TROISIEME PARTIE : MEMORIA ET POLITIQUE

Nous avons examiné le rôle technique de la memoria dans l’apprentissage de l’éloquence cicéronienne et son dépassement, puis constaté que son implication dans la culture humaniste était justifiée par la place qu’elle occupe au sein des recherches éthiques et philosophiques de Cicéron. Elle se retrouve comme une notion importante à toutes les étapes de sa réflexion théorique, dans la définition de la nature humaine, de l’humanitas, à l’échelle de l’individu. Elle tient également sa place dans sa conception historiographique. Il est donc temps d’étudier la mise en pratique de cette notion théorique dans les textes liés à l’action politique de Cicéron, ses discours et certaines de ses lettres.

En effet, l’alliance étroite de la philosophie et de l’action politique chez Cicéron est généralement admise, comme l’affirme C. Nicolet 956  : « … c’est avec lui que commence à proprement parler la philosophie politique à Rome… Il est en fait le premier qui ait, systématiquement, confronté les nécessités de l’action politique, dans laquelle il était engagé, avec une réflexion philosophique qui n’était pas celle d’un amateur éclairé, mais qui répondait à une vocation exigeante et profonde. Nous avons donc la chance exceptionnelle de trouver, dans son œuvre, la “pensée politique” présente à tous les niveaux : celui de la praxis quotidienne d’abord, de la manipulation des hommes, de l’administration des choses, au cours d’une carrière malheureuse, mais brillante, mouvementée, et, en fin de compte, exemplaire, située au carrefour de destins et d’événements considérables. Ensuite, au niveau déjà plus élaboré des “programmes”, des constructions politiques à moyen ou à long terme, par exemple lorsqu’en 63, pendant son consulat, il exalte le pouvoir strictement civil qu’il incarne ; ou lorsqu’il tente de donner une base sociologique à sa politique. Enfin, nous trouvons aussi une réflexion proprement théorique, une véritable philosophie politique, résultat de la méditation constante des sources grecques… » G. Achard 957 souligne également la constance intellectuelle et doctrinale de Cicéron : « … cette action est toujours perceptible et suffisamment semblable d’une œuvre à l’autre pour que l’on puisse l’étudier globalement, sans recenser les procédés de la persuasion par discours ou par période. »

Nous n’étudierons donc pas les discours selon leur ordre chronologique, mais d’après les différentes fonctions assurées par la memoria dans la pensée politique de Cicéron. Toutefois, nous ne nous interdirons pas de souligner au besoin les évolutions ou au contraire les constantes du rôle politique de la memoria d’un texte à l’autre, en respectant leur succession chronologique.

En outre, les discours délibératifs, à vocation politique, seront certes les plus exploités. Néanmoins, nous ne pouvons écarter les discours judiciaires, qui, bien souvent, se déroulent sur fond de crise politique majeure et offrent l’occasion à l’homme d’Etat de défendre sa cause en plus de celle de son client : que l’on songe aux Verrines, liées à la questure de Cicéron en Sicile et à ses ambitions électorales ; au Pro Murena et au Pro Sulla, qui découlent du consulat de 63 et de la répression de la conjuration de Catilina ; au Pro Sestio et au Pro Plancio, conséquence du retour d’exil de 57 ; au Pro Milone, suscité par le climat insurrectionnel entretenu par les bandes de Clodius et de Milon ; aux Césariennes, qui offrent l’occasion à Cicéron de revenir dans le jeu politique et de se confronter au dictateur. Mais les plaidoiries moins connues, parfois plus anecdotiques, mériteront également d’être prises en compte ; certes, nous savons de quel opportunisme l’avocat peut faire preuve pour les besoins de la cause défendue, et les appels à la memoria n’échappent pas à la règle. Mais ces plaidoiries montrent, même à travers de simples faits divers, la permanence de la doctrine cicéronienne de la memoria, qui déborde du cadre strictement politicien, et s’applique plus largement à l’ensemble de la vie de la cité. Elles révèlent ainsi la globalité et la cohérence des conceptions politiques et morales de l’orateur.

La conception cicéronienne de la mémoire doit être étudiée selon deux échelles, complémentaires. En synchronie elle garantit la solidarité et la cohérence de la communauté romaine autour de Cicéron et des valeurs fondamentales qu’il défend. Mais cet aspect se double d’une perspective diachronique : si la memoria soude les contemporains entre eux, elle les unit également à leur passé et assure ainsi la continuité de l’histoire romaine, la fidélité des citoyens aux traditions, donc la constance de la République.

En ce sens, Cicéron doit défendre la memoria contre ses adversaires politiques, les révolutionnaires, en passe de renverser cette République.

Notes
956.

C. Nicolet, Les idées politiques à Rome sous la République, Paris, A. Colin, 1e éd. 1964, 2e éd. 1970 (Collection U, Série "Idées politiques" 10), p. 61-62.

957.

G. Achard, Pratique rhétorique et idéologie politique dans les discours optimates de Cicéron, Leiden, Brill, 1981 (Mnemosyne. Supplementum, 68), p. 429.