4. L'immortalité

a. Par le souvenir individuel : le Laelius

Cette perspective traverse, à l'échelle microcosmique de l'individu, tout le dialogue De amicitia. L'importance de la mémoire dans ce dialogue est renforcée par les circonstances de la mise en scène, organisée selon un retour en arrière qui fait appel à une chaîne de souvenirs : Cicéron se souvient de Scaevola, qui se souvient des paroles de Laelius. La mise en abyme 926 , observée plus haut, est réaffirmée à la fin du préambule, plaçant ainsi ce texte sous le signe de la memoria :

‘sic, cum accepissemus a patribus maxime memorabilem C. Laelii et P. Scipionis familiaritatem fuisse, idonea mihi Laelii persona uisa est, quae de amicitia ea ipsa dissereret, quae disputata ab eo meminisset Scaeuola. 927

Affligé par la mort de son ami Scipion en 129, Laelius s'entretient avec Scaevola l'Augure et Caius Fannius. Il se console par le souvenir de leur amitié qui lui donne l'impression d'une vie heureuse :

‘Sed tamen recordatione nostrae amicitiae sic fruor, ut beate uixisse uidear, quia cum Scipione uixerim 928

Alors que son gendre Fannius rappelle sa sagesse, lui préfère que la postérité se souvienne de leur amitié :

‘Itaque non tam ista me sapientiae, quam modo Fannius commemorauit, fama delectat, falsa praesertim, quam quod amicitiae nostrae memoriam spero sempiternam fore 929

On décèle une variation : Laelius ne considère plus la reconnaissance publique de ses mérites donc de ceux de Scipion, mais il a en vue la trace laissée à l'avenir par une relation d'affection limitée à des individus, gardée éternellement — memoria sempiterna — à l'esprit des générations futures au même titre que les grandes amitiés mythologiques :

‘quo in genere sperare uideor Scipionis et Laelii amicitiam notam posteritati fore. 930

Cette relation donne un espoir de vie prolongée, en ramenant les morts à la vie dans la mémoire de l'ami survivant :

‘tantus eos honos, memoria, desiderium prosequitur amicorum. 931

L'emploi du verbe prosequitur, au sens précis d’« accompagner un cortège funèbre », permet une personnification de la memoria qui traduit la vitalité d’un souvenir qui veille sans relâche dans la conscience de Laelius.

Pourquoi accorder tant d’importance à la mémoire affective ? Positive et empathique, elle invite à s’inspirer d’un modèle vertueux gardé en mémoire, comme dans le cas de Fabricius ou de Curius, dont le souvenir ne peut être évoqué sans sympathie, même pour qui ne les a pas connus :

‘Quis est qui C. Fabrici, M.’ Curi, non cum caritate aliqua et beniuolentia memoriam usurpet, quos numquam uiderit ? 932

Plus largement, le souvenir d’un ami vertueux est profitable parce qu’il guide la conscience de la postérité qui le prend pour repère moral ; il prend alors valeur d’exemple. Laelius ajoute qu’il est prêt à tout pour un ami, à condition que celui-ci soit vertueux ; il invite à examiner les amis que l’on a sous les yeux ou dont on garde le souvenir :

‘sed loquimur de iis amicis, qui ante oculos sunt, quos uidemus, aut de quibus memoria accepimus, quos nouit uita communis 933

Ne mérite ce nom d’ami que l’homme doté de la vertu. Celle-ci paraît nécessaire à l’amitié véritable, celle que la mémoire immortalise. Ainsi l’amicitia se mérite-t-elle : elle passe après l’intérêt supérieur de la cité ; l’assassinat de César en est l’illustration 934 .

Si le bon citoyen rend service à l’Etat avec l’espoir de vivre éternellement dans la mémoire de la postérité, de la même façon, le souvenir des activités passées de Scipion, de ses études avec Laelius, de leur campagne en Espagne, ne doit pas disparaître avec le vainqueur de Numance, ce qui paraîtrait moralement et affectivement insupportable à son ami :

‘Quarum rerum recordatio et memoria si una cum illo occidisset, desiderium coniunctissimi atque amantissimi uiri ferre nullo modo possem. 935

Le couple complémentaire recordatio/memoria (le souvenir ressassé volontairement et la faculté détentrice de l’information) confirme l’importance accordée par Laelius à cette remémoration affective. Conserver le souvenir de Scipion et le transmettre à la postérité revient à lui offrir une seconde vie, qui se nourrit d’elle-même, chaque souvenir en évoquant un autre ; Laelius note cet effet d’enchaînement en cascade qui lui procure le réconfort moral de savoir la mémoire de Scipion préservée de façon définitive :

‘Sed nec illa extincta sunt, alunturque potius et augentur cogitatione et memoria mea 936

La survie affective ne s’éteindra pas avec la mort de Laelius. C’est de la transmission d’une mémoire affective qu’il s’agit ici. Tandis que la mémoire collective préserve le nom et la gloire de Scipion, l’homme d’Etat, la mémoire individuelle, en dépôt chez Laelius, concerne l’homme dans sa vie familière et privée. C’est celle-ci que Laelius — et Cicéron — veulent également immortaliser.

En outre, commémorer une amitié exemplaire, c’est aussi souligner la place essentielle de cette notion dans la cohésion de la société romaine 937 . La mise en abyme même des dialogues y contribue, en établissant une chaîne de souvenirs fondée sur la mémoire affective des interlocuteurs. Cicéron s’insère en personne dans cette chaîne de dialogue en dialogue, de deux manières : par l’affection exprimée pour les personnages mis en scène dont il magnifie le souvenir à l’instar de Laelius perpétuant le souvenir de Scipion et dont il se sent l’héritier spirituel ; par la continuité chronologique et historique établie de dialogue en dialogue, de génération en génération, depuis l’interlocuteur le plus ancien, Caton le censeur, jusqu’à Cicéron lui-même, qui voit là une preuve de constance de l’esprit romain. Les analyses de M. Rambaud, M. Ruchet A. Michel démontrent l’importance de la succession chronologique de ces personnages dans la réflexion cicéronienne 938 .

La memoria individuelle permet donc de perpétuer le souvenir de l’ami défunt. Mais M. Ruch rappelle que l’amicitia de l’individu constitue plus largement le lien qui permet à chacun de participer à une plus vaste communauté humaine, de reconnaître en quiconque un semblable, d’établir une solidarité universelle, qui définit l’humanitas 939 . M. Rambaud associe l’amicitia, sentiment individuel, à la concordia, à l’échelle collective 940 . Reconnaissance individuelle et reconnaissance collective constituent ainsi deux échelles de mémoire qui garantissent l’immortalité du bon citoyen comme de l’ami vertueux et qui suggèrent l’espoir d’une survie de l’âme après la mort.

Notes
926.

Cf. supra p. 23 pour le texte (Lael. 1).

927.

CIC., Lael. 4 : « De même, puisque nous avons appris de nos pères que l’amitié de Caius Laelius et de Publius Scipion était célèbre entre toutes, Laelius m’a paru désigné pour exposer sur l’amitié les idées mêmes que Scaevola se souvenait l’avoir entendu exprimer. » (trad. R. Combès modifiée, Paris, CUF, 1971).

928.

Ibid. 15 : « Mais le souvenir de notre amitié m’apporte une telle jouissance qu’il me semble avoir vécu heureux, puisque j’ai vécu avec Scipion »

929.

Ibid. 15 : « Aussi ma réputation de sagesse, que Fannius vient de rappeler, ne me fait pas tant de plaisir (d’autant qu’elle est fausse) ; ce qui me réjouit davantage c’est l’espoir que le souvenir de notre amitié sera éternel. »

930.

Ibid. 15 : « j’espère que, parmi elles, l’amitié de Scipion et de Laelius prendra place et sera connue de la postérité. »

931.

Ibid. 23 : « tant l’honneur, le souvenir, le regret de leurs amis les accompagne. »

932.

Ibid. 28 : « Qui, en pensant à Caius Fabricius, à Manius Curius, ne ressent pour eux quelque sympathie, quelque bienveillance, sans les avoir jamais vus ? »

933.

Ibid. 38 : « Mais nous parlons des amis qui sont devant nos yeux, que nous voyons, que nous avons en mémoire, qu’on rencontre dans la vie ordinaire. » Les manuscrits se divisent, certains proposant memoriam. La leçon retenue par l’éditeur, memoria à l’ablatif, semble plus pertinente, car elle suggère, plutôt que les souvenirs laissés par l’ami méritant (évoqués par la leçon memoriam), la faculté de mémoire à laquelle sont confiés ces souvenirs, faculté critique, qui, par son activation, reconnaît ou non la valeur de cet ami. Mais cela suppose un emploi absolu du verbe accipio.

934.

Cette idée explique les prises de position de Cicéron dans certains discours où il note le déchirement ressenti entre son amitié et son devoir, avant de pencher d’un côté ou de l’autre, selon les mérites de son ami. J. Boes, La Philosophie et l'action dans la correspondance de Cicéron, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1990, p. 69-70, analyse les conseils de Cicéron à Matius, qui affirme sa loyauté envers César, même mort ; ils permettent de dater le Laelius, traité écrit en écho à la mort de César, destiné à justifier la trahison des proches du dictateur, au nom de l’intérêt général.

935.

CIC., Lael. 104 : « Si le souvenir et la mémoire de tout cela avait péri avec lui, je ne pourrais vraiment pas supporter la perte d’un homme si uni à moi et si aimant. »

936.

Ibid. 104 : « Mais ces souvenirs n’ont point péri, ils se fortifient plutôt et s’augmentent à mesure que j’y pense, que je me le rappelle. »

937.

J. Boes, La Philosophie et l'action dans la correspondance de Cicéron, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1990, p. 55-57, analyse les origines philosophiques de l’amicitia comme loi naturelle fondant la société des hommes (p. 56) : « A ses yeux, le groupement entre les hommes, qu’il soit politique ou amical, n’a en théorie qu’une seule origine, le mouvement spontané de la nature. Le De republica parle d’une naturalis hominum congregatio (I, 39) ». Cette amicitia apparaît comme un principe fédérateur, au même titre que la concordia ou le consensus.

938.

M. Ruch, Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron…, p. 257 ; M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, p. 100-108 ; A. Michel, « Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron », ANRW I, 3, 139-208, p. 167-168. Ces analyses de l’enchaînement des interlocuteurs sont présentées dans leur globalité dans l’Annexe n° 11, p. 492.

939.

M. Ruch, « Un exemple du syncrétisme philosophique de Cicéron, Academia posteriora, § 21 », REL 48, 1970, 205-228, p. 224-225 : « C’est ici que l’analyse du De amicitia prend tout son sens. A cette vaste cité des hommes, transcendant la parenté biologique (gens), nous conduit essentiellement la beneuolentia… n’importe quel être humain peut être mon ami, et dans mon ami même je vois le représentant de l’humanité. D’un mot, il y a entre l’amitié et la solidarité universelle un peu le même rapport qu’entre la dialectique et la rhétorique. En ce sens beneuolentia marque bien le passage de la simple disposition (uoluntas) à l’activité altruiste : il n’y a pas de véritable société humaine sans le dévouement réciproque. Ainsi, d’agrégation naturelle, tendant vers la différenciation des fonctions comme vers son état idéal, ce qu’elle était dans la pensée d’Aristote, la société devient, à l’échelle de l’humanité, solidarité consciente et voulue. »

940.

M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, p. 130-131 : « Pour Cicéron, l’amicitia n’est que la forme sociale de la vertu ; étendue à tout le corps social, elle n’est pas autre chose que la concordia, qui fait l’unité de l’Etat… Loin, donc, de critiquer Cicéron, Salluste le suit de fort près. Conforme à une vérité historique dont Cicéron avait été témoin, son tableau de l’amitié immorale qui unissait Catilina et ses complices illustre la corruption d’une cité, où la société des hommes, lien fondamental de l’Etat, était elle-même pervertie. »