3. Une gloire éternelle

La récompense promise par la cité reconnaissante, c'est l'immortalité du souvenir, la véritable marque de la dignitas, celle que doit rechercher le sage. Ainsi, l'élection du père et du mari de Lucrèce au consulat qui marque les débuts de la République fut destinée à commémorer son comportement exemplaire :

‘… ob eiusque mulieris memoriam primo anno et uir et pater eius consul est factus. 914

Le souvenir apparaît à lui seul comme la compensation du sacrifice de l'homme — ou de la femme — de bien à sa patrie.

Certes, Cicéron loue la loi des XII Tables qui limite le deuil et le luxe des funérailles ; il reconnaît cependant qu'on peut autoriser certaines coutumes, dont celle qui consiste à rappeler dans un discours public les mérites des personnages qui ont connu les honneurs :

‘… honoratorum uirorum laudes in contione memorentur… 915

Ainsi, un éloge posthume les préserve du néant en honorant leur mémoire.

Même s’il ne croit pas à l'éternité de l'âme, l’homme de bien peut donc œuvrer pour la postérité, non par goût de la gloire, qu'il ne sera plus en mesure de goûter, mais par amour de la vertu :

‘…ut posteritatem ipsam, cuius sensum habiturus non sit, ad se putet pertinere. Quare licet etiam mortalem esse animum iudicantem aeterna moliri, non gloriae cupiditate, quam sensurus non sis, sed uirtutis, quam necessario gloria, etiamsi tu id non agas, consequatur. 916

Dans ce cas, il survivra dans la mémoire des âmes, car la gloire, bien qu’elle n’ait rien de désirable, accompagne toujours la vertu :

‘Etsi enim nihil habet in se gloria cur expetatur, tamen uirtutem tamquam umbra sequitur. 917

Cicéron construit alors une analogie avec Salamine ou Leuctres qui disparaîtront matériellement avant que ne s'efface la gloire des batailles qui leur est associée dans la mémoire des hommes :

‘Ante enim Salamina ipsam Neptunus obruet quam Salaminii tropaei memoriam, priusque Bœotia Leuctra tollentur quam pugnae Leuctricae gloria. 918

La construction parallèle antequam/priusquam associe étroitement les mots memoriam et gloria, d'autant plus qu'ils occupent chacun la même situation, valorisante, en fin de proposition.

Cicéron trouve l'illustration de cette œuvre de la mémoire chez Platon, qui immortalise Socrate en fixant le souvenir de son génie :

‘Cuius multiplex ratio disputandi rerumque uarietas et ingeni magnitudo Platonis memoria et litteris consecrata plura genera effecit dissentientium philosophorum… 919

Il envisage le même avenir pour ses entretiens de Tusculum, qu'il veut fixer dans sa mémoire pour les faire connaître à Brutus, donc au lecteur :

‘Sed quoniam mane est eundum, has quinque dierum disputationes memoria comprehendamus… 920

Cependant, Cicéron conclut modestement que leur utilité pour autrui n’est pas certaine, mais que du moins, ils ont offert un soulagement à ses peines :

‘In quo quantum ceteris profuturi simus, non facile dixerim, nostris quidem acerbissimis doloribus uariisque et undique circumfusis molestiis alia nulla potuit inueneri leuatio. 921

Le souvenir apparaît à lui seul comme la compensation du sacrifice de l'homme de bien à sa patrie. M. Rambaud rappelle que l’histoire est considérée par Cicéron comme le moyen de préserver son nom, donc de remplir son obligation de continuité auprès de la postérité 922 . Dans le De legibus, Cicéron, par la bouche de son frère Quintus, se félicite que leurs ennemis n'aient pu trouver contre eux un tribun authentique, et qu'ils aient été obligés d'en fabriquer un faux, non-plébéien, Clodius ; ils en retirent ainsi une mémoire immortelle dans la postérité romaine :

‘Quod nobis quidem egregium et ad inmortalitatem memoriae gloriosum, neminem in nos mercede ulla tribunum potuisse reperiri, nisi cui nec esse quidem licuisset tribuno. 923

Dans les Paradoxes des stoïciens, Cicéron répète la manœuvre contre Clodius et déclare ne craindre ni l'exil, ni l'injustice, tant qu'on ne lui arrache ni la conscience d'avoir œuvré pour le bien de la République ni la mémoire reconnaissante de ses concitoyens envers ses bienfaits :

‘Si mihi eripuisses diuinam animi mei conscientiam, meis curis, uigiliis, consiliis, stare te inuitissimo rem publicam, si huius aeterni beneficii immortalem memoriam deleuisses… tum ego accepisse me confiterer iniuriam. 924

Clodius a échoué s'il n’est pas parvenu à effacer ces deux mémoires : celle de l'exilé, qui a sa conscience pour lui, dans le sens où il garde présents à l'esprit tous ses efforts en faveur de l'Etat ; celle des Romains, qui pérennise à jamais le souvenir du sauveur, comme le souligne la redondance des adjectifs aeterni et immortalem. La qualification diuinam rapproche l'homme du monde céleste et invite à poser la question de l'immortalité de l'âme : sa nature immortelle garantit un souvenir éternel.

Le politique même exilé peut donc trouver le bonheur, non dans les biens matériels qu'il sacrifie sans remords à l'intérêt de la collectivité, mais dans la mémoire de ses actes, dont sa conscience garantit la cohérence, et par suite, dans l'immortalité que lui promet la mémoire 925 .

Notes
914.

CIC., fin. II, 66 : « et, pour honorer la mémoire de cette femme, dès la première année son mari et son père furent élevés au consulat. »

915.

CIC., leg. II, 62 : « que les mérites des personnages qui ont été investis d’honneurs soient rappelés dans un discours public… »

916.

CIC., Tusc. I, 91 : « … dans la pensée que la postérité même l’intéresse, bien qu’il ne doive pas en avoir le sentiment. C’est pourquoi, même si l’on juge que l’âme est mortelle, on est en droit d’entreprendre pour l’éternité, non point par désir d’une gloire dont on ne saurait avoir le sentiment, mais par désir de la vertu, et forcément, même si la gloire n’est pas ce que l’on vise, elle est une conséquence de la vertu. » (trad. G. Fohlen et J. Humbert modifiée, Paris, CUF, 1931).

917.

Ibid. I, 109 : « car, bien que la gloire ne renferme rien de très désirable, elle suit cependant la vertu comme son ombre. » (trad. G. Fohlen et J. Humbert modifiée, Paris, CUF, 1931).

918.

Ibid. I, 110 : « Neptune engloutira Salamine elle-même avant la mémoire des trophées de Salamine, et Leuctres en Béotie disparaîtra plus tôt que la gloire qui s’attache à la victoire de Leuctres. »

919.

Ibid. V, 11 : « La complexité de sa méthode de controverse, la diversité des sujets traités, et l’étendue même de son génie, immortalisé par les écrits de Platon qui en ont fixé le souvenir, entraînèrent la création de nombreuses écoles dont les opinions divergeaient. »

920.

Ibid. V, 121 : « Mais puisque demain matin il faudra nous mettre en route, fixons dans nos mémoires les entretiens de ces cinq journées. »

921.

Ibid. V, 121 : « Dans quelle mesure notre activité dans ce domaine rendra-t-elle service aux autres, il me serait difficile de le dire ; ce qui est sûr, c’est que, en ce qui me concerne, les souffrances cruelles, les peines de toute nature qui m’assaillent de toutes parts ne m’auraient pas permis de trouver ailleurs un soulagement. »

922.

M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, p. 116 : « Chez lui, le goût de l’histoire apparaît comme une tendance symétrique de l’ambition qui porte sur l’avenir, le besoin de considérer l’évolution antérieure de l’humanité ou de sa cité apparaît comme le pendant de son besoin d’immortalité. Ce n’est pas sans une raison profonde venue de l’âme même, ou de l’inconscient, qu’il finit par édifier ce système composite qui lui permet de rêver d’une survie fondée sur sa gloire, c’est-à-dire sur la conservation de son nom par la mémoire de la postérité. C’est à la même tendance de son caractère que correspondent à la fois Memoria et Gloria. Cette loi naturelle qui pousse son esprit à unir le passé à l’avenir, les Maiores à la postérité, il serait facile d’en reconnaître la preuve dans ces menues manifestations, ces déclarations des discours qui, ne touchant pas directement à la question traitée, expriment les préoccupations personnelles de l’orateur : elles révèlent son attachement à l’héritage et laissent discerner dans sa conception de la gloire l’idée d’un legs transmis par les ancêtres à leurs descendants. » Ainsi s’explique l’apparente vanité de ses demandes à Lucceius et à Archias. Cf. A. Michel, « La philosophie de Cicéron avant 54 », Revue des études anciennes 67, 1965, 324-341, p. 338 : le désir exprimé auprès de Lucceius ou Archias n’est que le reflet de l’idée selon laquelle l’histoire doit récompenser un héros qui se sacrifie en faisant connaître son action à la postérité : « Très tôt, Cicéron sentait déjà qu’il devait approfondir sa conception de la gloire, l’adapter aux risques de l’échec terrestre. On trouve sa réponse dans le Pro Archia (29) ou (non sans nuances) dans la Lettre à Lucceius : il faut rechercher la gloire moins dans le présent qu’auprès de la postérité. Mais cela ne résout pas toutes les questions : même auprès de la postérité un échec vécu dans le présent ne risque-t-il pas d’avoir des effets désastreux ? » Cf. L. Marchal, « L’histoire pour Cicéron (II) », LEC 56, 3, 1988, 241-264, p. 249 ; entrer dans l’histoire signifie pour Cicéron obtenir une gloire immortelle : En tout cas, son attitude n’est pas l’expression d’une vanité exacerbée ni même exclusivement l’effet des procédés d’un habile politique : c’est que Cicéron veut atteindre à la gloire, dont il attend l’immortalité. Ce désir d’éternisation pourrait finalement rendre compte de l’intérêt pratique que Cicéron porta à l’histoire. »

923.

CIC., leg. III, 21 : « C’est pour nous certes un éloge exceptionnel et qui comptera pour la gloire immortelle de notre mémoire, que l’on n’ait pas pu contre nous, à aucun prix, trouver un seul tribun, si ce n’est celui-là précisément, l’homme qui n’avait pas le droit d’être tribun ! »

924.

CIC., Parad. IV, 29 : « Ah ! si tu m’avais arraché ce divin témoignage de ma conscience : mes soins, mes veilles, mes décisions maintenaient l’Etat debout bien malgré toi ; si tu avais détruit le souvenir impérissable de mon bienfait éternel… alors, oui, je l’avoue, j’aurais subi une injustice. »

925.

Cf. J. Gaillard, « Cicéron, la conquête et les conquérants », Ktèma 8, 1983, 129-140, p. 131, sur Ennius : « … (Cicéron) tient Ennius pour l’idoneus auctor, l’homme à qui l’aristocratie romaine des patres doit, comme il l’affirmait dans sa propre épitaphe, d’avoir accédé à la gloire dans la mémoire des hommes. » Toutefois, parallèlement à la vision optimiste de l’histoire offerte par le De oratore, L. Marchal, « L’histoire pour Cicéron (II) », LEC 56, 3, 1988, 241-264, analyse le scepticisme du De republica, qui dénigre la renommée terrestre résultant du travail historiographique et dévoile les doutes de Cicéron confronté à la crise de la République. La véritable immortalité est celle de l’âme. L. Marchal voit donc dans le refus par Cicéron de l’activité d’historien le choix de la contemplation philosophique (p. 261-262) : « Ainsi dans l’admirable texte du Songe de Scipion, l’on trouve exprimé un certain scepticisme sur la puissance de l’histoire lorsqu’on la veut du moins considérer du haut du monde, lors même que la terre se révèle si exiguë face à l’univers et que la gloire n’est seulement que vanité quand elle n’atteint pas à la véritable immortalité. Une gloire toute terrestre n’est-elle pas de fait soumise aux limites matérielles de l’espace et du temps et ne semble-t-elle pas à ce titre vouée à un oubli plus ou moins rapide ? Car à supposer que les générations lointaines se soucient de conserver et de transmettre la gloire de leurs ancêtres, les seules catastrophes naturelles, toujours possibles, mettent en question la perspective d’une gloire durable et plus encore celle d’une gloire éternelle. Quel intérêt y a-t-il, par ailleurs, à ce que les hommes du futur parlent de nous, qui vivons ici et maintenant, alors que ceux du passé n’ont pu en faire autant ? Pour philosophiques qu’ils sont ou précisément parce qu’ils sont tels, ces raisonnements consistent à penser que la gloire, véritable et immortelle, s’acquiert par la vertu, soit par la contemplation philosophique, et non point tant par l’histoire, la renommée terrestre de l’homme ne durant guère qu’avec lui et disparaissant avec l’oubli de la postérité. »