1. La memoria ou l’unité d’un homme

La memoria est un thème d’éloge fréquent dans les discours de Cicéron. Ainsi dans le Pro Balbo, il loue la memoria de Pompée à deux reprises, dans l’exorde et dans la péroraison, plaçant sa plaidoirie sous le parrainage de ce haut personnage qui a accordé à Lucius Cornelius Balbus, habitant de Gadès et ami de César, la citoyenneté romaine, que lui conteste un autre Gaditain. Cicéron le défend pour complaire à César — l’action se place en juillet-août 56 peu après les accords de Lucques du mois d’avril. Cicéron commence par louer la plaidoirie prononcée par Pompée la veille en faveur de Balbus :

‘Nihil enim umquam audiui quod mihi de iure subtilius dici uideretur, nihil memoria maiore de exemplis, nihil peritius de foederibus, nihil inlustriore auctoritate de bellis, nihil de re publica grauius, (3) nihil de ipso modestius, nihil de causa et crimine ornatius… 1007

Si l’on veut bien négliger l’emphase un peu flagorneuse de ce portrait, suscitée à la fois par l’accumulation de comparatifs appliqués au vainqueur de Mithridate et par l’anaphore de nihil, on s’apercevra que la memoria, associée aux autres qualités citées, est louée ici en tant que qualité indispensable de l’orateur richement doté d’exemples historiques, connaisseur des grands hommes du passé et de la jurisprudence.

Mais à la fin de son plaidoyer Cicéron, évoquant de nouveau la memoria de Pompée, dépasse le simple cadre rhétorique : la memoria n’apparaît plus, dès lors, comme une simple capacité technique portée à son plus haut point, comme le précisait précédemment l’hyperbole nihil memoria maiore. Elle est désormais conçue comme la caractéristique, parmi d’autres qualités morales, de l’homme de bien, qui mérite, de ce fait, le privilège de donner comme Marius le droit de cité à un étranger :

‘Quodsi uultus C. Mari, si uox, si ille imperatorius ardor oculorum, si recentes triumphi, si praesens ualuit aspectus, ualeat auctoritas, ualeant res gestae, ualeat memoria, ualeat fortissimi et clarissimi uiri nomen aeternum. 1008

La memoria de Pompée invite donc au respect de ses décisions. La polysémie du mot, qui n’est accompagné d’aucun complément, invite à le prendre dans toutes ses acceptions, qui toutes jouent en sa faveur. En effet, la memoria familiale qu’il développe, voire qu’il constitue — son père, homo nouus, est le premier à avoir fait accéder cette famille aux plus hautes fonctions 1009 — à travers ses exploits — res gestae —, qui contribueront à diffuser son souvenir auprès de la postérité — nomen aeternum — mais aussi la faculté technique de l’orateur et plus largement cette qualité constitutive de la prudentia qui contribue à définir l’humanitas doivent emporter la conviction.

C’est à ce titre que Cicéron applaudira dans le Pro Rabirio Postumo la présence de la memoria chez César, qui garantit sa qualité d’homme de bien et donc sa loyauté. Car l’éloge final du proconsul constate l’importance qu’il accorde à la memoria dans deux domaines complémentaires, les sphères publique et privée. Il explique tout d’abord que ses exploits militaires sont dus à son ambition de vivre dans le souvenir de la postérité :

‘sed magnis excitata (magna) sunt praemiis ac memoria hominum sempiterna. Quo minus admirandum est eum facere illa qui immortalitatem concupiuerit. 1010

Mais cette fois, ajoute-t-il, le mérite de soutenir Caius Rabirius Postumus est d’autant plus grand qu’il n’agit pas pour obtenir la reconnaissance de la postérité, assurée par les les ouvrages historiques, mais pour sauver un ami :

‘Haec uera laus est, quae non poetarum carminibus, non annalium monumentis celebratur, sed prudentium iudicio expenditur. 1011

Le souci de la mémoire collective, déjà puissant chez César, se trouve donc surpassé par l’attention qu’il porte à la memoria individuelle : plus que de sa propre gloire, César se soucie de son amitié pour Rabirius !

‘ego enim hanc in tantis opibus, tanta fortuna liberalitatem in suos, memoriam amicitiae reliquis uirtutibus omnibus antepono. 1012

La memoria amicitiae l’emporte donc sur le reste, même sur la memoria hominum sempiterna. Le cas est assez rare pour être noté : Cicéron appelle fréquemment à faire passer les relations d’amitié portées par la mémoire individuelle après le souci de la mémoire collective, nous le verrons plus loin. Toutefois, l’amicitia doit passer au premier plan lorsque l’ami le mérite par sa qualité — c’est alors un devoir, l’amicitia étant considérée comme l’un des fondements de l’humanitas, fondatrice de toute société, aux yeux du philosophe, qui saura s’en souvenir lorsqu’il décidera d’accompagner Pompée en Grèce en 48. Comptant sur le prestige de César pour sauver Postumus, Cicéron glorifie donc la memoria comme expression véritable de l’humanité de César dans ce choix de l’amitié authentique.

Inversement, c’est devant un César maître de Rome et juge cette fois qu’il défend en novembre 45 le roi galate Déjotarus, pompéien accusé d’avoir tenté d’assassiner le dictateur. Niant la vraisemblance d’un tel projet, Cicéron explique la participation du monarque à la guerre civile par le souvenir que lui avait laissé Pompée ; celui-ci avait en effet consolidé son royaume après avoir abattu Mithridate VI, son rival. De ce fait, le choix du parti du vaincu se justifie par la qualité humaine de Déjotarus, révélée par la fidélité de sa mémoire — Pompei memoria :

‘Nec enim si tuae res gestae ceterorum laudibus obscuritatem attulerunt, idcirco Cn. Pompei memoriam amisimus. 1013

Ainsi, l’avocat renverse l’argumentation de l’accusation : le choix du camp pompéien n’apparaît plus comme un motif de honte, mais au contraire comme un acte digne d’éloge, parce que respectueux de l’amitié, marque d’une memoria fidèle, donc d’une valeur personnelle, humaine, incontestable. Et Cicéron n’est pas seul : amisimus inclut ceux qui comme lui ont suivi Pompée par fidélité à l’amitié. Il appartient donc au parti des citoyens memores, respectueux des valeurs romaines fondamentales.

La dernière série de discours de Cicéron, les Philippiques, ne cesse de creuser ce sillon : rien n’importe plus que d’être fidèle à soi-même, à ses engagements, par le jeu de la memoria, pour signifier son appartenance au camp des hommes de bien. C’est ainsi qu’il loue Antoine d’avoir fait voter un sénatus-consulte supprimant la dictature des institutions romaines, suppression légitimée par le souvenir douloureux de la perversion de cette charge par César, qui l’a rendue perpétuelle. Antoine donne une garantie de son attachement à la République en ne négligeant pas cette mémoire cuisante ; nous sommes le 2 septembre 44, et la rupture n’est pas encore consommée entre les deux protagonistes:

‘… magnumque pignus ab eo rei publicae datum se liberam ciuitatem esse uelle, cum dictatoris nomen, quod saepe iustum fuisset, propter perpetuae dictaturae recentem memoriam funditus ex re publica sustulisset. 1014

C’est à cet épisode glorieux que fait référence Cicéron lorsqu’il interpelle le même Antoine, dans la péroraison du discours suivant, l’invitant à se ressaisir et à se rappeler précisément son acte d’abolition de la dictature:

‘Recordare igitur illum, M. Antoni, diem quo dictaturam sustulisti ; pone ante oculos laetitiam senatus populique Romani. 1015

Ce souvenir doit agir comme un stimulant, inciter Antoine à prolonger son acte et à tenir son rang en persévérant : en faisant preuve de mémoire, il imposera le respect à ses concitoyens par sa constance et la cohérence de sa conduite, car il fera reconnaître la continuité de son action. La memoria affirme donc l’unité d’un homme, ce qui fait de lui un uir bonus. Cicéron se fait immédiatement plus menaçant, après avoir offert cette possible ouverture : l’exemple de César assassiné par ses amis, malgré ses tentatives pour se concilier la faveur de tous, doit rendre Antoine prudent. D’autant plus, ajoute Cicéron, que la comparaison ne joue pas en faveur d’un Antoine : celui-ci n’est pas doté des qualités indéniables de César, qui ne l’ont pourtant pas empêché d’échouer:

‘Fuit in illo ingenium, ratio, memoria, litterae, cura, cogitatio, diligentia 1016

Parmi elles se trouvait la memoria : associée aux autres facultés intellectuelles qui définissent la vie de l’esprit et la culture, elle devient donc un élément de définition de l’homme de bien, éduqué et accompli, qu’était l’imperator malgré ses travers. Cette accumulation constitue un éloge de l’honnête homme à travers un homme hors du commun, César. Sa memoria est une émanation de la nature, à laquelle le rattache le mot ingenium. Antoine, lui, ne possédant pas au même degré ces qualités, dont la memoria, risque de perdre le respect conféré par l’humanitas, la nature humaine, qu’elles définissent. Maniant la flatterie comme l’intimidation, Cicéron espère encore, à cette date — fin octobre/fin novembre 44 —, ramener Antoine à la raison.

Qualité morale que la memoria, disions-nous, quand Cicéron s’affirme prêt à participer à une députation auprès d’Antoine, pour servir sa patrie. La mémoire, qui a retenu les bienfaits des sénateurs et l’intérêt de la patrie, garantit que le citoyen qu’il est accomplira son devoir pour imposer les vues du Sénat, donc de la légalité républicaine, à Antoine:

‘Etenim, quis est ciuis, praesertim hoc gradu, quo me uos esse uoluistis, tam oblitus benefici uestri, tam immemor patriae, tam inimicus dignitatis suae, quem non excitet, non inflammet tantus uester iste consensus ? 1017

La question oratoire, le couple redondant oblitus/immemor renforcé par tam, la gradation légère du premier au second — immemor prenant une connotation plus péjorative qu’oblitus, parce qu’il exprime un déni de mémoire — traduisent l’indignation faussement incrédule du vieux consulaire, et garantissent devant le Sénat sa soumission à l’intérêt de la République.

De la même façon, il innocente, entre le 8 et le 10 mars 43, le Sénat de toute responsabilité dans l’échec des pourparlers avec Antoine, auxquels Cicéron ne veut plus participer. Il réconforte les sénateurs en démontrant que toute la faute en incombe à leur adversaire et que le Sénat lui-même n’a pas failli en engageant ces négociations. En effet, ce dernier n’est pas condamnable puisque, selon le consulaire, il a su rester fidèle à ses engagements et a mis en avant des propositions de paix dans l’espoir d’une reddition d’Antoine, non par faiblesse, mais au contraire en se souvenant de ses exigences, donc sans compromission ; la litote non… immemores… grauissimorum decretorum contribue à renforcer le sentiment d’autorité et d’inflexibilité du Sénat, dont le geste d’apaisement doit être considéré comme une démonstration de sa force tranquille et de sa mansuétude, aux yeux de Cicéron, et non comme une erreur ou une marque de peur :

‘Vos autem, patres conscripti, non tam immemores uestrorum grauissimorum decretorum uidebamini quam spe adlata deditionis, quam amici pacem appellare mallent, de imponendis, non accipiendis legibus cogitare. 1018

Notes
1007.

CIC., Balb. 2-3 : « Jamais en effet je n’ai rien entendu qui me semblât plus pénétrant en matière juridique, plus évocateur à propos des précédents, mieux informé sur les conventions internationales, d’une autorité plus lumineuse sur les guerres, plus réfléchi sur les affaires politiques, plus modeste relativement à la personne de l’orateur, plus orné dans un procès et une poursuite… ».

1008.

Ibid. 49 : « Si l’air de Marius, sa voix, l’empire de son ardent regard, si ses récents triomphes, si sa présence visible eurent alors du pouvoir, que n’en aient pas moins aujourd’hui l’autorité de ce vaillant et célèbre guerrier, ses exploits, son souvenir, son éternel renom ! »

1009.

Pour le portrait, très sombre, de Cn. Pompeius Strabo, consul en 89 , et de son fils Magnus, cf. R. Syme, La révolution romaine…, p. 39-40.

1010.

CIC., Rab. Post. 42 : « Mais les grandes actions sont provoquées par les grandes récompenses et la mémoire éternelle de l’humanité. Il faut d’autant moins s’étonner qu’accomplisse de telles actions celui qui aspire à l’immortalité. »

1011.

Ibid. 43 : « Voici le mérite véritable que ne célèbrent ni les vers des poètes, ni les témoignages de l’histoire mais qui se pèse dans la balance des sages. »

1012.

Ibid. 44 : « En fait, quant à moi, au milieu d’une puissance si grande, d’une telle fortune, c’est cette générosité envers les siens, la mémoire de l’amitié que je mets au-dessus de toutes les autres vertus. » (trad. A. Boulanger modifiée, Paris, CUF, 1949).

1013.

CIC., Deiot. 12 : « Si tes exploits ont rejeté dans l’ombre toutes les autres gloires, nous n’avons pas pour autant oublié Pompée. »

1014.

CIC., Phil. I, 4 : « c’était un gage éclatant qu’il donnait à la patrie de son attachement aux institutions républicaines, en supprimant totalement de notre constitution le titre de dictateur, qui souvent avait été légal, en raison de la mémoire récente de la dictature perpétuelle. »

1015.

Ibid. II, 115 : « Rappelle-toi donc, Antoine, ce jour où tu as aboli la dictature ; replace devant tes yeux l’allégresse du Sénat et du peuple romain »

1016.

Ibid. II, 116 : « Il avait l’intelligence, le jugement, la mémoire, la culture, l’application, la prévoyance, la diligence ». Sur les dons intellectuels de l’imperator, et notamment sa « mémoire “napoléonienne” qui lui permettait de lire et d’écrire sans interrompre ses audiences et, quand nulle autre occupation ne risquait de le distraire, de dicter à ses secrétaires jusqu’à sept lettres à la fois », cf. J. Carcopino, Jules César, Paris, PUF, 1935, 5e édition 1968, p. 127 (pour l’anecdote, cf. Pline, N. H. VII, 25).

1017.

CIC., Phil. VI, 18 : « Car quel citoyen, surtout dans le rang où vous m’avez voulu placer, pourrait oublier vos bienfaits, négliger la patrie, s’opposer à sa propre dignité, sans se laisser exciter, enflammer par votre accord unanime ? »

1018.

Ibid. XII, 2. : « Quant à vous, Sénateurs, vous paraissiez non point tant oublieux de vos très rigoureux décrets que prêts, quand on vous apportait l’espoir d’une reddition, que ses amis aimaient mieux appeler la paix, à imposer, non à recevoir des conditions. » (trad. P. Wuillemier modifiée, Paris, CUF, 1960).