2. Historiographie et postérité

Le passage à la postérité, nécessaire à la fois à la gloire personnelle, à la survie politique du magistrat et au salut de l’unité républicaine, est garanti par un outil que Cicéron réclame de ses vœux : l’historiographie. En confiant à la postérité les hauts faits des Romains, celle-ci joue un rôle moral, par son exemplarité. Cette exemplarité est telle qu’elle touche même celui qui se consacre à leur transmission, l’historien, ainsi Titus Ampius Balbus. En octobre 46, Cicéron félicite ce dernier, Pompéien, d’avoir obtenu la grâce de César. Il l’invite à supporter l’inactivité en se réfugiant, à son exemple, dans la réflexion et l’écriture. Toutefois, il doit lui-même se conformer à l’exemple fourni par les héros dont il raconte les exploits et dont il est le premier lecteur :

‘Deinde, cum studium tuum consumas in uirorum fortium factis memoriae prodendis, considerare debes nihil tibi esse committendum quamobrem eorum quos laudas te non simillimum praebeas. 900

Il s’agit certes pour l’historien de montrer l’exemple, de se montrer digne des faits racontés, mais plus largement, Cicéron note le pouvoir de la discipline historique qui impose par sa nature même à son lecteur comme à son auteur une obligation de dignitas. L’histoire, parce qu’elle diffuse et pérennise la memoria, joue donc un rôle contraignant essentiel à la continuité et à la cohésion de la société romaine, particulièrement évident dans l’exemple de Balbus.

A ce titre, deux lettres adressées à Quintus soulignent que le passage à la postérité dépend étroitement de la constitution d’une historiographie, chargée d’enrichir la mémoire collective, à la fois pour reconnaître les mérites des individus et offrir à la cité un fil conducteur, une cohérence qui, à travers des modèles, assure sa pérennité. En effet, au début de l’année 59, Marcus prodigue des conseils à son frère Quintus, en charge de la province d’Asie. Il dresse de lui un portrait élogieux, louant le contrôle qu’il sait exercer sur ses passions, et qui lui donnera la capacité de limiter celles de ses administrés. L’éloge devient hyperbolique dans la comparaison de Quintus avec les héros de l’histoire ancienne. La rareté de cette qualité, la maîtrise de soi, fait de lui un homme d’exception :

‘Nam Graeci quidem sic te ita uiuentem intuebuntur ut quendam ex annalium memoria aut etiam de caelo diuinum hominem esse in prouinciam delapsum putent. 901

Derrière la flatterie, destinée à orienter Quintus et à modérer son tempérament fougueux en lui donnant des modèles de vertu, il s’agit d’intégrer le nouveau magistrat dans une continuité temporelle, une memoria en constante progression, dans une édification sans cesse renouvelée. Ainsi, il prend la suite des héros de l’antiquité, voire de la mythologie, par la grâce de la memoria annalium, c’est-à-dire l’accumulation de mémoire constituée et transmise par l’historiographie, ici les annales. Vision globale, qui inclut l’individu dans un processus qui le dépasse, rendu tangible par la mémoire historique qui assure une cohérence chronologique depuis le lointain passé jusqu’à la postérité. La fin de la lettre le confirme en évoquant la conclusion logique de ce processus, la perspective du jugement de la postérité sur son action :

‘Non est tibi his solis utendum existimationibus ac iudiciis qui nunc sunt hominum sed iis etiam qui futuri sunt 902

Marcus espère donc renforcer en Quintus le souci de la postérité, donc de l’histoire, en lui signifiant qu’il en est un maillon, comme tant d’autres avant et après lui. Il en veut pour confirmation l’anticipation intuitive et inconsciente de ce processus universel chez Quintus qui s’est préoccupé de l’édification de monumenta célébrant sa charge et consacrant son nom au souvenir de la postérité :

‘… tamen non neglegeres, praesertim cum amplissimis monumentis consecrare uoluisses memoriam nominis tui 903

Ces exhortations révèlent les réticences de l’orateur à l’égard de son frère. Il en trouve l’amère justification à la fin de l’année 59 (entre le 25 octobre et le 10 décembre), en reprochant à Quintus de s’être emporté, d’être blessant avec ses administrés et injuste dans ses envois de lettres. Du coup, il réitère ses avis, l’invitant à améliorer son image auprès des habitants avant de quitter sa province : l’évocation de la postérité résonne cette fois comme une menace, et non plus comme une récompense, en un conseil pressant dont l’urgence est accentuée par le superlatif :

‘nunc tamen decedens, id quod mihi iam facere uideris, relinque, quaeso, quam iucundissimam memoriam tui. 904

Cicéron tente d’éveiller son frère à une doctrine qu’il défend pour son propre compte. C’est ainsi que, pour sa part, il demande en juin 56 à Lucceius d’écrire le récit de son consulat pour en confier le souvenir à la postérité et donc lui garantir une gloire éternelle 905  :

‘… ut cuperem quam celerrume res nostras monimentis commendari tuis. Neque enim me solum commemoratio posteritatis ad spem quandam immortalitatis rapit… 906

Cicéron reconnaît lui-même la vanité de cette requête récurrente, qu’on lui reprochera amplement. Mais il ne dissocie jamais cette satisfaction personnelle (laetitia animi) d’une reconnaissance légitime de son œuvre par la postérité, d’une dignité conférée par le souvenir (memoriae dignitas) :

‘Atque hoc praestantius mihi fuerit ad laetitiam animi et ad memoriae dignitatem, si in tua scripta peruenero quam si in ceterorum… 907

L’ambiguïté du génitif dans l’expression memoriae dignitas souligne la richesse de la relation de réciprocité établie entre ces deux notions. En effet, si nous la rapprochons de la notion du dignum memoria constitutive d’une philosophie de l’histoire, elle évoque la dignité conférée par la mémoire à son objet, qui ne doit donc pas la déparer : le récit de Lucceius, en célébrant le consulat de Cicéron, le rendrait ainsi digne de la mémoire historique, donc digne de passer à la postérité. On peut aussi considérer qu’il ajoutera à la dignité du souvenir laissé par Cicéron, répondant par là à des aspirations plus personnelles, de reconnaissance de l’individu, satisfaisant ses rêves de gloire. La polysémie du mot memoria, à la fois souvenir laissé par l’individu/mémoire historique/histoire, induit ainsi un échange de services : la consécration pour l’individu et la constitution d’une histoire pour la collectivité nationale.

De cette façon, Marcus fait connaître son désir de s’intégrer au sein de l’histoire romaine, au même titre que ses héros passés, ambition légitime du moment qu’elle sert la République et lui garantit une continuité en accord avec son passé : il s’agit de se montrer digne de la memoria identifiée de l’histoire romaine, pour confirmer la cohérence de celle-ci. La memoria semble contribuer à donner un sens à l’histoire et dénote un progrès, ou du moins une constance dans le fonctionnement des institutions républicaines 908 .

Les dernières pages du Brutus confirment l’importance de cette préoccupation pour Cicéron. Elles évoquent une lettre de Brutus réconfortant Cicéron, affecté par le déclin de la République, par une anticipation ; seule la postérité jugera de la légitimité de son action politique et de ses bienfaits :

‘… me forti animo esse oportere censebas, quod ea gessissem quae de me etiam me tacente ipsa loquerentur uiuerentque me mortuo ; quae, si recte esset, salute rei publicae, sin secus, interitu ipso testimonium meorum de re publica consiliorum darent. 909

C’est donc l’histoire future qui le jugera et dévoilera ses mérites, en affirmant sa constance par rapport au passé de la République et en reconnaissant qu’il est digne d’entrer dans la memoria de celle-ci, donc de voir sa gloire perpétuée.

Rassuré, Cicéron rend aussitôt la pareille à Brutus, en lui souhaitant de marquer la République de son sceau et de perpétuer la mémoire de ses deux familles, les Iunii et les Servilii en s’en montrant digne :

‘Tibi fauemus, te tua frui uirtute cupimus, tibi optamus eam rem publicam in qua duorum generum amplissimorum renouare memoriam atque augere possis. 910

Le retour de l’expression renouare memoriam, déjà citée, signale une préoccupation majeure de Cicéron : la cohérence de la memoria familiale ou nationale qu’il s’agit d’assumer d’une génération à une autre, parce qu’elle assure la pérennité d’une communauté. A ses yeux, l’histoire présente une telle importance parce qu’elle est le moyen de constituer cette mémoire, d’y intégrer les faits ou les hommes qui en sont dignes et de transmettre à la postérité l’idéal républicain que sous-entend cette continuité dans le temps. Renouare : il s’agit littéralement de renouveler un contrat passé par les ancêtres de Brutus, les Iunii et les Servilii, avec eux-mêmes et avec Rome. En se rappelant qui il est, en se souvenant de son héritage, Brutus s’insérera dans la memoria familiale, se montrera digne d’elle 911 . De ce fait, il entrera également dans la mémoire nationale, de même que Cicéron et les autres. En les consacrant, la postérité dissoudra les mémoires individuelles dans la mémoire collective, en les associant au destin de la République, dans une réciprocité où l’individu et la nation sont indéfectiblement liés, ce que confirme le jeu sur les personnes de l’adresse à Brutus, homme entre tous investi d’une mission :

‘Ex te duplex nos afficit sollicitudo, quod et ipse re publica careas et illa te. 912

La République et ses héros vivront ou mourront donc ensemble 913 .

Notes
900.

CIC., fam. VI, 12, 5 ; lettre 510 : « Enfin, puisque tu consacres ton labeur à transmettre à la postérité les actions des hommes de courage, tu dois avoir bien présent à l’esprit que tu ne peux te permettre aucun geste qui ne soit à l’image même de ceux dont tu fais l’éloge. »

901.

CIC., Ad Q. fr. I, 1, 7 ; lettre 30 : « Quant aux Grecs, ils te regarderont, vivant de la sorte, comme quelque personnage tiré de la mémoire de nos annales, ou même descendu du ciel en dieu pour venir gouverner la province. » (trad. L.-A. Constans modifiée, Paris, CUF, 1934).

902.

Ibid. I, 1, 43 : « Tu ne dois point ne faire état que de la seule opinion et du seul verdict de nos contemporains, mais tu as à compter aussi avec la postérité »

903.

Ibid. I, 1, 44 : « … tu ne négligerais cependant point (la gloire), surtout que tu as voulu consacrer la mémoire de ton nom par les monuments les plus magnifiques » (trad. L.-A. Constans modifiée, Paris, CUF, 1934).

904.

Ibid. I, 2, 8 ; lettre 53 : « Néanmoins, à présent que tu t’en vas, laisse de toi, je t’en prie, un souvenir aussi agréable que possible — ce que tu es en train de faire, me semble-t-il —. » (trad. L.-A. Constans modifiée, Paris, CUF, 1934).

905.

Sur l’œuvre historiographique de Lucceius, ses Annales, cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t. 1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, p. 263-264. De la même façon, en décembre 46 ou janvier 45, Cicéron recommande Apollonius à César, en rappelant sa volonté d’immortaliser pour la postérité les exploits de l’imperator, en les relatant en grec (fam. XIII, 16, 4 ; lettre 573), travail facilité par ses qualités de mémoire — sa fidélité au souvenir de Crassus fait de lui un homme de mémoire, la frontière entre mémoire morale et mémoire historique n’existant pas :

… satis facere immortalitati laudum tuarum mirabiliter cupit.

“… il a un désir extraordinaire d’acquitter ce qui est dû à la gloire immortelle de tes exploits.”

906.

CIC., fam. V, 12, 1 ; lettre 112 : « … j’ai voulu voir au plus tôt le souvenir de mes actions confié à un monument qui fût ton œuvre. En effet, non seulement l’idée que la postérité parlera de moi m’emporte à je ne sais quels rêves d’immortalité… »

907.

CIC., fam. V, 12, 7 ; lettre 112 : « Et ce qui fait qu’il me sera plus précieux, pour le contentement de mon âme et pour l’honneur futur de mon nom, d’obtenir place dans tes écrits plutôt que dans ceux d’un autre… »

908.

Sur le conservatisme républicain et la nostalgie de Cicéron, cf. P. Boyancé, « La réponse de l’humanisme cicéronien », Miscellanea Carvalho n° 8, 1962, 849-854, repris dans Etudes sur l'humanisme cicéronien…, 342-350, p. 342-343 : « La sagesse dans la continuité, l’unité de tout un peuple autour des grands hommes qui mettaient leur fierté à n’en être que les serviteurs et les porte-parole : telle est du passé romain l’image qui se reflète dans la vision de Cicéron… Qu’il y ait dans cette vue des siècles passés une idéalisation certaine, qui le contesterait ? Mais qui ne s’aviserait pas que Cicéron a reconnu et mis en lumière les forces morales qui ont animé et soutenu la croissance de Rome, s’interdirait de rien comprendre à celle-ci et chercherait à expliquer la poussée du chêne sans tenir compte du germe et de la sève. Avec une telle idée du passé, il est fatal que, lorsqu’il songe au présent et à l’avenir, Cicéron en soit si imbu qu’il puisse apparaître réactionnaire à certains. »

909.

CIC., Brut. 330 : « … tu me disais que je devais avoir du courage en pensant aux actes qui parleront de moi tout seuls, dussé-je même n’en rien dire, et qui après ma mort vivront, actes qui par le salut de l’Etat, si les choses tournent bien, par sa perte, si elles tournent mal, témoigneront en faveur de ma conduite politique. »

910.

Ibid. 331 : « C’est toi qui nous intéresses, c’est toi dont nous voudrions voir la vertu à la place qu’elle mérite, c’est pour toi que nous souhaitons une forme de république qui te permette de faire revivre et d’augmenter la mémoire de deux très illustres maisons. » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1923 : J. Martha choisit d’affaiblir le sens de memoria en le traduisant par « gloire » ; nous rétablissons le sens premier du terme).

911.

Y. Benferhat, Ciues epicurei, Les épicuriens et l’idée de monarchie à Rome et en Italie de Sylla à Octave, thèse dactylographiée, sous la direction de H. Zehnacker, 1999, précise le goût des Romains pour les généalogies (p. 171) : « Atticus composa également pour Brutus un arbre généalogique : on se souvient que les Romains de grande famille étaient friands de ce genre de choses, et se plaisaient à revendiquer comme ancêtre un compagnon de Romulus, ou même d’Enée. Le discours que prononça César à l’occasion de la mort de sa tante est une brillante illustration de l’utilisation en politique de ces généalogies (cf. SVET., Iul. VI). » Cf. M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine, Paris, Belles lettres, 1952 (Collection d'études latines 28), p. 55-58.

912.

CIC., Brut. 332 : « Tu es pour nous la cause d’une double inquiétude, puisque te voilà privé de la République, et elle, privée de toi. » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1923).

913.

Cf. G. Boissier, Cicéron et ses amis : étude sur la société romaine du temps de César, Paris, Hachette, 1e éd. 1865, rééd. 1949, p. 352-353 : c’est en exaltant les origines de Brutus et le passé républicain que Cicéron justifie l’assassinat de César. Tous ses ouvrages théoriques se réfèrent au passé pour mieux critiquer les contemporains.