sa croyance au progrès de la culture, auquel il se glorifie de contribuer ; en même temps, il revient toujours à cette idée que les ancêtres étaient meilleurs que leurs descendants, et que d’eux jusqu’à l’époque contemporaine il y a décadence et dégradation. » Il conçoit le mos maiorum comme un héritage à préserver, transmis par l’histoire (p. 110) : « Le mos maiorum n’est donc pour Cicéron ni une formule oratoire, ni lieu commun, ni l’expression d’un traditionalisme abstrait. Dans son esprit nourri de connaissances historiques, il correspond à trop de réflexions, à une science trop précise, surtout à un sentiment trop profond des liens héréditaires… Toute la vie romaine reposait sur la durée et sur la continuité. Les fils reprenaient la tradition des pères, les magistrats et les sénateurs, issus de clans patriciens ou de la noblesse républicaine, appartenaient tous à des familles historiques, même les Gracques si démocrates. A Rome, la cité légale était la tradition réelle, la politique était encore l’histoire. » Ainsi s’explique le goût de Cicéron pour l’histoire (p. 113) : « … le principal mobile qui animait son étude du passé était le besoin de se situer lui-même dans le monde et dans le temps, de comprendre son moment. » Lui-même, homo nouus, s’efforce d’entrer dans cette continuité d’exemples (p. 111) : « Cette situation d’homo nouus ne pouvait que le rendre plus attentif à la place et au moment qu’il venait remplir, plus conscient aussi d’imiter un héros historique, compatriote d’Arpinum, Marius. » L. Marchal, « L’histoire pour Cicéron (II) », LEC 56, 3, 1988, 241-264, développe une analyse similaire du goût de Cicéron pour l’historiographie, lié à la prise de conscience de la continuité de l’histoire romaine et à la volonté de s’y inscrire, lui, l’homo nouus (p. 248-249) : « Le passé n’est pas lettre morte pour l’Arpinate. Il est source du présent et fondement de l’avenir, sans solution de continuité. C’est, pour Cicéron, un penchant tout naturel que de vouloir inscrire sa destinée dans la trame de l’évolution historique, car à ses yeux l’histoire donne à l’homme une pleine conscience de son existence et lui confère toute sa maturité (Orat. 120)… Avant donc que d’être une arme pour l’orateur ou le politicien, avant que de constituer un genre littéraire et d’avoir une nature propre, l’histoire est une règle de vie ou plutôt elle est la vie (De or. II, 36)… l’histoire offre ses leçons à qui les veut entendre. Ces leçons d’utilité pratique et morale, en somme philosophiques, Cicéron y sera d’autant plus attentif que le mos maiorum et ses traditions ancestrales représentent en quelque sorte l’aboutissement de sa carrière d’homo nouus. » C. Moatti, La raison de Rome…, p. 146, constate aussi le simple plaisir intellectuel pris par Cicéron dans l’investigation historiographique.

862.

CIC., Brut. 126 : « Plût au ciel que l’amour fraternel ne l’eût pas emporté chez lui sur l’amour de la patrie ! »

863.

Ibid. 126 : « Qu’il lui eût été facile, avec un génie comme le sien, s’il eût vécu plus longtemps, d’égaler la gloire de son père ou même celle de son grand-père ! »

864.

Ibid. 127 : « Nos pères estimaient son talent ; ils s’intéressaient à lui en mémoire de son père »

865.

Cf. A. Haury, « Cicéron et la gloire : une pédagogie de la vertu », Mélanges Boyancé…, 401-417, p. 404 : « La gloire d’ailleurs constitue, à Rome en particulier, un capital familial, un héritage, un patrimoine, dont la conservation et l’accroissement exigent un effort soutenu, comme le proclame Marius dans sa harangue électorale (Salluste, Iug. 85, 23) : Maiorum gloria posteris quasi lumen est ; neque bona, neque mala eorum in occulto patitur… »

On peut appliquer aux grandes familles romaines les réflexions de M. I. Finley sur la mémoire familiale en Grèce (Mythe, mémoire, histoire : les usages du passé, recueil d'articles extraits de diverses revues et publications, 1963-1979, Paris, Flammarion, 1981 (Nouvelle bibliothèque scientifique 107), p. 33) : « La survie de cette forme de tradition… doit être, dans une large mesure, attribuée aux familles nobles dans les diverses communautés, y compris les familles royales là où elles subsistaient, et, ce qui n’est qu’une variation particulière du même phénomène, aux prêtres de sanctuaires comme Delphes, Eleusis et Délos… L’objectif, qu’il ait été ou non entièrement conscient, était immédiat et pratique : rehausser le prestige, garantir un pouvoir ou justifier une institution. »

866.

CIC., leg. II, 48 : « Mais par la suite, ces droits ont obtenu de par l’autorité des pontifes que, pour empêcher le souvenir des rites sacrés de disparaître à la mort du père de famille, la charge en serait attribuée à ceux à qui, en suite de son décès, échoit la fortune. »

867.

J. Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 115, observe cette domination liée à la mémoire des rites : « Dans les sociétés sans écriture, la mémoire collective semble s’ordonner autour de trois grands intérêts : l’identité collective du groupe qui se fonde sur des mythes, et plus particulièrement des mythes d’origine, le prestige des familles dominantes qui s’exprime par les généalogies et le savoir technique qui se transmet par des formules pratiques fortement pénétrées de magie religieuse. »

868.

CIC., diu. I, 105 : « … le seul de mémoire d’homme depuis de nombreuses années, de mémoire d’homme, à avoir conservé la science… de la divination. » (trad. G. Freyburger et J. Scheid modifiée, Paris, Belles lettres, 1992).

869.

CIC., leg. III, 41 : « Vous voyez enfin tout ce que cela comporte en général de savoir, d’application, de mémoire, et sur quoi un sénateur ne saurait en aucune manière se trouver pris au dépourvu. »

870.

Scipion annonçait déjà cette idée dans le De republica (IV, 1, frg. 2 ), où il évoquait la capacité de l'esprit à prévoir l'avenir et à se souvenir du passé :

… atque ipsa mens quae futura uidet, praeterita meminit.

« … et l’esprit lui-même, qui est capable de prévoir l’avenir, garde le souvenir du passé. »

Cf. J.-M. André et A. Hus, L'Histoire à Rome…, p. 16-17, sur la nécessité de la mémoire historique chez l’homme d’Etat, qui doit connaître les précédents et s’insérer dans la continuité de l’histoire de la cité. Plus largement, l’orateur doit posséder une formation historique solide, digne de la culture générale exigée par les interlocuteurs du De oratore ; cf. L. Marchal, « L’histoire pour Cicéron », LEC 55, 1, 1987, 41-64, p. 44 : « Aussi, tout en confessant l’utilité des exempla historiques (De or. I, 256) Antoine n’impose cependant aucune formation historique déterminée pour l’orateur : celui-ci se contentera de consulter les spécialistes en la matière. Cette conception ne nie pas la valeur de l’histoire pour l’orateur : elle s’accorde en cela avec celle de Crassus, l’autre principal interlocuteur du De oratore, qui est, lui, le tenant d’une idéale perfection oratoire. Ainsi, c’est également pour la valeur des monuments et des exemples tirés du passé que Crassus recommande de son côté une connaissance historique active et personnelle (De or. I, 210)… De part et d’autre donc, l’histoire vaut pour la force oratoire de ses exempla : il y a seulement opposition sur le degré de connaissance. Il est clair à cet égard que Cicéron donne la préférence à Crassus qui au fil du De oratore se révèle son véritable porte-parole : l’histoire est digne d’être activement connue de l’orateur. L’Orator sanctionne d’ailleurs le message du De oratore, car l’on y voit confirmé ce principe d’intérêt personnel de l’orateur pour l’histoire (Orat. 120) ».

871.

Cicéron exagère sans doute, car il existe un archivage à Rome (le Tabularium). Sur ce sujet, cf. E. Posner, Archives in the ancient world, Londres, 1972, 160-185.

872.

CIC., leg. III, 46 : « Nous n’avons aucune conservation des lois ; aussi ces lois sont-elles ce que veulent nos appariteurs ; nous les demandons à des libraires, nous n’avons aucun document officiel les rappelant, enregistré dans des archives publiques. »