II. La memoria, garantie de constance diachronique

Sur un axe horizontal, ou synchronique, la memoria unit toute une génération autour de valeurs communes héritées du passé ; dans les discours de Cicéron, elle représente une prise de conscience identitaire et permet à l’orateur de souder ses concitoyens autour de lui, de les associer dans une même conscience collective.

La memoria joue également un rôle sur l’axe vertical ou diachronique, notamment dans son rapport à l’Histoire. Cette double vocation se trouve définie dans le Pro Archia. Au-delà de la mémoire de ses contemporains, qu’il stimule pour les rendre co-responsables de son action répressive, en 63, Cicéron envisage toujours le souvenir qu’en gardera la postérité. Certes, il n’est pas insensible à la gloire, il le reconnaît lui-même, légitimant l’ambition comme une énergie mise au service de la patrie. Ainsi, il défend Archias en 62, pour complaire au protecteur de ce-dernier, Lucullus, chef optimate qu’il avait contrarié par son discours Pro lege Manilia en provoquant son rappel d’Asie au profit de Pompée, durant la guerre contre Mithridate ; il recherche désormais son soutien pour obtenir l’appui du parti aristocratique. En outre, Archias est l’ancien maître et l’ami de Cicéron 1092 . Poète, Archias est nécessaire pour immortaliser son action ; tout homme de valeur aspire à laisser son nom à la postérité, donc à assurer la survie d’une part de soi au delà de la mort physique, dans la mémoire des générations futures. C’est la récompense des hommes méritants évoquée plus haut :

‘Nunc insidet quaedam in optimo quoque uirtus, quae noctes ac dies animum gloriae stimulis concitat atque admonet non cum uitae tempore esse dimittendam commemorationem nominis nostri, sed cum omni posteritate adaequandam. 1093

S’affirme ainsi la légitime ambition de dépasser les limites d’une génération — uitae tempore —, pour travailler à une gloire immortelle, dans la mémoire de la postérité — omni posteritate —. Cicéron reconnaît aussitôt qu’il a toujours travaillé pour la gloire posthume que lui assurerait le monumentum composé par le poète Archias :

‘Ego uero omnia quae gerebam iam tum in gerendo spargere me ac disseminare arbitrabar in orbis terrae memoriam sempiternam. 1094

En effet, il avait alors conscience d’œuvrer dans ce sens, avec l’orgueil que suppose l’hyperbole orbis terrae memoriam, puisque le souvenir de l’action menée contre Catilina se diffuse dans le monde entier et ce, pour l’éternité — sempiternam —, vers un infini à la fois spatial et temporel.

Nous examinerons donc le lien établi entre memoria collective et immortalité, récompense proposée par Cicéron aux acteurs de la vie politique, conformément aux lois de l’histoire qu’il a définies. Ce souci implique une stratégie de défense qui associe son nom à celui de Rome, seule capable d’assurer son salut, selon lui, à son retour d’exil. Cette solution s’étend à l’ensemble des Romains méritants, dont le souvenir doit participer à la constitution de la mémoire collective romaine.

Notes
1092.

Cf. P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 45.

1093.

CIC., Arch. 29 : « Mais chez tous les êtres d’élite réside une certaine énergie virile qui nuit et jour stimule l’âme de l’aiguillon de la gloire et l’avertit qu’il ne faut pas laisser le souvenir de notre nom s’en aller avec les instants de notre vie, mais qu’il faut au contraire lui donner une durée égale à toute la postérité. » Sur l’œuvre d’Archias, cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t. 1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, p. 334.

1094.

Ibid. 30 : « Quant à moi, tous les actes que j’accomplissais, dans le moment même où je les accomplissais, je m’imaginais les répandre et les propager pour l’éternité dans le souvenir de la terre entière. » (trad. F. Gaffiot et A. Boulanger modifiée, Paris, CUF, 1938).