2. La reconnaissance publique des bienfaits

Qu’il évoque la concordia ordinum en 63 ou, plus tard, le consensus bonorum uniuersorum, Cicéron a toujours mené une action fédératrice et œuvré pour le rassemblement. Les historiens modernes ont clairement montré que sa situation d’homo nouus et surtout de civil, privé des moyens militaires d’un César ou d’un Pompée, l’incitaient à adopter cette attitude : il s’agit de souder autour de lui une opinion majoritaire et cohérente, susceptible de le soutenir 1040 . Mais au-delà de cet aspect pragmatique, Cicéron sait aussi que c’est l’unique moyen de préserver l’unité romaine et de maintenir la concorde civile 1041 , mises en péril par l’ambition des chefs de guerre et par la force des armes ; il faut lui reconnaître cette ambition plus généreuse et moins personnelle : sauver Rome de ses dissensions internes en lui proposant un certain nombre de repères moraux et idéologiques consensuels, capables de souder la société. La memoria en fait partie.

En effet, une mémoire collective, admise de tous, doit renforcer le sentiment d’appartenance à une même communauté, qui partage des valeurs morales identiques. Nous l’avons vu, la memoria désigne une prise de conscience identitaire, familiale, existentielle, chez l’individu. Cicéron change alors d’échelle, constatant que la memoria joue le même rôle au niveau collectif : la prise de conscience de l’identité communautaire romaine, dont elle assure ainsi la solidité, en affermissant les liens sociaux. Elle définit en somme une conscience collective.

Cicéron introduit une catégorie qui lui tient à cœur, ferment de la société romaine telle qu’il la conçoit, les boni ciues 1042 , dont la solidarité doit permettre de sauver la République du péril révolutionnaire, et sur lesquels il s’est appuyé pour combattre Catilina. La reconnaissance de ces boni ciues, les uns envers les autres, ou encore envers l’autorité, familiale, politique, garantit l’accomplissement du devoir de chacun et donc la stabilité de la communauté romaine.

Au-delà, Cicéron souhaite éveiller chez chacun le sentiment d’appartenance à cette communauté nationale, en suscitant la prise de conscience d’une memoria commune à tous les Romains ; celle-ci révèle ainsi une cohérence qui fonde ladite communauté, soudant plus étroitement les boni ciues pour aboutir à la fois à la solidarité dans l’adversité et à une stabilité politique que Cicéron nomme concordia.

Il en appelle donc à la memoria de ses auditeurs, espérant les rassembler autour de souvenirs communs, héros ou événements ; il prétend créer une solidarité de cette façon autour du client qu’il défend, en rappelant en quoi il marque les esprits 1043 . De la même manière, il rappelle en permanence son action personnelle lors de la conjuration de Catilina. Il est, pourrait-on dire, son meilleur client. On y a certes vu un désir de gloire personnelle répondant à la vanité. Mais au-delà de cette fierté, légitime ou non, il importe de constater le rôle joué là aussi par la memoria. Cicéron évoque en permanence le souvenir laissé par son action dans l’esprit de ses concitoyens — s’ils l’avaient oubliée, il se charge de la leur rappeler à maintes reprises…

Ainsi, durant le procès pour concussion de Lucius Flaccus, en 59, Cicéron rappelle la carrière de l’accusé, et notamment son rôle dans la répression de la conjuration de Catilina. Il s’appuie sur le souvenir qu’en ont gardé à la fois les provinciaux et les citoyens de toute l’Italie, qu’il réunit en une seule et même communauté — haec communis nostrum omnium patria —, pour souligner la reconnaissance collective dont jouit Flaccus, et attirer sur lui la sympathie des juges, due à un citoyen méritant :

‘… quem haec communis nostrum omnium patria propter recentem summi benefici memoriam complexa teneat… 1044

La memoria benefici prend alors une ampleur collective, qui réunit tous les citoyens derrière un uir bonus.

Il en va de même pour Sestius, qui a laissé un souvenir favorable chez les habitants de Capoue ; l’avocat ne manque pas de rappeler le décret des décurions par lequel ils reconnaissent avoir été sauvés grâce à lui des partisans de Catilina :

‘Non recito decretum officio aliquo expressum uicinitatis aut clientelae aut hospitii publici aut ambitionis aut commendationis gratia, sed recito memoriam perfuncti periculi, praedicationem amplissimi beneficii , uocem officii praesentis, testimonium praeteriti temporis 1045

Cicéron désigne ici la mémoire collective d’une cité, d’un peuple, ou d’une génération dont tous les membres partagent les mêmes souvenirs. Dans le même discours, il unit ses auditeurs dans cette mémoire commune des exactions de Catilina, en lisant une lettre que lui, consul, avait alors écrite à Sestius, l’invitant à venir de Capoue avec ses troupes ; toute une génération doit, à ses yeux, partager le même effroi de ce passé commun — qui valorise son action de consul :

‘Atque ut illius temporis atrocitatem recordari possitis, audite litteras et uestram memoriam ad timoris praeteriti cogitationem excitate. 1046

Cette mémoire collective peut se constituer à n’importe quelle échelle, y compris pour des questions beaucoup plus pratiques, simplement financières, comme il l’écrit à la fin de l’année 51, à Publius Furius Crassipès, le deuxième mari de sa fille Tullia. Il lui demande, alors qu’il est questeur de Bithynie et du Pont, de soutenir les actionnaires de Bithynie, dont la memoria beneficiorum garantit la gratia, donc la réciprocité :

‘Id cum mihi gratissimum feceris, tum illud tibi expertus promitto et spondeo, te socios Bithyniae, si iis commodaris, memores esse et gratos cogniturum. 1047

Le responsable politique doit appuyer la paix sociale sur des échanges de service — d’aucuns parleront de clientélisme — dont la loyauté est garantie par le souvenir des bienfaits accordés à une communauté, qu’il s’agisse d’un groupe de pression ou du corps civique dans son ensemble. Le principe qui régit les relations individuelles dans la pensée cicéronienne peut donc être répercuté dans la vie de la cité, pour assurer la cohésion de la collectivité.

Si le uir bonus ou le bonus ciuis doit faire preuve de memoria pour manifester son respect des traditions et sa fidélité aux valeurs fondamentales, et donc constituer une pièce d’un corps social harmonieux, ce corps doit inversement se regrouper derrière l’étendard d’une mémoire commune, celle des bienfaits des citoyens méritants ; la reconnaissance publique à leur égard tend à souder une même génération autour des dangers traversés ensemble, selon un axe horizontal. De plaidoiries en discours politiques, le procédé est identique : l’orateur défend son client ou son allié politique en rappelant les services rendus à Rome, et s’autorise pour cela du souvenir qu’ils ont laissé chez ses concitoyens. Ce souvenir partagé les unit en une seule et même entité collective, capable de faire front aux ennemis de la République — ou plus simplement aux accusateurs affrontés par l’avocat.

Ainsi, le souvenir laissé par les mérites de Milon envers Cicéron et la République assurait son élection au consulat :

‘Valebat apud uos, iudices, Milonis erga me remque publicam meritorum memoria, ualebant preces et lacrimae nostrae quibus ego tum uos mirifice moueri sentiebam… 1048

Cicéron en tire argument pour démontrer que Milon n’a pas prémédité le meurtre de Clodius, considérant qu’il n’avait aucun profit à en tirer.

Inversement, cette stratégie fut inefficace dans le cas d’Antonius Hybrida — oncle du futur triumvir —, collègue de Cicéron en 63. Sa victoire militaire, à la tête des troupes régulières, sur Catilina et ses hommes n’a pas laissé un souvenir suffisant pour compenser son implication dans le complot :

‘Accusauit C. Antonium collegam meum, cui misero praeclari in rem publicam benefici memoria nihil profuit, nocuit opinio malefici cogitati. 1049

Il faut dire que, compromis, il s’est fait porter malade le jour de la bataille, au point que la victoire est attribuée à son lieutenant Petreius 1050

Beaucoup plus tard, dans les Philippiques, il procède de la même manière, en constatant l’empreinte indélébile de l’exploit — le meurtre de César — accompli par Marcus Brutus — qui n’en a pas encore reçu la juste récompense — dans la “mémoire reconnaissante de tous les citoyens”, unis par ce souvenir commun, si évident que Cicéron, en une prétérition, déclare ne pas vouloir l’évoquer. Cette mémoire vient compenser l’absence de consécration officielle. L’objet de ce discours est l’attribution de l’imperium à Brutus — qui vient de défaire Caius Antonius, frère de Marc Antoine, en Grèce —, à laquelle s’oppose Calenus :

‘Ac de hac quidem diuina atque immortali laude Bruti silebo, quae gratissima memoria omnium ciuium inclusa, nondum publica auctoritate testata est. 1051

La patrie reconnaissante se rassemble donc dans une mémoire superlative derrière un individu méritant, qui assure ainsi sa cohésion. L’individu finit même par s’effacer derrière une abstraction, une idée qu’il représente : la libertas, que Rome retrouve grâce à Brutus. En son absence, le public manifeste son attachement à son souvenir par des cris, lors des Jeux Apolliniens, selon Cicéron :

‘… populus Romanus maximo clamore et plausu Bruti memoriam prosequebatur 1052

La représentation de la pièce d’Accius Brutus pendant ces jeux apparaît comme un élément de propagande, comme le démontrent J. Boes et G. Achard 1053 .

Cicéron établit ensuite une équivalence directe entre Brutus et Libertas, entre l’acte fondateur et le résultat ; cette équivalence est traditionnelle depuis le bouleversement de 509 selon A. Dernience 1054  ; elle repose sur la substitution en chiasme de la memoria civique, collective, des Romains, et du corps physique, monumentum du héros absent. Cette substitution est renforcée par l’isolexisme liberatoris/libertatis, régi par le couple corpus/memoria :

‘Corpus aberat liberatoris, libertatis memoria aderat : in qua Bruti imago cerni uidebatur. 1055

Cette mémoire commune autour d’une personne physique, puis de l’idée qu’elle représente, renforce l’unité de la cité. La République a besoin de héros pour se fédérer autour de la mémoire partagée de leurs exploits.

Les autres césaricides ne sont pas oubliés et sont mis en valeur de la même façon. Decimus Brutus, par exemple, se trouve ainsi récompensé par la mémoire reconnaissante de ses concitoyens, parce qu’il a tenu tête à Antoine lors du siège de Modène :

‘Neque enim ullam mercedem tanta uirtus praeter hanc laudis gloriaeque desiderat — qua etiam si careat, tamen sit se ipsa contenta, quamquam in memoria gratorum ciuium tamquam in luce posita laetetur — laus igitur iudici testimonique nostra tribuenda Bruto est. 1056

Une relation se trouve établie entre la uirtus de l’individu et la memoria collective — gratorum ciuium —, l’adjectif verbal tribuenda présentant cette récompense comme un dû.

De même, Cassius fédère autour de lui tous les bons citoyens, selon Cicéron. Celui-ci loue à l’aide du même procédé, la prétérition, le geste accompli avec Marcus Brutus :

‘Maximam eius et singularem laudem praetermitto : cuius enim praedicatio nondum omnibus grata est, hanc memoriae potius quam uocis testimonio conseruemus. 1057

Ce discours, prononcé à la fin du mois de février 43, invite le Sénat à confier la guerre contre Dolabella, qui vient de tuer Trebonius, gouverneur d’Asie, au roi Déjotarus et à Cassius, déjà victorieux par ailleurs. Mais le souvenir du tyrannicide qu’il fut doit jouer ici comme un argument prestigieux en faveur de Cassius ; l’ombre du dictateur assassiné doit faciliter l’union des Républicains dans la consécration par la mémoire collective des héros des Ides de mars.

Le procédé s’élargit enfin dans la dernière Philippique, d’un héros à une foule anonyme ; Cicéron rend un hommage collectif 1058 aux soldats tombés devant Modène et invite les Romains à manifester leur reconnaissance en leur offrant une place dans leur mémoire :

‘Est autem fidei pietatisque nostrae declarare fortissimis militibus quam memores simus quamque grati. 1059

Le couple inséparable memor/gratus définit ainsi la récompense et son instrument, et se répète aussitôt, sur le mode de l’échange et de la réciprocité du service — pro patria uitam :

‘illud admirabilius et maius maximeque proprium senatus sapientis est, grata eorum uirtutem memoria prosequi qui pro patria uitam profuderunt. 1060

En officialisant cet acte de mémoire comme un devoir du Sénat, l’orateur consacre avec les mêmes termes ces soldats morts dans la lutte contre Antoine. Unis dans la mort, ils doivent fédérer les vivants par la communauté de mémoire.

Ce principe de reconnaissance par la mémoire comme récompense s’applique même aux étrangers ; ainsi à Déjotarus et aux autres alliés asiatiques, invités à lutter contre Dolabella, en février 43, en échange de la gratitude de Rome, garantie par la fidélité de sa mémoire :

‘Itemque si ceteri reges, tetrarchae dynastaeque fecissent, senatum populumque Romanum eorum offici non immemorem futurum. 1061

Le tour officiel de la formule senatum populumque Romanum définit une mémoire collective, nationale, véritable institution politique en somme, outil de la reconnaissance des services ; il associe l’ensemble des Romains dans une véritable obligation, affirmation sur un axe horizontal d’une identité communautaire, qui assure la cohésion de l’entité romaine ; l’exigeante litote non immemorem souligne, par la tournure négative, le caractère d’obligation de cette mémoire reconnaissante ; sans elle, point de survie de Rome, semble déclarer Cicéron.

Notes
1040.

Sur cette stratégie d’unification, la bibliographie est abondante. On trouvera les principaux éléments de discussion sur la politique de consensus de Cicéron dans l’Annexe n° 12, p. 493.

1041.

Sur la nécessité de la concordia à Rome, cf. A. Michel, « La philosophie en Grèce et à Rome… », 773-885, p. 807 : « Cicéron insiste sur la concordia. Il comprend que l’action politique est impossible sans l’union des gens de bien — consensus bonorum, les deux mots sont philosophiques — et sans la recherche de la paix. Il essaie de montrer que cette union a des fondements sociologiques dans le peuple même de Rome ; les différentes classes sociales ont intérêt à s’entendre : c’est la concordia ordinum. Ainsi la philosophie (et l’histoire) fonde dans la nature des choses l’accord des vrais démocrates et des vrais aristocrates. Tous ont également besoin de paix, de vertu, de raison. » P. Boyancé, « Cicéron et César », BAGB 1959, 4, 483-500, repris dans Etudes sur l'humanisme…, 160-179, p. 163, rappelle que Cicéron veut unifier les ordres romains au moment opportun, alors que la stabilité extérieure est obtenue grâce à Pompée : « Il s’est progressivement, régulièrement élevé dans la société romaine, et s’est de plus en plus rapproché des gens de la noblesse, sans se séparer de sa classe d’origine, les chevaliers, et en cherchant aussi à garder la faveur du peuple. Il rêve de la concorde, de la paix sociale, de la paix tout court, car Pompée, en achevant de battre Mithridate, a éliminé le seul adversaire menaçant aux frontières. »

1042.

Sur la définition complexe et évolutive des boni chez Cicéron et les limites de son usage pour répondre finalement à la nécessité d’une concordia plus large, cf. G. Achard, « L’emploi de boni, boni uiri, boni ciues et de leurs formes superlatives dans l’action politique de Cicéron », LEC 41, 1973, 207-221, p. 210-211, 217, 218 : « … Cicéron cherche à substituer à l’étroite concordia ordinumou au peu étendu consensus bonorum une véritable concordia ciuium (Cf. fat. 2 ; off. I, 85 ; Br. I, 3, 2 ; fam. X, 12, 4 ; Phil. VIII, 4). Alors, pour désigner les soutiens de la res publica, l’orateur se sert de boni ciues, éliminant peu à peu boni, optimus quisque dont le sens est socialement trop limité. Mais boni ciues et optimi ciues sont même souvent abandonnés au profit de l’expression la plus large du consensus : senatus populusque. » (p. 221), et Pratique rhétorique…, p. 363-368 : « … qualifier quelqu’un de bonus, c’est tout à la fois le louer pour ses qualités morales, pour sa conduite politique et rendre honneur à sa position dans la cité » (p. 368).

1043.

C’était le cas dans les apostrophes aux juges citées plus haut (cf. supra p. 117 sqq.).

1044.

CIC., Flacc. 5, fr. de Milan, fr. 6 : « … un homme qu’étreint dans ses bras notre commune patrie à tous, en mémoire du service éminent qu’il vient de lui rendre… » (trad. F. Gaffiot et A. Boulanger modifiée, Paris, CUF, 1938).

1045.

CIC., Sest. 10 : « Le texte que je vous dis n’est pas inspiré par ces égards officieux que dictent le voisinage, la clientèle, l’hospitalité officielle, l’intrigue ou la recommandation. Ce que je vous dis, c’est la mémoire d’un risque surmonté, l’éloge d’un service hautement précieux, l’expression d’une gratitude présente, le témoignage d’un temps passé. » (trad. J. Cousin modifiée, Paris, CUF, 1965)

1046.

Ibid. 11 : « Pour vous rappeler l’horreur de cette époque-là, écoutez cette lettre et réveillez votre mémoire à la pensée des terreurs passées. »

1047.

CIC., fam. XIII, 9, 3 ; lettre 236 : « Ce sera me faire le plus grand plaisir ; mais aussi je te promets et garantis, après expérience, que si tu rends service aux actionnaires de Bithynie, tu reconnaîtras qu’ils ne sont ni oublieux ni ingrats. »

1048.

CIC., Mil. 34. : « Pour le recommander auprès de vous, juges, Milon avait la mémoire des services rendus à l’Etat et à moi-même ; il avait nos prières et nos larmes qui, alors, je m’en suis aperçu, vous touchaient vivement… »

1049.

CIC., Cael. 74. : « Il mit en cause mon collègue C. Antonius, un malheureux à qui ne servit en rien le souvenir d’un service éminent rendu à l’Etat, mais que perdit le soupçon d’un projet criminel. »

1050.

Cf. Salluste, Cat. 59.

1051.

CIC., Phil. X, 7 : « Cet exploit divin et immortel de Brutus, je le passerai sous silence : inclus dans le souvenir reconnaissant de tous les citoyens, il n’a pas encore reçu de consécration officielle. »

1052.

Ibid. X, 8 : « … le peuple romain rappelait par ses acclamations et ses applaudissements enthousiastes le souvenir de Brutus »

1053.

Sur la volonté de Brutus, préteur et organisateur des jeux, de faire représenter la pièce Brutus d’Accius et sur la place de celle-ci dans la lutte entre Brutus et Antoine, cf. J. Boes, « A propos du De diuinatione, ironie de Cicéron sur le nomen et l’omen de Brutus », REL 59, 1981, 164-176, p.166 : « Mais (Antoine), devinant que ces manifestations (les ludi Apollinares en juillet 44) mettraient en honneur le meurtrier de César, fit changer le nom du mensis quinctilis, et les festivités s’ouvrirent nonis Iuliis… Il est évident que Brutus tenait à tirer profit de l’effet que pouvait produire sur les spectateurs l’omen attaché à son nom, tel qu’il est évoqué dans la pièce d’Accius. Il est évident aussi qu’Antoine s’efforçait, au contraire, dans son intérêt personnel, de maintenir présent à l’esprit du populus le nom de César. La foi dans les présages n’est pas seulement alors un thème de réflexion philosophique, elle touche de près à l’actualité des luttes politiques. » G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 78, souligne les manipulations de la mémoire opérées par Cicéron et parle d’ « effort de propagande » : « Aussi ce sont les réactions au théâtre, réactions favorables à la res publica que Cicéron monte en épingle. Il le fait surtout dans le Pro Sestio et les Philippiques. Il suffit de comparer le longueur de l’évocation de ces manifestations dans les discours et la brièveté des lettres sur ce point pour mesurer l’effort de propagande de l’orateur. En insistant sur ces clameurs au théâtre, Cicéron fait oublier au début de 56 les assemblées populaires qui lui ont été hostiles en 58 ; et en 44-43 il estompe le souvenir du mouvement populaire pro-césarien d’après les Ides. ». En effet, inversement, en privé, Cicéron regrette ces manifestations favorables à Brutus ou à lui-même (p. 79) : « En 57 Cicéron écrit à Atticus que les clameurs favorables qui accompagnent l’énoncé de son nom appartiennent à une mode stupide. Dans le Pro Deiotaro, il affirme que les applaudissements sont chose vulgaire. En juillet 44, dans une lettre à Atticus, il s’irrite même des acclamations réservées par le public à une pièce dont les répliques pouvaient être interprétées comme favorables à Brutus ». Il les exalte pourtant fréquemment ailleurs, par opportunisme donc, selon l’auditoire (p. 80) : « Devant le peuple l’orateur a les coudées bien plus franches. Particulièrement après les Ides de mars. Il apprécie alors ouvertement les manifestations pro-républicaines de l’auditoire. Il se met alors à l’unisson d’une foule de moins en moins réservée. Comme pour les cortèges et les rassemblements, Cicéron veille à ne pas se laisser s’estomper le souvenir de ces mouvements favorables. Le cas le plus étonnant est celui des applaudissements à l’adresse de Brutus aux Jeux Apolliniens en 44. Cicéron qui en d’autres lieux déplore — nous l’avons dit — l’inefficacité de ces manifestations revient sans cesse sur elles. Il essaie même à l’époque des Philippiques de créer un véritable réflexe de clameurs en revenant sur des thèmes qui ont entraîné déjà des cris enthousiastes ou en rappelant de bruyantes et récentes acclamations. »

Sur l’importance politique des manifestations populaires, cf. C. Nicolet, Le métier de citoyen…, lors des cortèges (p. 472-479) et des spectacles (p. 479-497). C. Nicolet cite longuement Cicéron, Sest. 115-126, à propos de l’interprétation politique des pièces de théâtre par les spectateurs.

1054.

A. Dernience, « La notion de libertas dans les œuvres de Cicéron », LEC 25, 1957, 157-167, p. 166 : « Le rôle des Brutus dans les deux révolutions, en 509, et aux Ides de Mars incitait l’orateur à les mettre en parallèle… Il faut donc, semble-t-il, considérer le leitmotiv des harangues, la libertas populi Romani, comme une expression elliptique de l’idéal républicain conçu par l’orateur. »

1055.

CIC., Phil. X, 8 : « La personne du libérateur était absente, mais le souvenir de la liberté était présent, et il semblait offrir aux yeux l’image de Brutus. »

1056.

Ibid. V, 35 : « Car un tel mérite ne réclame pas d’autre récompense que celle de l’éloge et de la gloire (en serait-il même privé, qu’il trouverait encore satisfaction en lui-même, et pourtant il se réjouirait d’avoir, comme en pleine lumière, une place dans la mémoire des citoyens reconnaissants) ; un éloge exprimant notre jugement et notre témoignage doit donc être attribué à Brutus. »

1057.

Ibid. XI, 35 : « Je passe sous silence son principal et singulier titre de gloire, dont l’apologie n’est pas encore agréable à tous et que nous devons confier au témoignage de notre mémoire plutôt qu’à celui de notre voix. »

1058.

Cet hommage aux anonymes prend la place de la laudatio funebris des grandes familles, genre que Cicéron méprisait, parce qu’il était convenu et figé, donc limité esthétiquement et moralement ; cf. M. Durry, « Laudatio funebris et rhétorique », RPh 1942, 105-114, p. 107-109 : « Ainsi rédigée d’avance, lue aux rostres dans une atmosphère peu favorable, n’ayant même pas l’apparence d’un vrai discours, la laudatio funebris n’a aux yeux de Cicéron aucun rapport avec la grande éloquence (p. 108)… ce mépris de Cicéron vient de ce que la laudatio primitive est sans art (p. 109). »

1059.

CIC., Phil. XIV, 29 : « Mais il dépend de notre loyauté et de notre piété d’affirmer à nos très courageux soldats combien nous sommes dotés de mémoire et emplis de gratitude. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1960).

1060.

Ibid. XIV, 30 : « il est plus beau, plus noble et propre au plus haut point à la sagesse du Sénat d’honorer par une mémoire reconnaissante le courage de ceux qui ont versé leur sang pour la patrie. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1960).

1061.

Ibid. XI, 31 : « Si les autres rois, tétrarques et dynastes avaient agi de même, le Sénat et le peuple romain ne perdraient pas le souvenir de leurs services. »