A. Memoria et immortalité : la reconnaissance publique des bienfaits individuels par la postérité

Seule la mémoire collective a le pouvoir de sauver de l’oubli le nom des hommes de bien, en leur assurant l’immortalité, par sa transmission de génération en génération. Elle se manifeste dans le Pro Sexto Roscio sous la dénomination populus Romanus pour perpétuer la gloire de Quintus Mucius Scaevola le Pontife :

‘… de cuius (Q. Scaeuolae) laude neque hic locus est ut multa dicantur neque plura tamen dici possunt quam populus Romanus memoria retinet… 1095

La prétérition renforce l’éloge de Scaevola, ses mérites sont si flagrants et connus qu’il devient inutile de les rappeler : l’opinion publique a une mémoire saturée par le souvenir de Scaevola.

L’immortalité procurée par la mémoire de la postérité est légitime ; elle est la reconnaissance publique des mérites du grand homme, qui a œuvré pour Rome. C’est ainsi qu’en 70 Cicéron incite les juges à le choisir, lui, comme accusateur, dans l’affaire de Verrès, alors que les partisans de celui-ci tentent d’imposer un homme plus complaisant, Quintus Caecilius Niger, ancien questeur de l’accusé. Pour obtenir ce choix, il rappelle la reconnaissance éternelle des Siciliens à son égard — diuturnam memoriam —, preuve de ses qualités :

‘Cum quaestor in Sicilia fuissem, iudices, itaque ex ea prouincia decessissem ut Siculis omnibus iucundam diuturnamque memoriam quaesturae nominisque mei relinquerem… 1096

La perspective du jugement de la postérité contraint le magistrat à s’en montrer digne. C’est ainsi que Cicéron interprète l’existence des monumenta, comme le ius imaginis qui l’immortalisera pour la postérité, et qui fait partie des avantages consentis à l’édile désigné qu’il est lors du procès de Verrès :

‘ob earum rerum laborem et sollicitudinem fructus illos datos, antiquiorem in senatu sententiae dicendae locum, togam praetextam, sellam curulem, ius imaginis ad memoriam posteritatemque prodendae. 1097

Les privilèges de la fonction — dont fait partie la pérennité du souvenir, le ius imaginis —, sont un moteur qui doit assurer l’engagement et l’honnêteté des magistrats. L’hendiadyn constitué par l’expression memoriam posteritatemque — on attend memoriam posteritatis, expression courante dans le corpus cicéronien 1098 — souligne la glorification du magistrat méritant dans la mémoire collective 1099 .

Cicéron défend en 63 Caius Rabirius, accusé par Titus Labienus, tribun au service de César, d’avoir assassiné en 100 le tribun de la plèbe Saturninus, comploteur qui avait reçu la promesse d’avoir la vie sauve. L’avocat associe la cause de Rabirius à celle de Marius, qui aurait tout autant mérité d’être condamné puisque c’est lui qui garantissait la sauvegarde de Saturninus. Or, Marius, pour qui son compatriote arpinate n’a jamais caché son affection 1100 , a sauvé Rome, et mérite donc la gloire à lui conférée après sa mort, au même titre que d’autres héros romains. La mémoire de ces hommes mérite d’être défendue, en récompense de leurs bienfaits :

‘… testor me pro illorum fama, gloria, memoria non secus ac pro patriis fanis atque delubris propugnandum putare… 1101

L’association fama/gloria/memoria garantit l’action de la memoria en faveur de la gloria, seul élément destiné à subsister dans le monde terrestre après la mort, donc espoir et moteur de l’action de tout homme de bien, qui voit en cela une forme de survie 1102 .

Il en va ainsi pour Murena. Cicéron rappelle que son expédition en Asie a immortalisé son nom :

‘Quam ob rem non Asiae nomen obiciendum Murenae fuerit ex qua laus familiae, memoria generi, honos et gloria nomini constituta est, sed aliquot aut in Asia susceptum aut ex Asia deportatum flagitium ac dedecus. 1103

L’avocat réplique ainsi à Caton qui reproche au consul désigné d’être parti pour l’Asie afin de se pervertir. Ce n’est pas le cas, selon Cicéron, puisque, homo nouus, il a façonné sa mémoire familiale par ses mérites propres — generi, nomini —, qui se trouvent ainsi récompensés par la reconnaissance de la postérité — memoria est associé à honos et gloria.

C’est la memoria qui assure l’éternité de la gloria. Par exemple, la memoria de Pompée, dans le Pro Balbo, est associée à celle des grands généraux romains morts, par les Gaditains qui réclament leur accès à la citoyenneté romaine — rappelons que Lucius Cornelius Balbus, Gaditain au service de César, s’est vu octroyer la citoyenneté romaine par Pompée :

‘Testantur et mortuos nostros imperatores quorum uiuit immortalis memoriae gloria, Scipiones Brutos Horatios Cassios Metellos, et hunc praesentem Cn. Pompeium… 1104

L’analogie établie entre Pompée et ses prédécesseurs offre au général une garantie de réussite dans la perpétuation de son souvenir — immortalis memoriae.

Enfin, le dernier discours prononcé en 52 par Cicéron avant son retrait de la vie politique, le Pro Milone, s’appuie encore sur ce même ressort pour sauver son client et ami, en renversant l’accusation ; on lui reproche d’avoir tué Clodius, alors qu’il doit s’en vanter, car il a ainsi sauvé la République ! Il se trouve assimilé aux tyrannicides athéniens, Harmodius et Aristogiton, assassins des Pisistratides, et mérite comme eux des honneurs religieux et le culte de son souvenir, pour l’éternité. L’hyperbole est toujours de mise lorsqu’il s’agit d’évoquer la puissance de la memoria dans le temps…

‘Quae ego uidi Athenis, quae aliis in urbibus Graeciae! quae res diuinas talibus institutas uiris, quos cantus, quae carmina! Prope ad immortalitatis et religionem et memoriam consecrantur! 1105

Cicéron développe ensuite cette conception valorisante de la memoria posthume, qui procure à Milon le réconfort et la certitude d’avoir bien agi en tuant Clodius :

‘hanc (gloriam) esse unam quae breuitatem uitae posteritatis memoria consolaretur, quae efficeret ut absentes adessemus, mortui uiueremus… 1106

Les couples d’antonymes ainsi rapprochés par la memoria posteritatisabsentes adessemus, mortui uiueremus — récusent la possibilité d’une mort définitive et garantissent au contraire une forme de survie dans la mémoire collective. L’orateur confirme aussitôt avec confiance :

‘“Quam ob rem ubi corpus hoc sit, non “inquit “laboro, quoniam omnibus in terris et iam uersatur et semper habitabit nominis mei gloria”. 1107

Sa gloire se trouve donc étendue à l’infini, à la fois dans le temps et dans l’espace. Pérennisée par la memoria, elle confère au héros l’immortalité et confirme ses mérites et qualités personnels. La suite du texte rebondit sur cette perspective pour contraindre les juges à la cohérence 1108  : ce souvenir élogieux et éternel interdit donc tout bannissement de Milon, condamnation qui entrerait en contradiction avec la haute estime de la collectivité pour lui. La pérennité promise du souvenir procure donc à l’individu la certitude d’être un homme de bien, en lui offrant une caution morale 1109  : ses actes s’en trouveront légitimés rétrospectivement.

Deux lettres envisagent à cette époque la reconnaissance de la postérité comme une récompense : celle-ci constitue une invitation à persister dans cette voie et offre une garantie de survie politique. Cette récompense peut se trouver rapidement matérialisée lors d’une élection. Ainsi, Cicéron, au début du mois de juillet 54, compare les chances des candidats à l’élection, notamment celles de Scaurus ; le souvenir positif laissé par son édilité et par l’attitude de son père peut compenser le peu de sympathie inspirée par sa candidature :

‘Si quaeris, nulla est magnopere commota  άθεια, sed tamen habet aedilitas eius memoriam non ingratam et est pondus apud rusticos in patris memoria. 1110

De même, en juillet 56, Cicéron réconforte Lentulus, consul en 57, exposé à l’ingratitude des envieux. Il le remercie de son aide passée, car Lentulus a tout fait pour le rappeler d’exil ; il a compensé les souffrances de cet exil en préservant le souvenir du nom de Cicéron de l’infamie ou de l’oubli et en permettant son retour :

‘curasti enim ut plus additum ad memoriam nominis nostri quam demptum de fortuna uideretur. 1111

Par un échange de bons procédés, Marcus garantit la même gloire à Lentulus, dont le consulat passe aussi à la postérité et reste dans la mémoire de tous :

‘Magna est hominum opinio de te, magna commendatio liberalitatis, magna memoria consulatus tui. 1112

En laissant espérer à Scaurus et à Lentulus la reconnaissance de leur action passée, Cicéron ne se contente pas de leur trouver une consolation, mais il les invite ainsi à persévérer dans la même voie, leur permettant d’envisager une carrière politique ouverte : la memoria apparaît comme une fondation indispensable sur laquelle seule peut se bâtir l’avenir politique de ces hommes. Mais Cicéron dépasse l’intérêt des individus : s’il veut ainsi consolider leurs espérances, c’est dans l’intérêt supérieur de la République, qui a besoin de dirigeants responsables ; il défend leur mémoire pour les sauver eux, mais également un régime condamné, sans leur implication, à la ruine et au chaos.

Deux autres discours semblent définir de façon théorique cette aspiration à la memoria, donc à la gloria qu’elle diffuse, comme une tendance naturelle et légitime de l’être humain. C’est ainsi que, pour défendre Marcus Aemilius Scaurus, Cicéron s’attaque à l’instigateur du procès, le consul Appius Claudius, qui fait accuser Scaurus de concussion par un complice, Triarius, pour l’empêcher de se présenter au consulat de 53. L’avocat dénonce l’action de Claudius, jaloux de son successeur, tout en lui trouvant une motivation respectable, pour éviter de provoquer le ressentiment d’un homme puissant et dangereux. Cette motivation, c’est le souci de la memoria :

‘Successori decessor inuidit, uoluit eum quam maxime offensum, quo magis ipsius memoria excelleret 1113

Ainsi, Cicéron justifie l’attitude de Claudius par une loi naturelle, inhérente à la condition humaine : s’il s’oppose à Scaurus au point de vouloir ternir son image, c’est par une juste émulation de consul à consul, par souci d’accroître sa gloire dans la mémoire de la postérité !

De même, il trouve des circonstances atténuantes à Caius Rabirius Postumus, accusé de repetundis durant l’hiver 54-53. Il justifie ses délits financiers — les prêts illégaux consentis à Ptolémée Aulète parti à la reconquête de son trône alexandrin, à l’instigation de Gabinius — par son appartenance à l’ordre équestre. En effet, les chevaliers n’ont pas à rendre les mêmes comptes que les sénateurs et les magistrats ; les chevaliers, appartenant à un ordre subalterne, n’ont pas les mêmes pouvoirs, donc ne doivent pas courir les mêmes risques devant la loi que les hommes politiques auxquels les affaires sont interdites. Ceux-ci, en revanche, sont surveillés de près parce qu’ils obtiennent les honneurs civiques suprêmes, et parmi eux, le souvenir éternel de la postérité, transmis par le ius imaginis. Ce travail de définition nuancé, destiné à préserver un chevalier, Postumus, et à lui procurer l’impunité, envisage donc ce droit à la memoria comme une aspiration naturelle et légitime chez les responsables politiques, censés être des uiri boni, citoyens idéaux :

‘Delectat amplissimus ciuitatis gradus, sella curulis, fasces, imperia, prouinciae, sacerdotia, triumphi, denique imago ipsa ad posteritatis memoriam prodita 1114

La memoria se trouve ainsi intégrée aux autres grandes marques de prestige qui distinguent les hommes de pouvoir.

Notes
1095.

CIC., S. Rosc. 33 : « ce n’est pas maintenant le moment de faire longuement son éloge, et d’ailleurs on ne peut en dire plus à sa louange que le peuple romain n’en conserve dans sa mémoire. »

1096.

CIC., diu. in Caec. 2 : « J’avais été questeur en Sicile, juges ; et j’avais quitté cette province dans de telles conditions que je laissais à tous les Siciliens un souvenir de ma questure et de mon nom positif et durable » (trad. H. de La Ville de Mirmont modifiée, Paris, CUF, 1922).

1097.

CIC., Verr. II, V, 36 : « Pour ces travaux et ces soucis, voici les avantages qui me sont conférés : un droit de priorité pour le vote dans le Sénat, la toge prétexte, la chaise curule, le droit d’avoir mon image pour transmettre mon souvenir à la postérité. »

1098.

Cf. Rab. Post. 16 ; Sest. 27 ; Mil. 97 ; Cato 82 ; Phil. V, 17 ; IX, 7 ; XIV, 35 ; XIV, 38.

1099.

Cf. CIC., rep. V, 12 : le grand homme se nourrit de gloire, l’ambition constitue le moteur du civisme. Cf. toutefois l’analyse nuancée de G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 490-491 : Cicéron s’attache avant tout à la uera gloria, qui « découle de la pratique de la vertu », distincte de la gloriole recherchée par les ambitieux ; elle seule procure peut-être « l’immortalité pour les justes » dépeinte par l’Africain dans le De re publica (p. 491). G. Achard distingue la uera gloria, idéal de ses ouvrages philosophiques, et la gloire terrestre proposée dans les discours, nécessaire parce qu’efficace (p. 493-495) ; à ce sujet, cf. P. Jal, « Cicéron et la gloire en temps de guerre civile », Mnemosyne 16, 1963, 43-56 ; il montre que Cicéron conteste la dignitas de César (p. 46), distingue la « gloire véritable » et « la prétendue gloire des chefs de guerres civiles » (p. 48), marque de « l’individualisme forcené de César, d’Antoine et de Dolabella » (p. 52). La uera gloria est en fait celle des meurtriers de César, des soldats tombés à Modène, et doit séduire le jeune Octavien ou Munatius Plancus (p. 53).

1100.

Cf. RE, art. Tullius n° 29, col. 828 sq. par M. Gelzer.

1101.

CIC., Rab. perd. 30 : « … je l’atteste, pour leur renom, pour leur gloire, pour leur mémoire, il nous faut, à mon avis, combattre avec autant d’ardeur que pour les temples et les sanctuaires de nos ancêtres…

1102.

Cette survie passe par la gloria ; cf. J.-F. Thomas, « Le champ sémantique de la notoriété et de la gloire en latin : problèmes de synonymie nominale », Revue de philologie, de littérature et d'histoire (RPh) 74, 1-2, 2000, 231-255, p. 231 : « Cicéron a écrit un De gloria et fait de la gloire une valeur essentielle pour le magistrat et l’orateur, le vers d’Horace Non omnis moriar (Od. 3, 30, 6) dit la confiance dans le renom acquis et conservé après la mort ».

1103.

CIC., Mur. 12 : « Donc ce qu’il aurait fallu reprocher à Murena, ce n’est pas le seul nom de l’Asie, puisque ce pays a assuré l’illustration de sa famille, l’immortalité de sa race, l’honneur et la gloire de son nom, mais c’est un vice contracté en Asie, un scandale ou un déshonneur rapporté d’Asie. »

1104.

CIC., Balb. 40 : « Ils attestent nos généraux morts, dont vivent éternellement la mémoire et la gloire, les Scipions, les Brutus, les Horaces, les Cassius, les Metellus et aussi Pompée qui est ici, parmi nous… »

1105.

CIC., Mil. 80 : « Que n’ai-je pas vu moi-même à Athènes ainsi que dans d’autres villes de Grèce ! Quelles cérémonies religieuses instituées en l’honneur de tels héros ! Quels chants, quels poèmes ! C’est presque une apothéose que leur confère le culte et le souvenir dont ils sont l’objet. »

1106.

Ibid. 97 : « car elle seule (la gloire) nous dédommage de la brièveté de la vie par le souvenir que conserve la postérité, et fait qu’absents nous sommes présents encore et que morts nous sommes vivants »

1107.

Ibid. 98 : « “Ainsi je ne me mets pas en peine“, dit-il, “du lieu où reposera mon corps, puisque dans tout l’univers vit déjà et subsistera toujours la gloire de mon nom“. »

1108.

Cf. CIC., Mil. 101 ; 104.

1109.

G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 492, analyse la gloire de Milon dans ce sens : « Quant à l’immortalité espérée par Milon, il est clair que c’est seulement la perpétuation du souvenir, que ce n’est pas du tout la véritable pérennité promise par l’Africain… c’est pour lui (à Milon) conférer les seules gloires qui pouvaient rester à ce banni : la gloire étendue à toute la terre et l’éternité du souvenir. »

1110.

CIC., Att. IV, 16 ; lettre 140 : « Si tu veux le savoir, sa candidature n’a pas éveillé grande sympathie ; toutefois, son édilité n’a pas laissé un mauvais souvenir, et la mémoire de son père a du poids dans les tribus rustiques. » (trad. L.-A. Constans modifiée, Paris, CUF, 1936).

1111.

CIC., fam. I, 7, 8 ; lettre 116 : « grâce à toi, en effet, ce qui a été ajouté à la mémoire de mon nom passe ce qui a été enlevé au bonheur de ma vie. » (trad. L.-A. Constans modifiée, Paris, CUF, 1935).

1112.

Ibid. I, 7, 9 : « L’opinion publique attend beaucoup de toi, ta générosité t’a rendu populaire, ton consulat a laissé un grand souvenir. »

1113.

CIC., Scaur. 33 : « Envers son successeur, le prédécesseur a toujours éprouvé de la jalousie, il a toujours voulu qu’il eût le plus possible de difficultés, afin que son propre souvenir en fût plus éclatant »

1114.

CIC., Rab. Post. 16 : « C’est une joie d’obtenir un rang très élevé dans l’Etat, la chaise curule, les faisceaux, les hauts commandements, les provinces, les sacerdoces, les triomphes, enfin de transmettre son image au souvenir de la postérité. »