3. L’implication des boni ciues : une stratégie défensive

La pérennité du nom et de la gloire dans la mémoire de la postérité est la récompense du héros : telle est la règle énoncée par Cicéron dans ses discours, règle qu’il applique à tous ceux qu’il juge hommes de bien, à commencer par lui-même. En effet, il n’aime rien tant que rappeler à ses contemporains le souvenir de son consulat et de la menace de Catilina et de ses partisans. Il trouve là un souvenir commun des dangers passés qui rassemble autour de lui les boni ciues, obligés d’admettre qu’il a toujours œuvré contre les désordres des révolutionnaires et pour la concordia ordinum, garantie de la stabilité de l’État.

Mais au delà de cette affirmation et de son apparente fatuité, on constate que la memoria est entre ses mains une arme, qui lui permet d’établir une ligne de défense contre les nostalgiques de Catilina. En effet, il prend les juges au piège en les contraignant à adhérer à sa cause par la memoria. Il associe sans cesse le souvenir de leur reconnaissance à son égard, en raison de son action contre Catilina, et le sort des accusés qu’il défend. L’honnêteté intellectuelle qu’il leur impose les force à adopter une attitude cohérente par rapport à leur implication passée dans la lutte contre la conjuration ; Cicéron leur rappelle qu’ils appartiennent à son camp, en invoquant leur mémoire. Il adopte cette méthode dans les procès de Sestius, Plancius, Milon.

Il s’agit de grouper autour de lui l’ensemble des boni ciues, boni, car dotés de memoria. À tel point que, par ces rappels incessants, il les empêche de se dédire, les lie à la politique qu’il a menée, leur en fait partager les responsabilités. Ainsi, en 62, Torquatus accuse Publius Sylla d’avoir pris part à la conjuration et attaque son défenseur, Cicéron, en prétendant que celui-ci a falsifié le procès verbal dénonçant la conjuration, et effacé le nom de Sylla, qui était compromis 1062 . Cicéron construit toute sa plaidoirie sur la memoria ; car c’est elle qui introduit la cohérence, donc la crédibilité ; celle des témoins et complices, pour commencer. Il observe en effet que l’accusateur se réfère au témoignage des Allobroges pressentis par les conjurés. Or, les Gaulois ont tout su par Lucius Cassius, complice de Catilina chargé de les convaincre. Et le nom de Sylla n’apparaît nulle part dans les propos de Cassius. L’avocat s’appuie donc sur la mémoire de Cassius pour innocenter son client, tirant argument de l’absence du nom de Sylla dans sa liste des conjurés :

‘nisi forte ueri simile est P. Sullae nomen in memoria Cassio non fuisse. 1063

Cicéron confirme la logique de son raisonnement ex silentio par une surenchère. Si Cassius avait oublié le nom de Sylla, la simple mention de celui d’Autronius, autre conjuré — Autroni commemoratio —, aurait dû suffire à réveiller sa mémoire défaillante :

‘Si nobilitas hominis, si adflicta fortuna, si reliquiae pristinae dignitatis non tam illustres fuissent, tamen Autroni commemoratio memoriam Sullae rettulisset 1064

Du reste, quand Torquatus s’en prend aussi à Cicéron, l’accusant d’avoir falsifié le procès-verbal relatant la conjuration, l’avocat se saisit de cet argument et le retourne en faveur de la défense. Ce renversement s’opère au cours d’un long développement consacré cette fois à la memoria des juges et, plus largement, des sénateurs, garantie d’authenticité des témoignages et de la cohérence de l’action du consulaire.

En effet, il avait prévu la possibilité d’une telle accusation et compris la nécessité de garantir l’authenticité du monumentum — le procès-verbal — par l’implication des patres, en l’enregistrant devant eux. Il est le premier à procéder ainsi comme le rappelle M. Bats 1065  :

‘Vidi ego hoc, iudices, nisi recenti memoria senatus auctoritatem huius indici monumentis publicis testatus essem… 1066

Il a donc chargé, en tant que consul, des sénateurs de noter les propos des dénonciateurs 1067 et les a choisis selon plusieurs exigences : leurs qualités morales, qui assurent l’honnêteté de leur compte rendu, et intellectuelles, qui garantissent son authenticité ; parmi elles, la memoria est nécessaire à l’établissement de faits certains :

‘At quos uiros! Non solum summa uirtute et fide — cuius generis erat in senatu facultas maxima — sed etiam quos sciebam memoria, scientia, consuetudine et celeritate scribendi facillime quae dicerentur persequi posse… 1068

En outre, il était conscient alors que le document serait conservé dans ses archives personnelles 1069  :

‘cum scirem ita esse indicium relatum in tabulas publicas ut illae tabulae priuata tamen custodia more maiorum continerentur, non occultaui… 1070

Pour cette raison, il choisit de diffuser le texte de la dénonciation dans toutes les provinces, pour le porter à la connaissance du plus grand nombre 1071 . Ainsi, il se trouve assuré que le souvenir de la conjuration échappera à toute déformation, donc que la vérité sera connue de tous, même longtemps après, comme dans la circonstance présente :

‘… primum ne qui posset tantum aut de rei publicae aut de alicuius periculo meminisse quantum uellet 1072

Car, en prévision de l’accusation d’un Torquatus, il interdit, en partageant le souvenir de la conjuration avec la communauté, qu’on l’accuse, lui, d’avoir malmené la vérité historique pour défendre des intérêts particuliers :

‘postremo ne quid iam a me, ne quid ex meis commentariis quaereretur, ne aut obliuio mea aut memoria nimia uideretur, ne denique aut neglegentia turpis aut diligentia crudelis putaretur 1073

La mise en commun de la mémoire constituée par cette archive offre la certitude d’éviter tout mensonge ou parti pris. Torquatus a donc lui aussi bénéficié de cette mémoire partagée. Or, il n’a pas contesté la véracité du procès-verbal lors de sa diffusion. Donc, le document n’a pas été falsifié :

‘cum indicatus tuus inimicus esset et esset eius rei frequens senatus et recens memoria testis… 1074

Le raisonnement tourne au désavantage de Torquatus, qui ne peut contester un témoignage qu’il a accepté à l’époque. L’accusateur se trouve donc pris au piège de la mémoire, ainsi que l’ensemble du Sénat. En effet, la stratégie cicéronienne fonde sur la mémoire la cohérence des individus, pour interdire toute contradiction. Il serait illogique que Cicéron défendît un acteur de la conjuration qu’il a combattue, ou encore qu’il pût truquer un document que les sénateurs connaissaient bien pour l’avoir rédigé et contresigné, et que Torquatus avait reconnu valable en son temps, puisqu’il ne l’avait alors pas contesté. Une question oratoire dénonce l’absurdité d’une telle supposition :

‘quodsi iam essem oblitus seueritatis et constantiae meae, tamne amens eram ut, cum litterae posteritatis causa repertae sint quae subsidio obliuioni esse possent, ego recentem putarem memoriam cuncti senatus commentario meo posse superari? 1075

En invoquant la mémoire des sénateurs, il les implique dans l’authentification du procès-verbal, dont ils deviennent la caution, et les associe à sa cause. Il les invite ainsi à la cohérence : refuser de confirmer la thèse de Cicéron, admettre les affirmations de Torquatus, reviendrait à contredire leur propre action passée, donc à se déjuger, au risque de perdre tout crédit face à leurs contemporains et à la postérité. Par cet appel à la mémoire, l’avocat pense contraindre les sénateurs à le soutenir et à légitimer la répression menée contre les conjurés pour manifester la continuité et la constance de leur action politique en 62.

Enfin, ce même passage met aussi en jeu la memoria du consulaire, qui garantit la cohérence de sa propre action, et non plus seulement celle des sénateurs. Soutenir un complice de Catilina révèlerait chez Cicéron, qui a ruiné la conjuration, une grave inconséquence, car il trahirait sa propre cause et s’exposerait à la vindicte des sénateurs. La memoria fournit donc deux arguments à Cicéron : l’un, moral, s’appuie sur la mémoire de l’orateur — si essem oblitus seueritatis et constantiae meae —, l’autre, intellectuel — amens —, sur celle des sénateurs — memoriam cuncti senatus —, qui atteste, même contre lui, ses engagements passés. Renier ceux-ci en défendant un Sylla compromis relèverait dès lors de la sottise, puisque la mémoire publique pourrait authentifier ses engagements passés, même s’il avait eu l’audace de truquer le procès-verbal. Contredire la memoria, valeur qu’il juge reconnue de tous, c’est donc taxer Cicéron à la fois de folie et de stupidité !

L’implication de la memoria de l’avocat se trouve prolongée à la fin de la plaidoirie, par un développement consacré précisément à sa santé mentale : il ne défendrait pas Sylla si celui-ci avait trempé dans une conjuration qu’il a lui-même combattue, car il renierait alors ses actes passés. Cette amnésie marquerait son inconséquence :

‘Sed quid? Ego qui Catilinam non laudaui, qui reo Catilinae consul non adfui, qui testimonium de coniuratione dixi in alios, adeone uobis alienus a sanitate, adeo oblitus constantiae meae, adeo immemor rerum a me gestarum esse uideor ut, cum consul bellum gesserim cum coniuratis, nunc eorum ducem seruare cupiam et in animum inducam, cuius nuper ferrum rettuderim flammamque restinxerim, eiusdem nunc causam uitamque defendere? 1076

La question oratoire dénonce l’absurdité d’une telle hypothèse ; la structure ternaire, intensive, rapproche l’absence de mémoire — immemor — de l’inconséquence philosophique et morale — l’oubli de la constantia — et de la folie, soulignée par la redondance — alienus a sanitate. La memoria est donc un devoir intellectuel et moral qui procure certes la dignitas, mais aussi la faveur — gratia — d’un auditoire qu’il faut convaincre. La subordonnée consécutive oppose, en un double balancement marqué par les indices de temps — consul/nunc, nuper/nunc —, le glorieux consulat de Cicéron exercé au service de la République contre les conjurés, et sa prétendue association avec l’un d’entre eux, Sylla. Cette opposition souligne l’absurdité d’une telle contradiction dans le comportement présent du consulaire, et invite à ne pas concevoir ce dernier autrement que cohérent avec son passé. Bien au contraire, il faut envisager son existence passée ; donc tout procès en relation avec la conjuration doit être mené en fonction de ce passé, dont le souvenir ne peut que raviver la gloire :

‘Sed cum agatur honos meus amplissimus, gloria rerum gestarum singularis, cum quotiens quisque est in hoc scelere conuictus, totiens renouetur memoria per me inuentae salutis, ego sim tam demens, ego committam ut ea quae pro salute omnium gessi casu magis et felicitate a me quam uirtute et consilio gesta esse uideantur? 1077

Le terme demens, aussi fort que alienus a sanitate, ou encore amens, exprime l’absurdité qu’il y aurait à plaider pour Sylla si celui-ci était un complice de Catilina. Inversement, la memoria inuentae salutis se trouve réveillée par le procès d’un conjuré, qui la renouvelle et la ravive aux yeux du public — renouetur —, ce qui garantit la fidélité de Cicéron à ses actes et à ses idées passés, y compris lors du procès de Sylla. C’est le sens de la célébration du souvenir de ses actions en faveur de Rome : renouveler ce souvenir chaque fois que l’occasion en est donnée, renouare memoriam, pour susciter une reconnaissance constante chez ses concitoyens et leur donner conscience de la constance des héros et de l’histoire de la cité ; « rafraîchir la mémoire » 1078 , pour empêcher qu’on oublie l’œuvre de l’homme d’Etat et assurer sa survie politique.

Cicéron répète ce chantage à la mémoire, avec des variantes, dans le discours en faveur de Plancius. La memoria est une vertu ; la négliger, c’est folie, certes, mais c’est aussi trahison des relations de gratitude et de loyauté, trahison de la fides.

Dès l’exorde, il rappelle que Plancius l’a protégé lors de son exil ; or, Plancius a ensuite été élu édile — c’est cette élection que lui reproche l’accusateur, Laterensis, candidat malheureux à la même charge. Cicéron en tire la conclusion que l’intervention de Plancius en sa faveur a laissé un souvenir si marquant qu’elle a facilité son élection :

‘Cum propter egregiam et singularem Cn. Planci, iudices, in mea salute custodienda fidem tam multos et bonos uiros eius honori uiderem esse fautores, capiebam animo non mediocrem uoluptatem quod, cuius officium mihi saluti fuisset, ei meorum temporum memoria suffragari uidebam. 1079

Le souvenir de leur intimité, de la loyauté de Plancius, joue pour celui-ci. L’argument se trouve réitéré plus loin ; à Laterensis, qui reproche à Plancius sa naissance et son nom obscurs, Cicéron oppose les mérites de son client, la reconnaissance publique de ses concitoyens, notamment des chevaliers, et le souvenir de ses propres malheurs :

‘Omnibus igitur rebus ornatum hominem, qua externis, qua domesticis, non nullis rebus inferiorem quam te, generis dico et nominis, superiorem aliis, municipum, uicinorum, societatum studio, meorum temporum memoria, parem uirtute, integritate, modestia, aedilem factum esse miraris? 1080

La même formule, meorum temporum memoria, vient rappeler son intervention en faveur de Cicéron, lors de son exil, qui doit nécessairement lui attirer la sympathie.

Ce n’est pas sans fierté que l’avocat considère que l’attachement des Romains à sa personne a favorisé l’accès de Plancius à l’édilité, par une sorte d’extension du prestige de Cicéron au bénéfice de son ami. Parce qu’il a préservé le sauveur de la République, le père de la patrie, il mérite sa charge. Il justifie donc cette élection par le « souvenir de ses périls » conservé par les Romains ; contester le suffrage serait donc renier cette memoria.

Il associe les juges à sa cause, toujours dans la captatio beneuolentiae : il leur rappelle les bienfaits qu’ils lui ont prodigués ; le souvenir en est éternel, dit-il, il ne voit là que des amis :

‘Video enim hoc in numero neminem cui mea salus non cara fuerit, cuius non exstet in me summum meritum, cui non sim obstrictus memoria benefici sempiterna. 1081

La memoria crée bien un lien social : les juges ne peuvent nier que leur sort soit attaché à celui de Cicéron — sim obstrictus memoria benefici sempiterna. Il affirme ainsi ne pas redouter les juges, puisqu’ils ont voulu son salut, comme Plancius. Ils sont donc ses amis d’intention ; ils ne peuvent, par conséquent, vouloir nuire à Plancius. Ils ne peuvent nier qu’ils l’ont sauvé, lui Cicéron, de l’exil.

Puis dans un deuxième temps, il joue de cette intimité apparente avec les juges, optimates ou chevaliers, pour les contraindre à lui complaire : condamner son client et ami Plancius, c’est le contrarier lui, Cicéron, c’est nier leur memoria commune, fondée sur l’échange de services : Cicéron a sauvé les optimates de Catilina ; eux ont permis son retour d’exil — ; c’est lui interdire d’exprimer sa reconnaissance envers Plancius, qui l’a aidé en exil, et donc empêcher son devoir de memoria de s’accomplir : il s’associe à Plancius, pour lui transmettre une part de l’affection que les juges ont pour lui, Cicéron. Si les juges le condamnent, ils se renient, car ils oublient, non les bienfaits de Cicéron, mais les services qu’ils ont rendus à Cicéron : ils se trahissent eux-mêmes, révélant leur inconséquence . Là encore, la memoria est pour eux gage de cohérence :

‘atque, ut spero, nemo erit tam crudeli animo tamque inhumano nec tam immemor non dicam meorum in bonos meritorum, sed bonorum in me, qui a me mei seruatorem capitis diuellat ac distrahat. 1082

La bienveillance dont jouit Cicéron auprès des juges doit donc s’étendre à ses amis comme le relève M. Ruch 1083 . L’effet de surprise produit par l’opposition non… sed et par le chiasme in bonos meritorum/bonorum in me accule les juges en évitant un reproche attendu — l’ingratitude envers Cicéron, l’oubli de ses services lors de la conjuration — au profit d’un angle d’attaque plus personnel : condamner Plancius, donner tort à Cicéron, c’est contredire leur propre action passée, l’aide apportée au retour d’exil de Cicéron, en reniant leur propre mémoire. Ils ne peuvent donc se désolidariser de lui, au vu des bienfaits qu’ils lui ont prodigués, sans se discréditer et passer pour des inconstants — Cicéron les menace d’un argument qu’il s’était déjà appliqué à lui-même, dans le Pro Sulla : nier sa propre mémoire révèle la folie ou la sottise 1084 .

Cicéron prolonge et affine ce système de défense dans le Pro Milone, qui appelle encore les juges à la cohérence personnelle et politique selon le critère de la memoria. C’est la péroraison qui porte cet appel à la memoria donc à la cohérence des sénateurs. Il s’associe à la cause de son client :

‘Nullum mihi umquam, iudices, tantum dolorem inuretis — tametsi quis potest esse tantus? , sed ne hunc quidem ipsum ut obliuiscar quanti me semper feceritis. 1085

Il espère ainsi étendre la faveur dont il a joui à Milon, en liant le sort de celui-ci à sa propre mémoire : condamner Milon revient à le désavouer, lui Cicéron. Certes, il réaffirme sa reconnaissance pour le soutien passé des juges en niant toute possibilité d’oubli de sa part — obliuiscar —, mais il leur rappelle en même temps quelle confiance ils lui ont accordée par le passé : il les amène ainsi à prendre conscience qu’en condamnant Milon, ils remettent cette confiance en question, abandonnent Cicéron et surtout contredisent leur action passée et se déjugent 1086 . C’est alors une démarche de chantage qu’il exerce sur les juges : feignant le désespoir, puisqu’ils paraissent avoir oublié la confiance qu’ils lui avaient accordée, il leur propose, par un mécanisme de surenchère, de le condamner, lui, en une question provocante et hyperbolique !

‘Quae si uos cepit obliuio, aut si in me aliquid offendistis, cur non id meo capite potius luitur quam Milonis? 1087

Derrière l’absurdité d’une telle proposition se dévoile cependant une notion philosophique qui guide l’œuvre de Cicéron : la memoria est une garantie de cohérence chez l’individu, qui légitime son action. En effet, Cicéron juge que par le passé les boni ciues l’ont soutenu face à Catilina, parce qu’il préservait la stabilité des institutions. Dès lors, ils ne peuvent condamner l’un de ses alliés politiques sans renier leur engagement à ses côtés ; ils trahiraient ainsi le souvenir de leur action passée commune : Cicéron les met donc en garde contre une transgression morale de la confiance mutuellement accordée par le jeu de la memoria. L’obliuio est condamnée et provoque de façon emphatique le désespoir de Cicéron, parce qu’elle dénature la relation de confiance qui s’était instaurée entre les sénateurs et Cicéron. De façon plus pragmatique, ils perdront également le bénéfice des actes de Cicéron, en paraissant ainsi le renier, et en perdant un homme, Milon, qui aurait pu appuyer leur cause — et qui l’a déjà fait en tuant Clodius !

Cette contradiction place les juges devant leurs responsabilités ; bannir Milon, c’est trahir le souvenir reconnaissant qu’on garde de son action d’une part, et se révéler inconstants d’autre part :

‘Quid? uos, iudices, quo tandem eritis animo? Memoriam Milonis retinebitis, ipsum eicietis? 1088

La question oratoire souligne l’inconséquence d’un tel geste. La distance supposée entre le corps physique de Milon exilé et le résultat de son activité politique à Rome — l’éradication du danger représenté par Clodius — traduit l’ineptie d’une telle condamnation.

Ce sentiment est prolongé dans la péroraison, en une autre question oratoire, plus pathétique, fondée sur la même parataxe antithétique, parallèle à la première :

‘Huius uos animi monumenta retinebitis, corporis in Italia nullum sepulcrum esse patiemini? 1089

Aux sénateurs qui auraient pu croire leurs remords atténués par la mort de Milon, Cicéron promet que son ombre viendra les hanter : en effet, le même décalage existera entre son souvenir toujours vivant dans l’esprit des Romains — animi monumenta — et l’absence de tombeau en Italie — nullum sepulcrum corporis. Il paraît donc illusoire de vouloir bénéficier de l’œuvre de Milon en son absence : la memoria apparaît comme une force plus puissante que l’absence ou l’éloignement pour le uir bonus, dont elle confirme la constance 1090 .

L’implication de la memoria dans la stratégie de défense d’un Cicéron qui veut souder toute une collectivité autour de lui est constante. Il en use aussi contre Antoine, qu’il ridiculise en constatant son incohérence ; en effet, il menace les meilleurs citoyens du supplice que Cicéron infligea aux complices de Catilina. Ainsi, il donne l’impression de vouloir l’imiter, donc le louer ! Mieux, pour soulever la haine de ses concitoyens contre le consul de 63, il rappelle le souvenir de la répression de la conjuration, dont Cicéron tire précisément gloire ! Il ne pouvait rêver plus grand compliment :

‘cum autem illam pulcherrimi facti memoriam refricat, tum a sui similibus inuidiam aliquam in me commoueri putat. 1091

Ainsi, en voulant renverser le sens de l’œuvre politique de Cicéron, Antoine se heurte à la mémoire, qui révèle la vérité des faits et institue l’unité d’un homme.

Cicéron parvient à fédérer ses contemporains à l’aide de la memoria sur le plan familial, moral et politique, pour les contraindre à prendre conscience de leur unité et de leur communauté d’intérêt.

Notes
1062.

Personnage douteux, cf. CIC., Sull., éd. A. Boulanger, Paris, CUF, 1943, introduction p. 82 sq.

1063.

CIC., Sull. 37 : « à moins qu’on ne trouve vraisemblable que Cassius n’ait pas eu présent à la mémoire le nom de Sylla. »

1064.

Ibid. 37 : « Si sa naissance, son malheur, ce qui lui reste de son ancienne situation n’avaient pas eu autant de notoriété, la mention d’Autronius lui aurait rappelé le souvenir de Sylla. » (trad. A. Boulanger modifiée, Paris, CUF, 1943).

1065.

M. Bats, « Les débuts de l’information politique officielle à Rome au premier siècle avant J.-C. », La mémoire perdue…, 19-43, p. 24 : « On a souvent voulu voir dans l’épisode de l’enregistrement de la déposition des députés allobroges devant les sénateurs en 63 l’origine des acta senatus et populi Romani : Cicéron fournit le premier témoignage direct de cette procédure, non-officielle et qui consistait en un compte rendu détaillé de la réunion du Sénat de ce jour-là. Il s’agissait d’une disposition conservatoire, destinée dans l’esprit des organisateurs à les protéger de toute attaque pour irrégularité, qui fut d’une efficacité toute relative puisque, cinq ans plus tard, Clodius put accuser et faire exiler Cicéron. La décision était tout à fait exceptionnelle, dans la mesure où les débats du Sénat ne devaient faire l’objet d’aucune divulgation ni de comptes rendus officiels. Seuls les textes des sénatus-consultes étaient officiellement rédigés, et affichés. »

1066.

CIC., Sull. 41 : « J’ai compris, juges, que si, quand la mémoire du Sénat était toute fraîche, je n’appuyais pas l’authenticité de cette dénonciation du témoignage des documents officiels… » (trad. A. Boulanger modifiée, Paris, CUF, 1943).

1067.

L’habitude existait au Sénat, mais à titre privé. Cf. M. Bats, « Les débuts de l’information politique officielle à Rome au premier siècle avant J.-C. », La mémoire perdue…, 19-43, p. 25 : « Il était habituel que les amis du magistrat-président de séance, c’est-à-dire les hommes qui appartenaient à son groupe politique prissent des notes, lors des réunions des comices, pour la rédaction finale des textes législatifs… c’était un service que l’on se rendait entre amis politiques. La prise des notes ne revêtait pas un caractère officiel… » La méthode de notation reste difficile à établir (ibid. p. 26, n. 23).

1068.

CIC., Sull. 42 : « Et quels hommes ! non seulement d’une vertu et d’une loyauté éminentes, tels que le Sénat pouvait en fournir un grand nombre, mais des hommes que je savais capables, grâce à leur mémoire, à leurs connaissances, à leur habitude d’écrire et d’écrire vite, de recueillir très facilement tout ce qu’on dirait »

1069.

C’était le moyen d’éviter tout risque de falsification des archives par les questeurs de l’aerarium, où elles étaient déposées ; cf. M. Coudry, « Sénatus-consultes : rédaction, conservation et archivage des documents émanant du Sénat, de l’époque de César à celle des Sévères », La mémoire perdue…, 65-95, p. 71, à propos du discours contre le projet de loi agraire de Rullus : « L’orateur y dénonce les pouvoirs excessifs de la future commission agraire, dont l’audace pourrait aller jusqu’à “falsifier les archives publiques et forger des sénatus-consultes qui n’auraient jamais existé, étant donné que parmi ceux qui furent consuls (depuis 81) beaucoup sont morts” — ces falsifications redoutées auraient pour résultat d’accroître frauduleusement la quantité de terre à distribuer (leg. agr. 2, 37). » 

1070.

CIC., Sull. 42 : « je savais qu’une fois la dénonciation transcrite dans le rapport officiel, ce document devrait néanmoins, conformément à l’usage de nos ancêtres, être conservé dans mes archives personnelles. Je ne l’ai donc pas dissimulé… »

1071.

Encore une fois, la mesure est exceptionnelle, puisque les comptes rendus de séance étaient cantonnées aux simples archives privées ; cf. M. Bats, « Les débuts de l’information politique officielle à Rome au premier siècle avant J.-C. », La mémoire perdue…, 19-43, p. 26-27 et M. Coudry, « Sénatus-consultes : rédaction, conservation et archivage des documents émanant du Sénat, de l’époque de César à celle des Sévères », La mémoire perdue…, 65-95, p. 81-83 : contre l’habitude du Sénat (M. Bats, p. 32), Cicéron semble avoir été le précurseur de la mesure de diffusion quotidienne des acta senatus et populi Romani décidée par César en 59 (p. 41), d’après Suétone, Iul. 20, 1. Seuls les sénatus-consultes étaient déposés à l’aerarium, ce qui les validait, une fois qu’ils avaient été enregistrés par les questeurs urbains (M. Coudry, p. 65, 66-67). Cette diffusion permet à Cicéron comme à César de se prémunir contre leurs adversaires du Sénat, « en exposant en permanence les sénateurs à des pressions extérieures » (M. Coudry, p. 84). Ce double archivage, privé et public, « consacre la marginalisation progressive du Sénat » (M. Coudry, p. 94). Toutefois, la publicité donnée par Cicéron au compte rendu de séance sera inefficace, puisqu’il sera exilé en vertu de la lex Clodia, conçue comme une réplique à son action consulaire (cf. P. Moreau, « La lex Clodia sur le bannissement de Cicéron », Athenaeum 65, 1957, 473-474).

1072.

CIC., Sull. 43 : « D’abord pour que personne ne pût rappeler tout ce que bon lui semblerait des périls courus par l’Etat ou par tel citoyen. »

1073.

Ibid. 43 : « en dernier lieu pour que désormais on ne demandât rien ni à moi, ni à mes papiers, qu’on ne m’accusât pas d’avoir trop oublié ou trop retenu et enfin qu’on ne me taxât pas de négligence honteuse ou de zèle cruel. »

1074.

Ibid. 44 : « Cependant je te pose une question, Torquatus : ton ennemi avait été dénoncé, l’affaire avait eu pour témoins les sénateurs réunis en nombre et le souvenir en était tout frais… »

1075.

Ibid. 45 : « quand j’aurais été capable d’oublier mes devoirs de sévérité et de fermeté, aurais-je été assez fou, quand l’écriture a été découverte en vue de la postérité, comme un moyen de remédier à l’oubli, pour croire que la mémoire si fraîche du Sénat tout entier pouvait être étouffée par un papier venant de moi ? »

1076.

Ibid. 83 : « Mais je vous le demande, moi qui n’ai jamais loué Catilina, qui, étant consul, n’ai jamais assisté Catilina dans un procès, qui ai déposé contre d’autres sur le fait de la conjuration, me supposez-vous assez peu sain d’esprit, assez peu soucieux d’être conséquent avec moi-même, assez oublieux de mes actes officiels, moi, qui durant mon consulat, ai mené la guerre contre les conjurés, pour vouloir aujourd’hui sauver un de leurs chefs et me déterminer à défendre aujourd’hui la cause et la vie d’un homme dans les mains duquel j’aurais naguère brisé le fer et éteint la flamme ? » (trad. A. Boulanger modifiée, Paris, CUF, 1943).

1077.

Ibid. 83 : « Mais puisqu’il s’agit de ma magistrature suprême et de la gloire incomparable que j’y ai acquise, puisque l’on ne peut convaincre personne de participation à ce crime sans raviver le souvenir du salut que l’on me doit, je serais assez insensé, je serais assez imprudent pour donner à croire que ce que j’ai accompli pour le salut public est l’effet du hasard et de la chance plutôt que du courage et de la prévoyance ? »

1078.

Tel était le sens donné à l’expression par Cicéron lorsqu’il évoquait la nécessité de récapituler à la fin d’un discours. Cf. supra p. 101 sqq.

1079.

CIC., Planc. 1 : « En voyant, juges, que la belle et rare fidélité de Cn. Plancius, à assurer ma sauvegarde lui valaient pour son élection l’appui de tant de gens de bien, j’éprouvais un bien grand plaisir à constater que l’homme dont le dévouement m’avait sauvé était aidé dans sa campagne électorale par le souvenir de mes malheurs. »

1080.

Ibid. 30 : « Ainsi, un homme qui possède tant d’avantages, aussi bien extérieurs que personnels, qui, sans doute, t’est inférieur sur certains points, je veux dire par son origine et son nom, mais t’est supérieur sur d’autres, par le concours que lui apportent les gens de son municipe, ceux des villes voisines, les membres des compagnies financières, le souvenir de mes malheurs, un homme qui t’égale en valeur, en honnêteté, en maîtrise de soi, tu t’étonnes qu’il ait été élu édile ? »

1081.

Ibid. 2 : « Je ne vois personne, en effet, parmi vous, qui n’ait eu mon salut à cœur, qui ne m’ait rendu les plus grands services, à qui je ne sois lié par le souvenir impérissable du bien qu’il m’a fait. »

1082.

Ibid. 102 : « et, je l’espère bien, personne n’aura le cœur assez cruel, assez inhumain ni ne sera si oublieux, je ne dis pas des services que j’ai rendus à tous les gens de bien, mais de ceux que m’ont rendus les gens de bien, pour m’enlever , m’arracher celui qui m’a sauvé la vie. »

1083.

M. Ruch, « Pro Sestio, De prouinciis consularibus, In Pisonem », Etudes cicéroniennes…, 43-61, p. 51, examine le même procédé appliqué à Sestius : « Son objectif est toujours le même : lier étroitement sa propre cause à celle de Sestius et lier ces deux causes au salut de l’Etat : Nimium hoc illud est, quod de me potissimum tu in accusatione quaesisti, quae esset nostra notio optimatium ; sic enim dixisti rem quaeris praeclaram iuuentuti ad discendum nec mihi difficile ad perdocendum, de qua pauca, iudices, dicam, et, ut arbitror, nec ab utilitate eorum qui audient, nec ab officio uestro, nec ab ipsa causa P. Sesti abhorrebit oratio mea (96)… Dans la péroraison enfin (137-147), l’orateur, une dernière fois, rapproche ses malheurs de ceux de Sestius. L’intention est claire ; le même courant d’opinion publique qui avait provoqué son propre rappel devait faire absoudre Sestius, son bienfaiteur et l’ennemi de Clodius. »

1084.

La même exigence de cohérence peut être affirmée dans une simple affaire judiciaire, où Cicéron se trouve moins impliqué personnellement, comme celle de Caius Rabirius Postumus. Ainsi, dans la péroraison, Cicéron appelle les juges à ne pas se départir de leur indulgence coutumière, en considérant que Postumus est déjà suffisamment puni par sa ruine financière (Rab. Post. 46 ) :

… nec uos huic, si iam obliuisci uestrae mansuetudinis uolueritis, quicquam praeterea potestis eripere.

« … et quand même vous voudriez aujourd’hui oublier votre indulgence ordinaire, vous ne pouvez lui enlever rien de plus. »

Une trop grande sévérité à l’encontre d’un homme déjà accablé révélerait là encore une inconséquence inacceptable de la part de l’élite. On peut certes voir là une simple stratégie d’avocat, mais aussi la constance intellectuelle du penseur.

1085.

CIC., Mil. 99 : « Non, juges, vous ne m’infligerez jamais de douleur assez grande — et peut-il y en avoir de pire que celle-ci ? — pour me faire oublier en quelle estime vous m’avez tenu. »

1086.

Sur l’amitié de Cicéron et Milon, cf. A. W. Lintott, « Cicero and Milo », JRS 64, 1974, 62-78.

1087.

CIC., Mil. 99 : « Si vous en avez perdu le souvenir, ou si quelque chose en moi vous a heurtés, pourquoi ne pas m’en faire porter la peine plutôt qu’à Milon ? »

1088.

Ibid. 101 : « Mais vous, juges, quels seront enfin vos sentiments ? Vous conserverez le souvenir de Milon, et lui-même, vous le bannirez ? »

1089.

Ibid. 104 : « Et vous, qui conservez les souvenirs de sa grande âme, vous souffrirez qu’il n’y ait pas pour son corps de tombeau en Italie ? »

1090.

Nous devons toutefois relativiser l’efficacité de cette stratégie dans le cas du Pro Milone, puisque le discours publié ne correspond pas à celui qui fut vraiment prononcé et qui ne put sauver Milon.

1091.

CIC., Phil. III, 18 : « mais quand il rafraîchit la mémoire de cette action si magnifique, il compte soulever contre moi la réprobation de ses pareils. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1959).