b. Par la collectivité : le De officiis

La postérité promet une immortalité quasiment divine aux héros, dont la mémoire est sanctifiée par des honneurs dus aux dieux ; ainsi dans le De natura deorum, élevés au rang des dieux, ils prennent par leur uirtus valeur d'exemples qui inciteront les meilleurs citoyens à les égaler en affrontant le danger pour le salut de l'Etat :

‘Atque in plerisque ciuitatibus intellegi potest augendae uirtutis gratia, quo libentius rei publicae causa periculum adiret optimus quisque, uirorum fortium memoriam honore deorum inmortalium consecratam. 941

Le parallélisme des constructions 942 suggère le rapprochement des hommes de bien et des dieux. La divinisation apparaît comme la forme supérieure de reconnaissance des héros de la République, selon une logique proprement romaine d’après P. Grimal 943 . Cicéron étendra ce processus à l’ensemble des hommes et femmes de vertu comme sa fille Tullia, après la mort de celle-ci, comme le confirme M. Testard 944 . Cicéron justifie ainsi par le travail de la mémoire la naissance des dieux, idée puisée dans la doctrine de l'evhémérisme et développée dans le De officiis.

Il analyse d'abord le lien indéfectible qui associe Rome et ses héros. L'existence de ceux-ci est le gage de la permanence de l'Vrbs. L'oubli de ces citoyens méritants, dignes de mémoire, parce qu’imprégnés eux-mêmes du souvenir de leurs ancêtres et de leur dette envers leur patrie, signifierait la fin de Rome. Pour cette raison, le souvenir d'un Tiberius Gracchus (le père des Gracques) par exemple durera autant que le souvenir de l'histoire romaine :

‘Tiberius enim Gracchus P. f. tam diu laudabitur dum memoria rerum Romanarum manebit 945

Cicéron remarque ensuite que la mémoire seule valide la vraie gloire, marque de reconnaissance envers le citoyen méritant. Ainsi, il distingue les généreux et les prodigues ; les premiers sacrifient leur bien et leur personne par altruisme ; les seconds distribuent leur fortune en largesses superflues (les jeux) dont « ils ne laisseront qu'un souvenir éphémère voire absolument inexistant » :

‘prodigi qui epulis et uiscerationibus et gladiatorum muneribus, ludorum uenationumque apparatu pecunias profundunt in eas res quarum memoriam aut breuem aut nullam omnino sint relicturi 946

Cicéron fait sien le jugement sévère d'Aristote 947 , selon lequel ces prodigalités ne répondent pas à une nécessité et offrent un plaisir très bref dont le souvenir meurt sitôt assouvi :

‘… eaque (illa delectatio) a leuissimo quoque in quo tamen ipso una cum satietate memoria quoque moriatur uoluptatis. 948

Que reprocher aux prodigues ? Des intentions démagogiques, passant par la satisfaction des plus bas instincts, limitée aux seuls plaisirs physiques. Une visée limitée, qui n'envisage pas l'avenir lointain de Rome, et donc ne tend pas à assurer sa survie dans le temps : ces prodigalités sont limitées parce que seulement matérielles ; pour cette raison, elles ne subsisteront pas dans la mémoire des hommes. De ce fait, le prodigue laisse un souvenir aussi peu durable que ses présents.

Inversement, les bienfaits des généreux leur procurent la gloire et la reconnaissance, dont le souvenir se transmettra aux descendants des bénéficiaires :

‘Danda igitur opera est ut iis beneficiis quam plurimos afficiamus, quorum memoria liberis posterisque prodatur ut iis ingratis esse non liceat. 949

Cette reconnaissance héréditaire confère l'immortalité au bienfaiteur. Il importe pour Cicéron de créer un réseau d'obligations sociales, la memoria beneficiorum répondant aux beneficia comme une juste rétribution. L'obligation morale, pour l'un de donner, pour l'autre de se souvenir, dans ce tissu d'officia imaginés par le philosophe, est conçue comme un facteur d'apaisement, déterminant des relations sociales stables, parce que fondées sur la réciprocité. En effet, il menace de marginalisation le citoyen oublieux des bienfaits prodigués à sa famille ; la memoria manifeste un devoir de reconnaissance de ces bienfaits :

‘Omnes enim immemorem beneficii oderunt eamque iniuriam… eumque qui faciat, communem hostem tenuiorum putant. 950

L'ingrat est considéré comme l'ennemi de tous, car il décourage la générosité, dans un système d'échange où la gloire est acquise pour la postérité par le truchement de la memoria.

Le philosophe illustre cette théorie peu après par l'exemple de Paul-Emile, qui apporta un tel butin de Macédoine qu'il mit fin à l'impôt à Rome et n'en conserva rien, « sinon le souvenir éternel de son nom » dans la mémoire de ses concitoyens :

‘At hic nihil domum suam intulit praeter memoriam nominis sempiternam. 951

Cette idée reparaît dans le livre III, à propos d'Hercule que les hommes ont élevé parmi les dieux, en souvenir de ses bienfaits, en application de la doctrine evhémériste 952 . A son exemple, Cicéron invite les hommes au sacrifice de soi au profit de la collectivité (la nation, et plus largement, la communauté humaine suggérée par hominum fama) :

‘… imitantem Herculem illum quem hominum fama beneficiorum memor in concilio caelestium collocauit… 953

Hercule, destructeur de monstres au service de l'humanité, en retire une reconnaissance éternelle et obligée, poussée à son point ultime par la divinisation.

Cicéron l'oppose au cas des Tarquins, déjà évoqués plus haut : Brutus enlève le pouvoir à Tarquin Collatin, pour dissocier son nom de Rome ; cette action passe par un effacement du nom des Tarquins et du souvenir de leur règne :

‘Cum autem consilium hoc principes cepissent, cognationem Superbi nomenque Tarquiniorum et memoriam regni esse tollendam… 954

En faisant disparaître le nom du roi de la mémoire de Rome, on coupe celle-ci de son passé royal, qu'elle doit oblitérer pour se tourner vers une nouvelle forme de régime : on efface son histoire.

Ces deux exemples-types, contrastés, révèlent l'importance du rôle accordé par Cicéron à la memoria dans la cité, à la fois comme obligation de reconnaissance, facteur de stabilité chez ceux qui se souviennent, et comme moteur de l'action politique pour les bons citoyens désireux d'intégrer leur nom à l'histoire de la cité et d'obtenir ainsi une forme d'immortalité. Œuvrer pour la République, dit Cicéron, c'est choisir de faire partie de l'Histoire, trouver la reconnaissance de la postérité et nier la mort, puisque le souvenir de l'individu se trouve à jamais associé à la mémoire éternelle de Rome 955 .

On observe donc dans les textes théoriques de Cicéron une volonté de renouveler la notion de memoria en l’enrichissant de valeurs éthiques. Ainsi, la memoria beneficiorum aide Cicéron à affirmer la nécessité de relations humaines consolidées et apaisées, face à la déloyauté qui caractérise le comportement des élites de la République finissante. Dans le domaine proprement philosophique, Cicéron doit lutter contre les écoles qui limitent le rôle de la memoria ; il gratifie cette dernière d’une fonction spirituelle, qui lui permet de définir une nature humaine. Enfin, il renouvelle la mémoire historique de l’annalistique, la modernise, en définissant une conception historiographique à vocation morale, le dignum memoria. Cicéron lutte pour se réapproprier la memoria, dont il renouvelle la définition dans un cadre humaniste, face aux risques de destruction ou de confiscation par ses adversaires, politiques ou philosophiques.

En définitive, dans ses textes philosophiques, Cicéron fait de la memoria un élément de définition de l’humanitas :

1. elle est la manifestation de la gratia constitutive d’une morale humaniste

2. elle est un critère d’évaluation et de validation des connaissances, incertain mais fortement probable, comme le démontrent les nuances des Académiques ; cette mémoire sélective offre un outil de jugement critique qui permet la construction d’une historiographie

3. elle est la marque de la part divine de l’homme et définit ainsi une anthropologie.

Elle offre de la sorte à l’être humain un principe de reconnaissance externe — la collectivité, l’entourage — et interne — l’affirmation de la connaissance de soi et de la pérennité de l’homme au-delà de la mort. L’homme vraiment homme est un être de mémoire.

Cicéron a composé un De natura deorum ; l’ensemble de son œuvre ne tendait-il pas à construire une œuvre plus vaste et plus ambitieuse : un De natura hominis, c’est-à-dire une véritable anthropologie, où la memoria trouvait sa juste place ?

Cicéron recense les usages de la memoria dans le travail de l’orateur. Héritier d’une science qui la considère comme l’une des cinq parties de la rhétorique, il lui accorde cependant plus d’importance que ses prédécesseurs et dépasse ce cadre strictement technique. En effet, la memoria a sa part dans l’anthropologie cicéronienne : individuelle, elle est, ontologiquement, une marque de l’immortalité de l’âme et participe à la définition de l’humanitas. Imprégné de cette idée, Cicéron se bat contre les écoles philosophiques — l’épicurisme et le stoïcisme — qui minimisent la portée éthique de cette faculté.

Du reste, l’examen des discours révèle que la memoria, à la base de la conception cicéronienne de l’histoire, prend place également dans la doctrine politique de l’auteur : collective, elle l’aide à définir les camps en présence, assure une cohésion au sein du groupe qu’il entend constituer pour soutenir son action par le consensus tout au long de sa carrière et contribue surtout à la réussite de la concordia. Par ce mécanisme identitaire, il exclut de cette communauté les immemores et rénove la tradition républicaine.

Cicéron se livre ainsi dans l’ensemble de son œuvre à une renouatio memoriae qui vise à rendre toute son envergure à la mémoire, trop souvent cantonnée dans un rôle subalterne, réduite tantôt à une pure capacité technique par les rhéteurs, tantôt à un simple réceptacle de perceptions par les philosophies sensualistes. Il en ferait alors le support de la restauration du mos et du réveil des consciences qui pourraient sauver la République.

Cicero counts the uses of memoria in the work of orator. Heir to a science which regards it as one of the five parts of rhetoric, he gives however more importance to it than his predecessors and goes beyond this strictly technical conception. Indeed, memoria has its share in ciceronian anthropology : when individual, it is, ontologically, a mark of the immortality of soul and takes part in the definition of humanitas. Impressed by this idea, Cicero fights against philosophical schools — epicureanism and stoicism — which play down the ethical effects of this faculty.

Besides, the examination of speeches reveals that memoria, at the root of ciceronian historical conceptions, can also be found in the political doctrine of the author : when collective, it helps him to define the involved parties, ensures a cohesion within the group which he wants to constitute to support his action by the consensus throughout his career and contributes especially to the success of the concordia. By this process, he expels immemores from this community and renovates the republican tradition.

Notes
941.

CIC., nat. deor. III, 50 : « Ainsi, dans la plupart des cités, on peut comprendre comment, pour favoriser le courage, pour que chaque homme de valeur affronte plus volontiers la mort pour la patrie, on consacra la mémoire des héros par une mise au rang des dieux immortels. »

942.

Nom abstrait/complément du nom au pluriel/adjectif : uirorum fortium memoriam et honore deorum inmortalium, redoublé par le chiasme

943.

P. Grimal, « Du Re publica au De clementia. Réflexions sur l’évolution de l’idée monarchique à Rome », MEFRA 91, 1979, 671-691, repris dans Rome : la littérature et l'histoire t. 2, recueil de textes extraits de diverses revues, 1939-1984, Rome, École française de Rome, 1986 (Collection de l'Ecole française de Rome 93), 1239-1259, constate la nature proprement romaine de ce processus de divinisation des hommes méritants, partant du Songe de Scipion, qui promet au héros une place parmi les immortels (p. 1247) : « Certes, Cicéron, ici, s’inspire du platonisme, et son mythe a quelque chose de livresque. Mais comment ne pas constater aussi que cette divinisation du héros retrouve une tradition romaine antérieure à Scipion et bien vivante au temps de Cicéron. Il n’est pas utile ici de rappeler longuement tous les grands hommes que le peuple romain, depuis les origines, éleva au-dessus de la condition humaine… il semble bien que l’on soit en présence de mouvements spontanés, venus du peuple, la reconnaissance des citoyens prenant d’elle-même la forme d’un culte. Comme s’ils discernaient et honoraient, dans la personne du héros la présence d’une force divine. Si bien que, pourrait-on dire, il était plus facile, à Rome, de devenir dieu que de s’y faire reconnaître comme roi. Il s’agit d’une attirance sentimentale, irréfléchie, pour celui qui a donné à sa patrie la gloire des armes ou l’a protégée, en une circonstance critique, des dangers qui la menaçaient. »

944.

Cf. M. Testard, « Observations sur la pensée de Cicéron, orateur et philosophe », REL 80, 2002, 95-114, p. 102 : « Cicéron se sentit dépassé par l’événement, à tous égards, affectivement, mais aussi intellectuellement. L’auteur qui avait écrit le De re publica et plus précisément le Somnium Scipionis conçut l’insuffisance de sa pensée devant le drame de la mort de sa fille et découvrait la question essentielle et inéluctable que lui posait le sort de son enfant. Cicéron prit conscience que, d’après sa propre doctrine, exprimée dans le Somnium Scipionis, sa fille, qui était restée à l’écart de la vie publique, de la res publica, se trouvait exclue de l’immortalité. Dans sa Consolatio, Cicéron en vient à reconnaître d’autres mérites que ceux de l’action publique, progrès décisif de sa pensée, que lui impose le souvenir de sa fille, et il ouvre la porte de l’immortalité aux mérites de la vertu et de la culture, les deux titres auxquels il vouait à Tullia — omnium optimam, doctissimam (Consolatio fg. 5, Müller 11, dans Lactance, Diu. inst. I, 15, 20) — une admiration qui devenait un culte. » B. Liou-Gille, « Divinisation des morts dans la Rome ancienne », Revue belge de philologie 71, 1, 1993, 107-115, p. 112, juge que l’éducation de Cicéron explique sa croyance dans la divinisation des morts : « Nul doute, en tout cas, que Cicéron, qui a appris par cœur les XII Tables dans son enfance, qui a été le familier et l’élève de l’augure Mucius Scévola et du pontife du même nom, qui est lui-même augure, ne doive être étudié avec le plus grand sérieux lorsqu’il affirme que les morts deviennent des dieux dans l’ancienne religion romaine. »

945.

CIC., off. II, 43 : « Tiberius Gracchus, en effet, fils de Publius, sera célébré aussi longtemps que demeurera le souvenir de Rome… »

946.

Ibid. II, 55 : « les prodigues sont ceux qui, en festins, en distributions de viandes, en spectacles de gladiateurs, en préparatifs de jeux et de chasses pour le cirque, répandent l’argent pour des choses dont ils ne pourront laisser qu’un souvenir ou éphémère ou tout à fait inexistant »

947.

Cf. CIC., off. éd. M. Testard, Paris, CUF, 1970, p. 45 n. 2 : « d’après V. Rose, éditeur des Aristotelis fragmenta, Leipzig, Teubner, 1886, ce passage qu’il cite p. 90, sous le numéro 89, serait tiré de Peri dikaiosunès »

948.

CIC., off. II, 56 : « … qu’il est le fait des plus légers des hommes, chez qui cependant, tout juste avec la satiété, meurt aussi le souvenir du plaisir. »

949.

Ibid. II, 63 : « Il faut donc prendre soin de pourvoir le plus de gens possible de ces bienfaits dont le souvenir puisse se transmettre à leurs enfants et descendants, en sorte qu’il ne leur soit pas permis d’être ingrats. »

950.

Ibid. II, 63 : « Tout le monde en effet déteste l’homme oublieux d’un bienfait et considère cette injustice… et celui qui agit ainsi comme l’ennemi commun des petites gens. »

951.

Ibid. II, 76 : « Mais cet homme n’emporta rien dans sa demeure, si ce n’est l’immortel souvenir de son nom. » La locution apparemment restrictive nihil praeter souligne en fait l'importance de la récompense, à savoir l'immortalité.

952.

Toutefois, M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, p. 81, nuance la confiance d’un Cicéron rationaliste dans cette doctrine. L’argument supérieur à ses yeux est la nature divine de l’âme : « D’ailleurs, placée dans la bouche de Scipion, cette déclaration est des plus vraisemblables et correspond à cette politique des ambitieux romains qui cherchaient à faire croire au peuple qu’ils étaient des héros. En revanche, Cicéron croit que l’âme est la partie divine de l’homme. »

953.

CIC., off. III, 25 : « … en imitant cet Hercule que le jugement des hommes, en souvenir de ses bienfaits, a placé dans l’assemblée des dieux du ciel… »

954.

CIC., off. III, 40 : « Mais lorsque les premiers citoyens eurent pris cette résolution : qu’il fallait supprimer la parenté du Superbe, le nom des Tarquins et le souvenir de la royauté… » L'adjectif verbal tollendam affirme le caractère nécessaire, voire indispensable, de cet oubli conscient.

955.

Cf. P. Boyancé, Etudes sur Le songe de Scipion…, p. 138, analyse la situation de l’homme d’Etat qui préserve la cité et qui en retour obtient l’immortalité céleste : « “Sois bien persuadé de ceci, dit l’Africain à son petit-fils, tous ceux qui ont sauvegardé, secouru, accru la patrie, se voient réserver dans le ciel une place déterminée où dans le bonheur ils jouissent d’une vie éternelle”… Rien dans le Songe n’est plus romain, et c’est que rien ne touche plus au cœur de Cicéron ; il est clair que c’est l’homme politique qui s’exprime ici, comme il le faisait au premier livre du De republica quand il faisait dire par Scipion que rien ne rapprochait plus l’homme de la divinité que la fondation et la conservation des cités. Celui qui écrivait ces lignes à la gloire des “conservateurs” de l’Etat était l’homme qui se flattait d’avoir sauvé Rome au moment de la conjuration de Catilina. »