C. La concorde civile et la mémoire collective

La memoria identifiée chez un individu offre donc une garantie de ses qualités morales. Inversement, la memoria collective peut choisir de distinguer l’individu, en lui garantissant le souvenir.

1. Memoria et dignitas

Nous nous servirons du critère du dignum memoria, employé dans la théorie historiographique de Cicéron et appliqué dans son action politique, ce qui révèle une fois de plus la continuité de sa réflexion. Le terme memoria se trouve souvent associé à dignus dans les discours, la memoria de la communauté conférant sa dignitas à l’individu ; Cicéron le rappelle dans le deuxième discours Sur la loi agraire, prononcé devant l’assemblée du peuple le 2 janvier 63, où il évoque avec une humble gratitude ce qu’il doit au peuple, qui l’a élu ; cette humilité est destinée à persuader les Romains que le nouveau consul défend leurs intérêts et qu’il se montre digne de leur vote. Par ce procédé, il espère entraîner leur adhésion contre la loi agraire présentée par le tribun Rullus, séide de César :

‘Qua re adhibetur a me certa ratio moderatioque dicendi, ut quid a uobis acceperim commemorem ; qua re dignus uestro summo honore singularique iudicio sim, ipse modice dicam, si necesse erit 1037

Ce souvenir partagé garantit la qualité de Cicéron.

De même, dans le Pro Sestio, lorsqu’est évoquée l’intervention d’Hortensius : défenseur de Sestius, au même titre que Cicéron, il a invoqué le tribunat de son client pour réfuter l’accusation et en a profité pour donner des règles de vie politique que son confrère qualifie de « dignes de mémoire » — memoria dignam :

‘De quo quidem tribunatu ita dictum est a Q. Hortensio, ut eius oratio non defensionem modo uideretur criminum continere, sed etiam memoria dignam iuuentuti rei publicae capessendae auctoritatem disciplinamque praescribere. 1038

Inversement, Cicéron, dans le Pro Plancio, invite à ne pas prendre en considération les rumeurs sur lesquelles s’appuie Laterensis, pour accuser son rival heureux Plancius d’avoir exercé des pressions pour être élu édile. En effet, peu fiables, elles ont pour origine des individus dont on a oublié l’identité, ou que l’on a jugés indignes de mémoire, puisque personne ne peut les appeler à témoigner ni même citer leurs noms !

‘Sed si quid sine capite manabit, aut <si> quid erit eius modi ut non exstet auctor, qui audierit <autem> aut ita neglegens uobis esse uidetur ut unde audierit oblitus sit, aut ita leuem habebit auctorem ut memoria dignum non putarit, huius illa uox uulgaris “audiui” ne quid innocenti reo noceat oramus. 1039

La mémoire apparaît comme un outil de jugement moral : elle confère de la dignitas à celui qui en est l’objet, et à l’inverse, discrédite celui qu’elle refuse de retenir. Elle semble indispensable dans la reconnaissance des mérites du bon citoyen.

Notes
1037.

CIC., leg. agr. II, 2 : « C’est pourquoi j’use de circonspection et de réserve dans mes paroles pour rappeler ce dont je vous suis redevable, pour dire moi-même avec discrétion, si cela est nécessaire, en quoi je suis digne de cet honneur suprême que vous m’avez accordé et de ce témoignage d’estime exceptionnel »

1038.

CIC., Sest. 14 : « Ce tribunat, Q. Hortensius en a parlé dans de tels termes, à vrai dire, que visiblement son plaidoyer n’était pas seulement une réfutation des accusations, mais la prescription, pour la jeunesse, de règles autorisées de politique, dignes de mémoire. » L’expression manifeste l’exigence de mémoire formulée par Cicéron à l’égard des jeunes optimates à qui s’adresse la digression programmatique du Pro Sestio consacrée à l’otium cum dignitate. Cf. P. Boyancé, Cum dignitate otium, REA 43, 1941, 152-191.

1039.

CIC., Planc. 57 : « Mais si quelque bruit se propage sans origine définie, s’il en est un pour lequel on ne puisse désigner un garant certain, si la personne qui l’a entendu vous apparaît comme assez négligente pour avoir oublié de qui elle l’a appris, ou considère que le garant en était si mince qu’elle ne l’a pas cru digne de mémoire, alors je vous prie instamment de ne pas faire que ce mot si banal, dans la bouche de cet homme, “je l’ai entendu dire“, ne nuise à un accusé innocent. » (trad. P. Grimal modifiée, Paris, CUF, 1976).