C. L'appropriation des héros par la mémoire collective : l’intégration à l’histoire

1. Le devoir de mémoire : le mos maiorum et la décadence

La bonne mémoire s’identifie avec l’aptitude à reconnaître les services qu’on a reçus. C'est un processus naturel chez l'homme, puisqu'il se manifeste spontanément dès l'enfance, sans contrainte, selon Cicéron :

‘Quae memoria est in iis (pueris) bene merentium, quae referendae gratiae cupiditas ! 873

Cette memoria est d’une intense fidélité ; Cicéron envisage ici son aspect moral : les enfants, jugés moins corrompus et plus proches d'un état de pureté initial, manifestent de ce fait un élan spontané dans la reconnaissance des bienfaits qu'ils ont reçus et dans la volonté de l'exprimer en négligeant leur propre intérêt. Cet exemple invite le citoyen romain supposé perverti par l'âge et l'expérience à retrouver cette ingénuité morale dans son comportement social. En effet, aux yeux de l’écrivain, c’est la garantie d'une société plus stable, apaisée, où chacun accomplirait d’autant plus volontiers ses devoirs de citoyen qu'il aurait la certitude d’en être récompensé par le souvenir de la foule reconnaissante. Ce que Cicéron traduisait de façon plus théorique dans le De legibus :

‘Quae autem natio non comitatem, non benignitatem, non gratum animum et beneficii memorem diligit ? 874

Dès le De legibus, en 52, il étendait à l’ensemble de l’humanité le propos de l'exemple précédent développé dans le De finibus. La question oratoire traduit sa certitude de l'existence d'une loi naturelle 875 de la memoria : l'homme apparaît comme un être social dont les principes fondamentaux sont identiques d'un peuple à un autre. Parmi eux, la reconnaissance, c'est-à-dire le souvenir des bienfaits reçus, est conçue comme l'un des éléments constitutifs de la concorde sociale qui unit les citoyens.

Une société perdant cette capacité de mémoire entre donc en décadence, ce qu'expose Scipion dans le De republica. Il envisage le déclin de Rome dans l'opposition de deux générations. Il cite d'abord Ennius, qui fait reposer la stabilité de Rome sur le souvenir des mœurs d'autrefois :

‘Moribus antiquis res stat Romana uirisque. 876

Il constate alors qu'avant sa génération, l'action des Romains s'appuyait sur la tradition :

‘Itaque ante nostram memoriam et mos ipse patrius praestantes uiros adhibebat et ueterem morem ac maiorum instituta retinebant excellentes uiri. 877

Cette observation est saturée par le champ lexical de l'antériorité, qui renforce cette vision nostalgique d'un passé nécessairement plus moral et plus pur parce que fidèle à ses racines : ante, patrius, ueterem, maiorum. L’emploi du mot memoria pour désigner la génération de Scipion, alias Cicéron, n’est pas innocent, et caractérise, par antiphrase, au voisinage du mot mos, la capacité d’oubli de cette génération, son refus de l’héritage culturel romain 878 . C. Lévy note l’importance d’une philosophie de l’histoire pour transmettre le mos maiorum et assurer la continuité et le progès d’une cité héritée des maiores 879 .

Cicéron fustige donc sa génération à travers la métaphore d'une peinture qui s'efface 880  ; ses contemporains ont négligé de raviver les couleurs en restaurant la république vieillissante, et même d’en préserver le dessin, c'est-à-dire ses institutions :

‘Nostra uero aetas, cum rem publicam sicut picturam accepisset egregiam, sed iam euanescentem uetustate, non modo eam coloribus isdem quibus fuerat renouare neglexit, sed ne id quidem curauit ut formam saltem eius et extrema tamquam liniamenta seruaret. 881

L’emploi du verbe renouare, particulièrement expressif dans un tel contexte pictural, n’est pas sans évoquer la formule favorite memoriam renouare employée fréquemment ailleurs par Cicéron. L’analogie de la peinture et de l’histoire renvoie à son grand projet : réveiller, “rafraîchir” la mémoire de ses contemporains amnésiques, coupables d’avoir laissé le cadre légal républicain s’estomper. Cette décadence est une « crise de la culture » selon C. Moatti 882 .

Une question oratoire pessimiste conclut par le constat de la perte des valeurs ancestrales chères à Ennius, à qui elle renvoie en reprenant sa formulation (antiquis moribus stare, rep. V, 1) :

‘Quid enim manet ex antiquis moribus quibus ille dixit rem stare Romanam ? 883

On oublie ces mœurs d’antan au point qu'elles ne sont plus d’usage, ni même connues :

‘Quos ita obliuione obsoletos uidemus ut non modo non colantur sed iam ignorentur. 884

La perte de la memoria collective 885 traduit donc une corruption des mœurs de l’actuelle génération qui met en danger la République 886 . La memoria définit une forme de conservation visant à préserver l'Etat. « Cicéron était inspiré par ce sentiment romain du devoir de l’héritier, qui, sous peine de déchoir, doit faire croître l’héritage recueilli », suggère A. Novara 887 . Ce qui explique l'attachement de Cicéron à toute manifestation de cette memoria collective, à l’historiographie et aux monumenta comme une garantie de la permanence de l'Etat et de ses chefs, donc de la société romaine 888 .

Il observe dans les soubresauts de la République finissante l'antagonisme de deux tendances, la fidélité à la mémoire et la décadence du mos, notamment au sein du Sénat. Ainsi, dans le De legibus, Atticus est chargé de noter ironiquement en employant le superlatif gratissimam memoriam le « souvenir très reconnaissant » du consulat de Cicéron chez les sénateurs, tout en fustigeant leur corruption qui, dit-il, « peut épuiser encore bien des censeurs et des juges » !

‘Ille uero etsi tuus est totus ordo, gratissimamque memoriam retinet consulatus tui, pace tua dixerim : non modo censores sed etiam iudices omnes potest defatigare. 889

Un décalage apparaît entre l'idéal — un ordre sénatorial totalement acquis à Cicéron, reconnaissant envers son défenseur — et la réalité, une classe dirigeante plus que versatile, aux intérêts divergents et contradictoires 890 .

Malgré tout, l'ancien consul garde l'espoir de voir la République préservée par la rénovation de cette mémoire collective et reconnaissante grâce à son propre exemple. Dans les Paradoxes des stoïciens, en 46, il évoque son exil de 58 ; il oppose deux situations successives : il juge avoir été exilé, non par la cité, mais par les bandits qui l'ont dirigée ; quand la cité fut de retour, c'est-à-dire la légalité, on l'a rappelé d'exil, à l'instigation du consul de 57, Publius Cornelius Lentulus Spinther :

‘accersitus in ciuitatem sum, cum esset in re publica consul, qui tum nullus fuerat, esset senatus, qui tum occiderat, esset consensus populi liber, esset iuris et aequitatis, quae uincla sunt ciuitatis, repetita memoria. 891

Il associe son retour à la restauration de la memoria iuris et aequitatis qui manifeste l'existence de la cité et lui donne toute sa cohérence — la métaphore des uincla ciuitatis traduit bien, avec force, la solidité retrouvée de la société, grâce au ciment constitué par son droit, ses institutions. Repetita memoria, dont c’est l’une des rares occurrences 892 , apparaît ici comme un synonyme de renouata memoria et souligne la nécessaire restauration qui préservera Rome. Toutefois, l’expression renouata memoria, beaucoup plus fréquente 893 dans les textes de Cicéron, traduit son ambition : c’est lui, l’homo nouus, qui permettra la rénovation de la société romaine, plutôt qu’une simple répétition du passé, incapable de répondre aux évolutions sociales et politiques de la République — en cela, il se démarque des vieilles familles sénatoriales dont le conservatisme confine à la sclérose et à la volonté de confiscation le pouvoir. Cicéron a parfaitement conscience que l’on ne peut répéter le modèle ancien sans le transformer : à la restauration, il préférera la rénovation. Le goût de l’histoire n’est pas passéiste chez Cicéron, mais au contraire progressiste. C’est « le sens latin de l’histoire comme progrès, celui par exemple qui se manifestait dans la tradition historique de Rome : ne montrait-elle pas les progrès de Rome, le progrès institutionnel en particulier… ? », selon A. Novara 894 . Il veut conserver le cadre républicain sans psittacisme, en renouvelant le personnel politique — il est le meilleur représentant de ces homines noui — et en modifiant les rapports de force. 895

Rome renoue avec une identité perdue 896 . Avec l'amnésie, Rome tout entière disparaît : son sénat, ses consuls, ses traditions 897 . Si les Romains rappellent Cicéron, c’est parce qu'ils ont retrouvé la mémoire de leurs institutions et avec elle, le sens de l’obligation morale de reconnaissance envers un citoyen méritant. Les Romains doivent cultiver le goût de l’histoire qui seul peut à la fois raviver le souvenir des traditions romaines et révéler la nature fondamentalement progressiste de ces dernières, comme le souligne A. Novara 898  : « La cause première du progrès de l’Etat romain nous paraît avoir été aux yeux de Cicéron cette personnalité collective même des Romains, le caractère de ce peuple dont l’histoire a été une “éducation continuée”, si l’on reprend à Alain Michel cette expression (Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…p. 433) ». Le travail historiographique et une meilleure connaissance du passé sont donc les conditions indispensables à la rénovation de la République. Ainsi s’explique le rôle essentiel de l’histoire pour Cicéron et le goût de ses contemporains — comme Varron — pour l’antiquitas, selon P. Gros 899 .

Notes
873.

CIC., fin. V, 61 : « Quel souvenir ils gardent de ceux qui leur font du bien !  Quelle impatience de se montrer reconnaissant ! »

874.

CIC., leg. I, 32 : « Est-il un peuple qui ne chérisse la courtoisie, la bienveillance, la sensibilité du cœur et la reconnaissance des bienfaits ? »

875.

Cf. B. Wisniewski, « Le problème de la loi naturelle dans le De legibus de Cicéron », LEC 60, 2, 1992, 129-138.

876.

CIC., rep. V, 1 : « C’est grâce aux mœurs et aux hommes d’autrefois que Rome est debout. »

877.

Ibid. V, 1 : « Ainsi donc, avant notre génération, c’était la tradition ancestrale elle-même qui appelait à l’œuvre les hommes du premier rang, et c’étaient ces hommes éminents, qui maintenaient en vigueur les coutumes anciennes et les institutions qu’avaient connues nos pères. »

878.

V. Pöschl, « Quelques principes fondamentaux de la politique de Cicéron », CRAI 1987, 340-350, p. 344-345 : « Cicéron a montré les mesures qu’Auguste devait en effet prendre par la suite. La restauration souhaitée de la res publica n’était possible qu’avec la restauration des anciennes mœurs romaines, comme Cicéron l’indique ici. Mais il était peut-être déjà trop tard. Sénèque allait dans le même sens lorsqu’il déclarait que Brutus avait fait erreur en croyant pouvoir restaurer l’ancienne constitution alors que les anciennes mœurs étaient tombées dans l’oubli : ciuitatem in priorem formam posse reuocari amissis pristinis moribus (Ben. 2, 2, 2). Le vers d’Ennius, cité par Cicéron, cerne bien le problème :

moribus antiquis res stat Romana uirisque.

De fait, la restauration et le maintien du mos maiorum étaient de grande importance pour le fonctionnement de l’ordre social et politique à Rome, d’une bien plus grande importance que l’ordre extérieur d’une forme constitutionnelle… Cicéron s’est donc inlassablement efforcé de mettre en valeur le mos maiorum et l’auctoritas maiorum . La référence à l’histoire romaine devient un principe fondamental de sa politique et se trouve ainsi en accord total avec le procédé usuel à Rome. »

879.

C. Lévy, Cicero academicus…, p. 504 : « Pour Cicéron, l’optimus status ciuitatis n’a rien d’une utopie, car il s’est totalement incarné dans la Rome des maiores… La réflexion philosophique vient donc étayer la méditation sur le passé de Rome et donner à celui-ci une valeur doublement “exemplaire” : Rome est un exemplum de l’optimus status ciuitatis, mais aussi l’actualisation en un lieu donné de cette évolution vers la perfection qui caractérise la nature tout entière…. »

Un élément significatif rappelé par C. Lévy (ibid. p. 518-519) marque l’importance de la mémoire dans la préservation du patrimoine romain : « On a depuis longtemps souligné que si le jeune Grec apprenait à lire dans l’Iliade, l’enfant romain, lui, avait pour livre de lecture la loi des XII Tables. » Cf. H.-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité. 1, Le monde grec. 2, Le Monde romain, Paris, Seuil, rééd. 1988 (Points Histoire 57), p. 346-354. Cicéron note lui-même (leg. II, 59) avec regret que les Romains n’apprennent plus ce texte, signe de leur décadence et de leur perte d’identité.

880.

C. Lévy, Cicero academicus..., p. 503, explique cette métaphore par l’attachement de Cicéron à l’histoire et à l’obligation pour ses contemporains de préserver les souvenirs qu’elle leur transmet, le mos maiorum, mais en renouvelant ce dernier : « Or la question qui hante Cicéron n’est-elle pas aussi la difficulté d’actualiser une autre forme de transcendance, celle du mos maiorum, dans un monde en proie à la violence née précisément de l’affrontement des égoïsmes ? Les hommes, dit Carnéade, se soucient fort peu de la justice et ceux qui la pratiquent passent pour des sots (rep. III, 18, 28). Notre génération, affirme Scipion, s’est comportée comme des gens qui ayant reçu en héritage un tableau de prix négligeraient d’en revivifier les couleurs (ibid. V, 1, 2). Pourquoi les individus sont-ils incapables de vivre une éthique qui transcende leur égoïsme ? telle est la question commune à Cicéron et à Carnéade. La différence entre eux réside en ceci que l’histoire, absente du discours de Philus, pour qui les hommes sont uniformément mus par l’égoïsme, tient dans la pensée de l’Arpinate un rôle essentiel. »

881.

CIC., rep. V, 2 : « Notre génération s’est comportée tout autrement : elle avait hérité d’une organisation politique comparable à une peinture magnifique sans doute, mais dont la netteté commençait à passer à cause de son âge ; non seulement elle a négligé de la restaurer, en y remettant les mêmes couleurs qu’autrefois, mais elle ne s’est même pas préoccupée de sauvegarder au moins son dessin et la ligne, pour ainsi dire, de ses contours. »

Sur la métaphore filée de la peinture, M.-L. Teyssier, « Le langage des arts et l’expression philosophique chez Cicéron : ombres et lumières », REL 57, 1979, 187-203, constate la fréquence de l’analogie entre arts plastiques et philosophie chez Cicéron. Le procédé est d’origine grecque, en premier lieu platonicienne (p. 193). Il faut rapprocher cette image d’Aristote, De memoria 450 a, 28-30, qui établit une analogie entre la peinture et la sensation imprimée dans la mémoire.

882.

Cf. C. Moatti, « Tradition et raison chez Cicéron…, p. 386. Se fondant sur rep. V, 2, C. Moatti analyse l’inquiétude de Cicéron face à l’oubli général du mos (p. 388-389) : « Ainsi non seulement la jeunesse mais aussi ceux qui avaient reçu en héritage les instituta maiorum, le mos tout entier, non seulement les homines noui mais encore les nobiles, toute la société semblait gagnée par l’oubli du savoir traditionnel. Dès ses premiers discours, puis dans ses œuvres théoriques, Cicéron sonne l’alarme, reproche à ses contemporains de négliger les usages et les lois, d’ignorer les institutions des Anciens, de ceux dont la uirtus avait garanti le développement continu de la cité… Cicéron n’est pas seul à se plaindre ; Salluste vitupère son époque et celle qui l’a précédée, lui reprochant son ignauia, son incultus (B. J. II, 4)… »

883.

CIC., rep. V, 2 : « Qu’est-ce donc qui subsiste des mœurs d’autrefois, qui ont fait, comme l’a dit le poète, que Rome restât debout ? »

884.

Ibid. V, 2 : « Nous les voyons tombées dans l’oubli au point que non seulement elles ne sont plus en honneur, mais qu’on les ignore maintenant. »

885.

M. Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1re éd. 1950, nouvelle éd. rev. et aug. G. Namer, 1997, constate les limites naturelles de la mémoire collective (p. 134-135) : « La mémoire d’une société s’étend jusque là où elle peut, c’est-à-dire jusqu’où atteint la mémoire des groupes dont elle est composée… la mémoire d’une société s’effrite lentement, sur les bords qui marquent ses limites, à mesure que ses membres individuels, surtout les plus âgés, disparaissent ou s’isolent… »

886.

P. Gros, « Temps et mémoire dans la Rome antique », Revue historique 606, avril/juin 1998, 441-450, p. 442, constate cette inquiétude chez Cicéron et ses contemporains : « Les ravages de l’individualisme, constatés par Salluste comme par Cicéron, ne peuvent être compensés ou combattus par le recours aux valeurs de l’antiquitas qui prennent de plus en plus les couleurs de la désuétude. » Cf. également C. Moatti, « Tradition et raison chez Cicéron…», p. 391 (sur la lutte de cette génération contre l’oubli), p. 411-412 (sur le goût pour les vestiges du passé).

887.

A. Novara, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République : essai sur le sens latin du progrès, Paris, Belles Lettres, 1983, p. 530.

888.

Les observations de P. Nora, « Entre mémoire et histoire », Les lieux de mémoire, éd. P. Nora, Paris, 1997, Gallimard (Quarto), t. 1, 1e éd. 1984, 23-43, sur la rupture de la société contemporaine avec les traditions et son goût subséquent pour les lieux de mémoire, semblent réfléter les préoccupations de Cicéron autour de la décadence. Sa volonté de bâtir une historiographie à la fois révèle la tentation de préserver le mos et manifeste l’aspect révolu de ce dernier (p. 23) : « Accélération de l’histoire. Au-delà de la métaphore, il faut prendre la mesure de ce que l’expression signifie : un basculement de plus en plus rapide dans un passé définitivement mort, la perception globale de toute chose comme disparue — une rupture d’équilibre. L’arrachement de ce qui restait encore de vécu dans la chaleur de la tradition, dans le mutisme de la coutume, dans la répétition de l’ancestral, sous la poussée d’un sentiment historique de fond… On ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus. La curiosité pour les lieux où se cristallise et se réfugie la mémoire est liée à ce moment particulier de notre histoire. Moment charnière où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire. » La menace de la révolution contre laquelle lutte Cicéron reflète (p. 24) « la fin des idéologies-mémoires, comme toutes celles qui assuraient le passage du passé à l’avenir ou indiquaient, du passé, ce qu’il fallait retenir pour préparer l’avenir ; qu’il s’agisse de la réaction, du progrès ou même de la révolution. » L’invention d’un modèle historiographique par Cicéron, fondé sur des lieux de mémoire, des vestiges, confirme le passage d’une mémoire vivante, celle du mos, à une mémoire historique. C’est (p. 28) « la fin d’une tradition de mémoire. Le temps des lieux, c’est ce moment précis où un immense capital que nous vivions dans l’intimité d’une mémoire disparaît pour ne plus vivre que sous le regard d’une histoire reconstituée. »

889.

CIC., leg. III, 29 : « Oui, car encore que cet ordre te soit tout acquis et qu’il te garde la plus vive reconnaissance pour ton consulat, avec ta permission, je dirais qu’il est bien en mesure d’épuiser non seulement tous les censeurs, mais encore tous les juges. »

890.

Le sarcasme est renforcé par la surenchère d'adjectifs déterminant ordo : ille, tuus, totus.

891.

CIC., Parad. IV, 28 : « j’ai été rappelé dans la cité, quand il y eut dans l’Etat un consul, qui jusque-là avait été inexistant, quand il y eut un sénat, qui jusque-là était mort, quand il y eut la libre expression du peuple, quand fut rappelée la mémoire du droit et de la justice, qui sont les liens de la cité. » (trad. J. Molager modifiée, Paris, CUF, 1964).

892.

Avec un sens politique. Sinon, cf. CIC., Top. 5.

893.

Cf. infra p. 365 n. 1168 pour le relevé des occurrences de l’expression.

894.

A. Novara, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République : essai sur le sens latin du progrès, Paris, Belles Lettres, 1983, p. 178.

895.

Cf. C. Moatti, « Tradition et raison chez Cicéron : l’émergence de la rationalité politique à la fin de la République romaine », MEFRA 100, 1988, 385-430, p. 395, 397, 398 ; C. Moatti, La raison de Rome…, p. 106-115, analyse ainsi le conservatisme d’un Varron ou d’un Cicéron qui use de l’historiographie non pour reproduire le passé mais pour l’interroger (p. 107) : « L’ancienne approche de la tradition se faisait sur le mode de la citation, se donnait comme une commémoration ; la nouvelle relève d’une analyse et, sous l’influence des méthodes de la science hellénistique, de l’érudition. En ce sens, la rédaction des coutumes doit se comprendre comme un des aspects de l’ouverture de la société romaine et de sa rationalisation, une renaissance intellectuelle — renouatio, écrira Cicéron. Comme un acte politique également, dans la mesure où la recherche érudite interroge les fondements de la société, la tradition, la vérité, l’autorité. » Cette démarche s’appuie sur l’émergence d’une raison critique (p. 175) : « La recherche de la causalité, signe d’une pensée rationnelle, révèle un extraordinaire besoin de comprendre et aussi le progrès de l’esprit humain. »

896.

Le double balancement introduit par les deux propositions relatives consul, qui tum, senatus, qui tum accentue l'opposition de deux époques, autour d'un moment de rupture, de l'amnésie au réveil de la mémoire (Parad. IV, 28).

897.

CIC., Parad. IV, 27 : `

… cum mos patrius occideret…

« … lorsque la coutume de nos pères avait succombé… »

Sur le mos maiorum, cf. C. Lévy, Cicero academicus..., p. 534-535.

898.

A. Novara, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République : essai sur le sens latin du progrès, Paris, Belles Lettres, 1983, p. 304.

899.

P. Gros, « Temps et mémoire dans la Rome antique », Revue historique 606, avril/juin 1998, 441-450, p. 443-444 : « … l’immense effort d’érudition que les “antiquaires” et les savants développent dans les décennies situées de part et d’autre du milieu du 1er s. av. J.-C. ne constitue pas un “retour à l’antique”, ou du moins, en dépit des apparences, il ne s’agit pas d’un simple effort de sauvegarde ou de recension, mais d’une volonté de comprendre en ordonnant : l’objet de la recherche est profondément modifié par la recherche elle-même… il apparaît que cette quête insatiable des faits et des données du passé ne tombe jamais, à Rome, dans le piège de la scolastique : ces savoirs, anciens ou nouveaux, sont des instruments qui permettent de penser efficacement le présent. La culture est le “nouveau devoir civique”, et ce n’est assurément pas un hasard si des esprits aussi différents que Cicéron et Vitruve parlent tous deux, en évoquant leurs propres ouvrages, d’un véritable munus offert à la République ou à leurs contemporains… Ainsi s’élabore une “société non dupe”, intellectuellement très évoluée, qui n’ignore pas le déclin de certaines traditions, mais cherche à sauver l’essentiel ainsi que — et c’est l’un des buts avoués de l’opération — à préserver son pouvoir. Cette attitude à la fois systématique et empirique délivre à l’observateur moderne une leçon digne d’intérêt : elle est fondée, chez Cicéron comme chez Varron, sur un refus des dogmatismes et des sectarismes ; in diem uiuimus, telle est la maxime à laquelle se tiennent ces penseurs qui accueillent et trient, à mesure qu’ils découvrent. » Nous étudierons du reste la réception de ce retour triomphal dans les discours de Cicéron. Nous verrons également que l’attachement à un passé renouvelé s’exprime pleinement dans les discours.