1. L’affirmation des racines familiales

Cicéron exalte à maintes reprises la memoria de son client qui se doit, sans déchoir, d’assurer la continuité du souvenir laissé par sa famille ; c’est qu’en effet elle traduit son respect des ancêtres, la volonté de tenir son rang en se montrant digne d’eux. Ainsi, la mémoire familiale apparaît comme un héritage prestigieux qui confère au client de l’avocat la qualité de ses ancêtres 958 . La péroraison du Pro Fonteio est significative. En effet, Cicéron remonte aux mérites des aïeux de Fonteius pour justifier comme un patrimoine familial la qualité de ce dernier :

‘primum generis antiquitas, quam Tusculo, ex clarissimo municipio, profectam in monumentis rerum gestarum incisam ac notatam uidemus ; tum autem continuae praeturae, quae et ceteris ornamentis et existimatione innocentiae maxime floruerunt ; deinde recens memoria parentis, cuius sanguine non solum Asculanorum manus, a qua interfectus est, sed totum illud sociale bellum macula sceleris imbutum est 959

La memoria offre une série de trois arguments favorables à Fonteius, propres à obtenir son acquittement. En premier lieu, les indices de mémoire, les monumenta rerum gestarum gravent dans la pierre la haute antiquité de sa famille : Fonteius y gagne le crédit d’origines anciennes — il appartient à la nobilitas plébéienne. En second lieu, le souvenir des magistratures régulièrement assumées par cette famille — continuae praeturae — définit sa valeur constante, transmise d’une génération à la suivante. Enfin, le rappel d’un événement plus proche, le meurtre du père de Fonteius, le met au rang des victimes d’une situation de crise institutionnelle — l’accession des provinciaux à la citoyenneté —, donc du côté de la légalité bafouée. En déroulant ce fil chronologique, du passé le plus lointain — antiquitas — jusqu’à l ‘assassinat de son père au début des guerres sociales, marqué par la bataille d’Asculum en 91 — recens memoria parentis —, Cicéron peut conclure logiquement sur un quatrième argument, les mérites personnels de Fonteius, présentés aussitôt après.

Scaurus lui aussi hérite de la dignitas de son père 960 , princeps senatus en 112 et censeur en 109, et de son aïeul, Lucius Caecilius Metellus Dalmaticus, vainqueur des Dalmates en 117, grâce à la memoria qui leur est attachée ; la possession de cette dignitas est constitutive d’une bonne naissance. C’est le moyen de dénigrer les témoins sardes de l’affaire, barbares déloyaux et sauvages, cités par l’accusateur Triarius, par contraste avec Scaurus l’accusé, dont la memoria familiale garantit la qualité de jeune homme bien né :

‘Haec cum tu effugere non potuisses, contendes tamen et postulabis ut M. Aemilius cum sua dignitate omni, cum patris memoria, cum aui gloria, sordidissimae, uanissimae, leuissimae genti ac prope dicam pellitis testibus condonetur ? 961

On voit à quel point la memoria, encadrée ici par dignitas et gloria, appartient à un réseau cohérent de valeurs. Cicéron constitue ce réseau en remontant la lignée du petit-fils au grand-père — sua, patris, aui —, sur un rythme ternaire qui accentue l’opposition avec les vices des Sardes, énumérés également en trois temps, en écho, et renforcés par le superlatif.

Il en va de même pour Rabirius Postumus, impliqué en 53 dans un scandale politico-financier relatif au trône d’Alexandrie : il a suivi Gabinius, qui a soutenu Ptolémée Aulète pour de l’argent. Postumus est déjà puni de son imprudence par la perte des sommes prêtées à Ptolémée ; il ne mérite pas d’être persécuté en étant condamné à payer en outre dix mille talents, l’amende de Gabinius qui s’est enfui… Cicéron justifie la maladresse de Postumus par l’ambition, somme toute légitime, d’égaler ses ancêtres, donc de prendre des risques, ambition qui révèle un homme de qualité, conscient de ses dettes envers ses ancêtres, donc du respect dû à leur mémoire :

‘… praesertim, iudices, cum sit hoc generi hominum, prope natura datum ut si qua in familia laus aliqua forte floruerit, hanc fere qui sint eius stirpis, quod sermone hominum ac memoria patrum uirtutes celebrantur, cupidissime persequantur… 962

La memoria justifie donc même des erreurs condamnables parce qu’elle manifeste l’attachement aux racines, donc la volonté de s’insérer dans une continuité familiale, dans le respect de la tradition et des patrum uirtutes 963 .

Du coup, Cicéron rend hommage aux hommes conscients de la dignité de leur famille et portés à la préserver en s’insérant dans la mémoire familiale, qu’ils tentent de renouare ou d’égaler. Ainsi, dans le Pro Sestio, il applaudit l’attitude d’un Quintus Caecilius Metellus Nepos, consul qui a fondu en larmes à l’évocation par Publius Servilius Vatia Isauricus de son ancêtre exilé, Metellus Numidicus, et de son honneur familial. Emu par l’analogie, il a soutenu le rappel d’exil de Cicéron, pourtant son adversaire politique, afin de ne pas déroger :

‘Et ad illius generis, quod sibi cum eo commune esset, dignitatem propinqui sui mentem a Clodianis latrociniis reflexisset, cumque eum ad domestici exempli memoriam et ad Numidici illius Metelli casum uel gloriosum uel grauem conuertisset, conlacrumauit uir egregius ac uere Metellus… nec illam diuinam grauitatem plenam antiquitatis diutius homo eiusdem sanguinis potuit sustinere, et mecum absens beneficio suo rediit in gratiam 964

Bon sang ne saurait mentir, selon Cicéron : grâce à l’intervention de son cousin Servilius — ils ont en commun un grand-père, Quintus Metellus Macedonicus —, Metellus Nepos se réconcilie avec Cicéron, oublie ses griefs dans l’intérêt de la République et confirme la dignitas d’une famille consciente de ses devoirs, à laquelle son appartenance est clairement marquée — uir uere Metellus : Servilius lui rend la mémoire de sa famille, et lui permet de se réaliser pleinement en tant que Metellus. J.-M. David analyse ainsi l’importance de l’exemplum dans la continuité familiale à partir de ce texte : « La volonté d’identification peut avoir plusieurs motivations. La plus claire est celle qui poussera un homme politique romain à rester digne de ses ancêtres. Cicéron dans le Pro Sestio (130) montre bien à quel point cette obligation morale pouvait être contraignante et rendre un individu sensible à l’emploi des exempla… Pour rester dans la continuité d’une tradition familiale, un magistrat sera donc tenté de reproduire le comportement de l’un de ses ancêtres. »  965 . L’exemplum exerce donc une contrainte sur le patricien qui l’entend 966  : « … l’exemplum n’a d’autre fonction que de fixer pour les contemporains de Cicéron la conformité au comportement traditionnel. Ces séries ou ces chaînes n’appellent donc pas autre chose que des actes qui permettent à leurs auteurs de s’y intégrer et de prendre leur place dans la galerie des ancêtres. »

Pour les détourner des factions révolutionnaires, Cicéron loue donc les homme de la jeune génération qui se situent dans le prolongement de la mémoire familiale et qui savent s’en montrer dignes en égalant voire en dépassant les exploits de leurs ancêtres 967 . Ainsi, Decimus Brutus qui maintient la Gaule cisalpine dans la légalité, face à Marc-Antoine, et mérite de la République parce qu’il se montre digne de l’exemple de son aïeul, en se souvenant du nom qu’il porte et de sa valeur héréditaire :

‘O ciuem natum rei publicae, memorem sui nominis imitatoremque maiorum. 968

Le bonus ciuis porte la memoria de sa famille et relaie donc les valeurs morales dont elle a donné les preuves. Respectueux de son rang, de son héritage, de sa memoria familiale, il en assure la continuité et perpétue la tradition en répétant l’exemplum de ses ancêtres — imitator maiorum. Nous pouvons traduire memor sui nominis par “conscient de son nom”.

De fait, Cicéron appelle chacun à prendre conscience de son héritage familial, et à tenir son rang. C’est ainsi qu’il invite Catulus, juge dans l’accusation contre Verrès, à prolonger la dignité de son père, vainqueur des Cimbres et des Teutons avec Marius à Verceil en 101, à égaler sa sévérité ; il invoque le souvenir de l’exploit de son père, commémoré par un portique – loquor enim de tuo clarissimo pulcherrimoque monumento 969 —, et l’invite à se montrer fidèle au nom qu’il lui a laissé, célébré par la présence du temple du Capitole qu’il a reconstruit, et qui maintient un souvenir éternel :

‘Tuus enim honos illo templo senatus populique Romani beneficio, tui nominis aeterna memoria simul cum templo illo consecratur 970

Le temple est ici un monument qui, en concrétisant le souvenir du nomen de Catulus, est une marque d’honneur pour son fils — tuus honos — ; celui-ci en retirera une émulation propre à l’inciter à marcher sur les traces de son père, à préserver sa dignité familiale, comme le souligne M. Ruch 971 .

L’avocat loue tout magistrat qui permet la pérennité, voire la renouatio d’une mémoire familiale oubliée. Il considère qu’en pardonnant à Marcellus, César restaure la mémoire ancestrale d’une famille aux origines anciennes qui n’a jamais démérité, et lui rend ainsi sa dignité :

‘Equidem cum C. Marcelli, uiri optimi et commemorabili pietate praediti, lacrimas modo uobiscum uiderem, omnium Marcellorum meum pectus memoria obfudit, quibus tu etiam mortuis M. Marcello conseruato dignitatem suam reddidisti, nobilissimamque familiam iam ad paucos redactam paene ab interitu uindicasti. 972

En réponse aux prières du cousin de Marcus, Caius Claudius Marcellus, César ranime la dignitas de la famille de Marcellus, et garantit la continuité du père au fils.

Cette nécessaire continuité familiale, Cicéron l’exalte encore en fustigeant sa rupture, lors du désastre provoqué par une mère qui, en avortant, brise une lignée, et fait disparaître le souvenir du nomen, à l’occasion de l’affaire de Cluentius. C’est à juste titre que cette femme de Milet a été condamnée à mort, car elle a ainsi tué dans l’œuf la mémoire transmissible de cette famille, brisé les espoirs du père, et tué un futur citoyen ; l’accumulation des victimes de cette femme accentue le sentiment pathétique de la perte :

‘neque iniuria quae spem parentis, memoriam nominis, subsidium generis, heredem familiae, designatum rei publicae ciuem sustulisset. 973

Seul le respect de la memoria garantit l’avenir de la gens. La gradation ascendante, de parentis à rei publicae, contribue à la dramatisation, et renforce l’impression de continuité de l’individu — parentis — à la collectivité — rei publicae —, dont le lien noué avec la cellule familiale — nominis, generis, familiae — paraît ainsi indéfectible.

Notes
958.

Cf. J.-F. Thomas, « Le champ sémantique de la notoriété et de la gloire en latin : problèmes de synonymie nominale », Revue de philologie, de littérature et d'histoire 74, 1-2, 2000, 231-255, p. 234-235 : « La gloria maiorum constitue le patrimoine familial de notoriété prestigieuse et de prééminence reconnue avec éclat que les membres du groupe se doivent de préserver. » Cf. aussi n. 14, p. 234 : « (La gloria maiorum) se nourrit évidemment des hauts faits des ancêtres et leur prestige se concrétise par un cérémonial avec le rituel des imagines (Polybe 6, 53, 6). Elle devient alors un modèle et une incitation pour les descendants qui se doivent de suivre l’exemple et d’enrichir le capital de notoriété pour qu’à leur tour sur leur tombe puisse être inscrite la formule de l’elogium d’un des Scipions (CIL I2, 10) : Facile facteis superases gloriam maiorum. J.-M. André, « Les problèmes de l’individualisme dans l’humanisme cicéronien », Helmantica 50, 1999, 29-43, souligne l’importance de la mémoire familiale pour l’aristocratie (p. 31) : « C’est la mémoire des grandes familles, matérialisée par les statues et les tituli triomphaux, par les fastes consulaires et triomphaux, par les imagines et leurs inscriptions, par les épitaphes des sépulcres aristocratiques, qui maintient et diffuse cet héroïsme gentilice… Témoin de la mémoire collective du peuple romain, admirateur des Romani mores, Cicéron a constamment et très tôt exploité dans ses discours les exempla illustres de la race… »

Sur les funérailles et le ius imaginum, à travers le texte de Polybe qu’ils ont fortement impressionné, cf. C. Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976, 2e éd. rev. et corr. 1988 (Tel 140), p. 460-467. J.-C. Marcel et L. Mucchielli, « Un fondement du lien social : la mémoire collective selon Maurice Halbwachs », Mémoire de la technique et techniques de la mémoire, dir. C. Lenay et V. Havelange, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1999 (Technologies, vol. 13 No 2), 63-88, définissent ainsi une mémoire familiale (p. 75) : « … chaque famille romaine avait son culte avec ses propres rites, sa propre mythologie, sa propre mémoire constituant “l’armature traditionnelle de la famille”. Toutes ces choses constituent et définissent un ensemble de “représentations familiales” d’où procède la solidarité entre ses membres. »

G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 471, explique que le discours s’appuyant sur la prudentia est adapté à l’auditoire du Sénat : « Une action doit être choisie parce qu’elle est conforme à la sagesse… Cette sagesse est essentiellement la capacité de prévoir le déroulement des événements — ce qui suppose la connaissance exacte du passé (memoria) et du présent (intelligentia). C’est la qualité primordiale de l’homme politique d’après le De republica… L’appel à la sagesse est presque uniquement lancé par Cicéron devant les Sénateurs ». Or, la memoria est l’un des éléments constitutifs de cette vertu (inu. II, 160). Son implication devant les grandes familles de Rome par l’appel à la prudentia est naturelle.

959.

CIC., Font. 41 : « d’abord l’ancienneté de sa famille, issue du fameux municipe de Tusculum, dont les monuments, où sont gravés les services de ses ancêtres, attestent l’illustration ; ensuite les prétures obtenues sans interruption par les siens et qu’ils ont illustrées par divers mérites mais surtout par leur réputation de désintéressement ; de plus la mémoire récente de son père dont le sang a souillé de la tache du crime non seulement les habitants d’Asculum, par qui il a été massacré, mais la guerre sociale tout entière »

960.

Sur la carrière exceptionnelle de M. Aemilius Scaurus père, cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p.528 : édile en 122, préteur en 119, consul en 115, censeur en 109, princeps senatus en 115, 108, 102, 97, 92, 89…

961.

CIC., Scaur. 45, fr. n (Asconius 31) : « Et comme tu n’auras pas pu t’en tirer, tu insisteras malgré cela, tu demanderas que M. Aemilius, avec toute sa dignité, avec la mémoire de son père, avec la gloire de son grand-père, soit donné en pâture à cette race ignoble, sans consistance ni conscience, et je dirai presque à des témoins vêtus de peaux de bête ? » (trad. P. Grimal modifiée, Paris, CUF, 1976).

962.

CIC., Rab. Post. 2 : « … quand surtout, juges, en vertu d’un penchant naturel, en quelque sorte, au genre humain, dans une famille illustrée par un titre de gloire, ceux qui appartiennent à cette race, parce que les mérites de leurs ancêtres sont célébrés dans les propos des hommes et perpétués dans leur souvenir, poursuivent en général avec une ardeur extrême ce même titre de gloire… »

963.

L’exemplum fournit un modèle de référence, à imiter ou non ; cf. J.-M. David, « Maiorum exempla sequi : l’exemplum historique dans les discours judiciaires de Cicéron », MEFRM 92, 1, 1980, 67-86, qui répertorie les définitions cicéroniennes de l’exemplum (p. 68 à 71) et en analyse le fonctionnement (p. 67-68) : « L’exemplum, la petite histoire courte qui rappelle un fait passé de la vie d’un grand homme, joue donc un rôle important dans la stratégie de l’orateur. Il peut certes n’avoir pour fonction que de rappeler un précédent et justifier un raisonnement. Il peut aussi… être le moment d’une identification entre les deux personnalités du héros et de celui que l’on met en cause. C’est alors que l’anecdote devient modèle et qu’il convient de s’interroger sur son fonctionnement paradigmatique. » ; p. 81 : « L’exemplum est d’abord une comparaison. Il met en scène deux séries de comportements… Mais il opère aussi par le biais d’une image exemplaire qui permet une identification ou une répulsion paradigmatique et se rapproche ainsi de la métaphore. » G. Achard, Pratique rhétorique…, observe cette nécessité cicéronienne (p. 312) : « Le Romain se doit aussi d’être digne de ses aïeux. Il essaie de les imiter voire de les surpasser. Cette pietas est toujours vive à la fin de la République : c’est elle qui pousse Brutus à tuer César. Et les optimates exhortent sans cesse leurs troupes à s’inspirer des grands ancêtres : c’est en effet un des plus sûrs moyens d’œuvrer pour la res publica. »

964.

CIC., Sest. 130 : « il invita son parent à reporter ses pensées, loin des brigandages de Clodius, vers l’honneur de leur commune famille ; puis il en vint à la remémoration d’un exemple domestique, et au destin — fut-il glorieux, fut-il douloureux ? — du célèbre Metellus le Numidique. Alors cet homme hors de pair, — un vrai Métellus — fondit en larmes… Issu du même sang, il ne put résister plus longtemps à cette divine noblesse, pleine des antiques traditions, et son intervention généreuse le réconcilia, bien qu’il fût éloigné, avec moi. » (trad. J. Cousin modifiée, Paris, CUF, 1965) En guise d’exemplum, nous avons affaire ici à une évocation des Enfers comme celle que suggérait Cicéron dans ses traités rhétoriques (cf. CIC., Brut. 322, supra p. 21).

965.

J.-M. David, « Maiorum exempla sequi : l’exemplum historique dans les discours judiciaires de Cicéron », MEFRM 92, 1, 1980, 67-86, p. 82.

966.

Ibid. p. 84. G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 483, confirme cet usage des exempla destinés à l’aristocratie, concernant le même texte (observons au passage que G. Achard semble confondre les deux frères Metelli : c’est bien Nepos, adversaire de Cicéron en 63-62, qui se réconcilie avec lui en 57 ; d’autant plus qu’au moment du Pro Sestio, en 56, seul Nepos est encore en vie) : « Le passé présente en effet un très vif éclat. Plus les exemples sont anciens, plus ils ont de force et de charme… Pour les boni uiri, l’histoire est magistra uitae. Les orateurs jugent d’ailleurs que les exempla des aïeux sont surtout utiles pour inciter à une noble conduite… De plus ces arguments sont particulièrement efficaces s’ils s’adressent à des patriciens ou à des nobles : ceux-ci se sentent en effet redevables envers leurs ancêtres du rang qu’ils occupent dans la société : ils sont fiers des exploits de leurs aïeux… Cicéron use souvent de ces exempla. »

967.

Sur l’attirance de la jeunesse romaine pour les révolutionnaires, cf. P. Jal, « Cicéron et la gloire en temps de guerre civile », Mnemosyne 16, 1963, 43-56, p. 44-45 : « L’influence et la séduction que Catilina et César exercèrent sur de nombreux jeunes gens, le fils d’A. Fulvius, celui d’Hortensius, le neveu de Cicéron, Coelius, Dolabella, Curion, etc., est jugée particulièrement dangereuse par Salluste et Cicéron… La prodigieuse carrière de César est contemporaine, en effet, de cette “crise d’une génération”, bien analysée par Otto Seel (Cicero : Wort, Staat, Welt, Stuttgart, Klett, 1953), et qui en opposant les fils à leurs pères, entraîne des conséquences tragiques du point de vue familial ; mais elle révèle aussi, en cette période de guerres civiles qui déchirent Rome depuis le début du siècle, la gravité du bouleversement moral de la jeunesse — jeunesse dorée toujours disposée à suivre les révolutionnaires, Catilina ou César… qui s’enrôlait avec tant d’empressement sous les bannières des condottieri — quand elle ne faisait pas elle-même surgir de son sein de véritables chefs de bande, qui vivent et meurent comme tels : Milon, Caelius, Curion, Dolabella, Sittius, — à la fois héros et bandits, tous avides de gloire autant que d’argent et de butin. » Sur ce point, H. Zaboulis, « La jeune génération dans la philosophie et la politique de Cicéron », Ciceroniana N. S. 8, 1994, 103-117, p. 103, affirme que Cicéron porte un même jugement critique sur l’ensemble de la jeunesse romaine, et décèle un conflit de générations, propice au délitement de la République. Cet avis semble pour le moins catégorique et mérite d’être nuancé : s’il rejette les jeunes gens oublieux de leurs racines et de leurs obligations, il loue au contraire tous ceux qui perpétuent dignement leur nom, à commencer par Brutus, et sait soutenir ceux qu’il juge — à tort ou à raison — utiles à la République, comme Caelius, Curion ou Octavien… L’exemple de C. Popillius Laenas, tribun militaire qui dirige la troupe lancée à la poursuite de Cicéron et qui fut auparavant défendu par sa victime d’une accusation de parricide, reste un cas particulier d’ingratitude caractéristique de l’attitude dénoncée par Cicéron, mais n’est pas nécessairement représentative d’un conflit de générations, contrairement à ce que dit H. Zaboulis (p. 116-117). Sur Popillius Laenas et l’aveuglement supposé de Cicéron, cf. les propos éminemment tendancieux de J. Carcopino, Les Secrets…, p. 399.

968.

CIC., Phil. III, 8 : « O citoyen né pour le bien de la patrie, qui se souvient du nom qu’il porte et suit l’exemple de ses aïeux ! »

969.

CIC., Verr. II, IV, 69.

970.

Ibid. II, IV, 69 : « C’est en effet ta gloire qui est consacrée dans ce temple par la faveur du Sénat et du peuple romain, c’est la mémoire éternelle de ton nom qui est vouée avec ce temple à l’immortalité. » (trad. H. Bornecque et G. Rabaud modifiée, Paris, CUF, 1927).

971.

M. Ruch (« Les quatre premières Philippiques : modèle d’adaptation au public », Etudes cicéroniennes…, 102-108, p. 104) définit ainsi cette conception : « Un troisième aspect caractéristique des discours adressés au Sénat, c’est la part faite aux exemples tirés de l’histoire. Car il est manifeste que, dans les grandes familles sénatoriales, règne une conscience permanente de la tradition. Ce qu’il importe de souligner pour Cicéron, c’est la continuité de cette tradition, qu’il s’agit à tout prix de maintenir et de vivifier. Ecoutons-le s’adresser à Antoine (Phil. I, 118) : “Ramène enfin, je t’en prie tes regards sur la République, Marc Antoine : considère ceux dont tu es issu, non ceux avec qui tu vis”, ou encore I, 34 : “Ah ! si seulement, Marc Antoine, tu te souvenais de ton aïeul. Tu m’as pourtant entendu longuement parler de lui et bien souvent !” » Ce traditionalisme n’empêche pas Cicéron de fustiger les éloges funèbres, propres aux grandes familles, souvent mensongers parce qu’ils déforment la mémoire historique par leur nature apologétique : cf. R. T. Ridley, « Falsi triumphi, plures consulatus », Latomus 42, 2, 1983, 372-382, p. 372 : « In a celebrated passage, Cicero refers to the corrupting of Roman history by funeral speeches… It would be one thing for families of the Roman oligarchy to falsify private records, but reference to false triumphs and “too many” consulships is another thing. Indeed, history has been corrupted. » N. Belayche, « Rome : la ville et le pouvoir », Rome, les Césars et la ville, dir. N. Belayche, Rennes, 2001, p. VI, constate la part des constructions urbaines dans la fabrication de la memoria des grandes familles : « Dans les luttes où s’affrontèrent ouvertement depuis Sylla les prétendants à un pouvoir supérieur sinon unique, les nobiles (et leurs familles) détenteurs des magistratures ont utilisé comme une arme efficace l’illustration dans l’espace urbain de leurs personnes, de leurs exploits, de leur gens, illustration durable dans les monuments ou temporaire au gré des manifestations festives destinées à alimenter leur memoria en construction. »

972.

CIC., Marcell. 10 : « Pour moi, quand je vis tout à l’heure, comme vous, les larmes de C. Marcellus, ce parfait citoyen, ce modèle de dévouement familial, le souvenir de tous les Marcellus envahit mon cœur ; en conservant Marcus, tu leur as rendu, même par delà la mort, tout leur prestige, et tu as sauvé pour ainsi dire du néant une illustre famille déjà réduite à quelques descendants. »

973.

CIC., Cluent. 32 : « rien n’était plus juste, puisqu’elle avait anéanti les espoirs d’un père, la mémoire d’un nom, le soutien d’une race, l’héritier d’une famille, un citoyen destiné à la République. »