B. L’aspiration à la memoria collective : un appât pour tous les ambitieux

1. La menace de la postérité dans les discours

Cicéron utilise cette promesse de postérité comme un moyen de pression sur les dirigeants romains. Comme il le fait pour lui-même dans le Pro Archia, il attribue cette ambition de vivre éternellement dans la mémoire des hommes au protecteur de Rabirius Postumus, César en personne, dans l’éloge qui conclut le Pro Rabirio Postumo. Il explique les qualités et les exploits militaires du général par le goût légitime de la gloire pérennisée par la memoria. Dès cette époque, Cicéron sait qu’il faut préserver la dignitas de César, voire la favoriser en lui accordant la récompense légitime de la memoria, pour éviter de lui donner un prétexte susceptible de déclencher la guerre civile. La suite lui donnera raison, puisque le proconsul arguera des atteintes à sa dignitas, entachée par ses adversaires, pour ouvrir les hostilités en 49. Caton et le parti sénatorial, vindicatifs, n’auront pas su l’épargner ni envisager les conséquences dramatiques, malgré les avertissements prophétiques de l’orateur :

‘sed magnis excitata (magna) sunt praemiis ac memoria hominum sempiterna. Quo minus admirandum est eum facere illa qui immortalitatem concupiuerit. 1115

Les Césariennes, prononcées alors que César est seul maître à Rome pour défendre certains des adversaires de ce dernier — Marcellus, Ligarius, Déjotarus —, prolongent cette proposition : l’homme d’Etat, le héros, plus simplement l’homme de bien, doit être attentif au souvenir qu’il laissera de lui ; en effet, c’est la postérité qui légitimera ses actes a posteriori en choisissant de les intégrer dans la mémoire collective, à condition qu’ils se révèlent dignes de mémoire. Ainsi se justifie l’importance accordée à l’Histoire dans la pensée cicéronienne, à la fois relais et juge du souvenir des hommes. Cicéron prétend enchaîner l’imperator au jugement de la postérité 1116 , capable de lui procurer l’immortalité, pour le contraindre à restaurer la République :

‘Nec uero haec tua uita ducenda est, quae corpore et spiritu continetur; illa, inquam, illa uita est tua quae uigebit memoria saeculorum omnium, quam posteritas alet, quam ipsa aeternitas semper tuebitur. Huic tu inseruias, huic te ostentes oportet… 1117

La gradation ternaire — memoria, posteritas, aeternitas — définit le processus chronologique qui mène l’homme public de la vie biologique, limitée à son aspect immédiat, vers la vie éternelle, authentique, la seule qui vaille selon Cicéron, perpétuée à l’infini — saeculorum omnium, aeternitas — par la succession des générations futures — posteritas —, par le truchement de la memoria. La survie est bien dans ce choix, comme l’atteste l’emploi des verbes uigebit, alet, tuebitur, le futur traduisant la certitude d’une telle assertion. L’emploi du verbe alet invite clairement au rapprochement de ce texte avec le De re publica :

‘Tullius… in eisdem libris quos de re publica scripsit, ubi loquitur de instituendo principe ciuitatis, quem dicit “alendum esse gloria”, et consequenter commemorat “maiores suos multa mira atque praeclara gloriae cupiditate fecisse”. 1118

Il s’agit bel et bien de « nourrir » le grand homme, de lui offrir la perspective de l’immortalité dans la memoria collective, pour l’inciter à agir dans l’intérêt de la République.

Un peu plus loin, Cicéron affine cet argument, alimentant toujours son discours de théories philosophiques énoncées dans ses dialogues. Il y a développé une mystique de la memoria, dont le prolongement dans la postérité est une manifestation, selon lui, de l’immortalité de l’âme. Mais, pour emporter ici la conviction de son interlocuteur, il juge nécessaire d’envisager le point de vue atomiste de l’épicurisme, jugeant que l’âme se dissout avec le corps, et ne survit pas à la mort de ce dernier. Cette perspective peut conforter l’hypothèse d’un César épicurien selon M. Rambaud 1119 . Auquel cas, l’imperator ne sera plus là pour apprécier le jugement de la postérité sur son œuvre. Cicéron veut donc lui offrir une autre motivation pour se soucier du souvenir qu’il laissera, et donc de son attitude envers la République : ne pas laisser sombrer sa gloire dans l’oubli pour obtenir une survie au moins symbolique de son nom parmi les vivants.

‘Id autem etiam si tum ad te, ut quidam putant, non pertinebit, nunc certe pertinet esse te talem ut tuas laudes obscuratura nulla umquam sit obliuio. 1120

Ce débat sur la mémoire de la postérité, platonicienne ou épicurienne, spiritualiste ou atomiste, rappelle l’argumentation de Cyrus à ce propos 1121 , et apparaît comme un véritable prolongement des interrogations philosophiques de Cicéron.

Cette hypothèse se trouve confirmée dans la dernière Césarienne. Alors qu’il défend le roi Déjotarus, accusé d’avoir voulu assassiner le dictateur, en démontrant sa loyauté et l’intérêt qu’il avait à ne pas tuer celui qui pouvait lui laisser son titre royal, il fait miroiter à César la place qu’il prendra dans l’historiographie future, donc dans la mémoire de la postérité :

‘Vt enim omittam… cuius tantae importunitatis omnium gentium atque omnis memoriae clarissimum lumen exstinguere… 1122

Après la mort de César, Cicéron persiste à vouloir maintenir dans des sentiments républicains des généraux incertains comme Lépide, gouverneur de la Narbonnaise, ou Munatius Plancus, gouverneur de Gaule transalpine, et susceptibles de rallier le camp antonien. Il leur offre la perspective d’une gloire éternelle, préservée dans la mémoire de la postérité par des monumenta attribués par le Sénat :

‘… eiusque in rem publicam meritorum senatum populumque Romanum memorem fore… 1123

Ici, le monumentum chargé de marquer la mémoire romaine est une statue équestre dorée dont Cicéron appelle l’érection en janvier 43, dans sa proposition de senatus-consulte ; la raison en est la reddition de Sextus Pompée obtenue par Lépide. Les honneurs qui garantiront la perpétuation de ses bienfaits doivent donc l’attacher définitivement au camp républicain, Lépide n’ayant pas encore basculé du côté d’Antoine.

De la même façon, il tente de contraindre par la parole Plancus à ne pas trahir, en mars 43. Alors qu’Antoine l’a présenté dans une lettre comme un allié, Cicéron raille ces propos et dissocie Plancus de la cause de son ennemi, rappelant que le gouverneur de la Transalpine cherche la défaite d’Antoine et que pour cette raison, il reste digne de mémoire par son dévouement à la République :

‘Plancum participem? cuius memorabilis ac diuina uirtus lucem adfert rei publicae… 1124

Ainsi, en les introduisant dans la mémoire collective, Cicéron espère obtenir la fidélité à sa cause de ces hommes à l’attitude pour le moins ambiguë. Le résultat escompté ne se produira pourtant pas, chacun des deux finissant par l’abandonner au profit du triumvirat qui se met en place dans la deuxième moitié de l’année 43.

Notes
1115.

Ibid. 42 : « mais (les grandes choses) sont provoquées par l’appât de grandes récompenses, par le désir de vivre éternellement dans le souvenir des hommes. Il faut d’autant moins s’étonner qu’accomplisse de telles actions celui qui aspire à l’immortalité. »

1116.

Cf. A. Michel, « Lieux communs et sincérité chez Cicéron (Pro Milone, Pro Marcello, Pro Ligario), VL 72, 1978, 11-22., p. 16-18. Le Pro Marcello est l’occasion pour Cicéron de désigner César comme « restaurateur de la liberté » (p. 16) ; il fonde cette restauration sur la recherche du « consensus, fondé sur la vertu, … possible entre les citoyens. Les temps de la guerre civile sont révolus. César est en mesure de rétablir l’accord général. Mais cela sous-entend qu’il soit lui-même un “bon citoyen” (Marcell. 30). Remarquons le dernier mot de Cicéron, exprimé très brièvement : César craint pour sa vie. Seuls les gens de bien, s’il les rappelle autour de lui, pourront le protéger… On sait qu’ils ont été autour de lui pour le tuer. Et on mesure que le Pro Marcello n’était pas une flatterie à l’eau de rose mais qu’il avait toute la grandeur un peu inquiétante d’un chantage à la vertu. »(p. 17-18).

1117.

CIC., Marcell. 28 : « Ah ! ne crois pas ta véritable vie attachée à ton corps, à ton souffle : ta vraie vie, je te le dis, est celle qui s’épanouira dans la mémoire de tous les siècles, celle que la postérité nourrira et sur qui veillera toujours l’éternité. C’est pour l’avenir que tu dois travailler, c’est à lui que tu dois te montrer… » (trad. M. Lob modifiée, Paris, CUF, 1952).

1118.

CIC., rep. V, 12 (= éd. Ziegler V, 9), cité par Aug., ciu. 5, 13 : « Tullius… dans les mêmes livres qu’il a écrits sur la République, où il parle de la formation du premier citoyen de la cité, dit qu’“il doit être nourri de gloire“, et il rappelle en conséquence que “c’est le désir de gloire qui a poussé ses ancêtres à accomplir un grand nombre de hauts faits extraordinaires“. » 

1119.

M. Rambaud, « Le Pro Marcello et l’insinuation politique », Présence de Cicéron : hommage au R.P. M. Testard, éd. R. Chevallier, Paris, Belles lettres, 1984 (Caesarodunum XIX bis), 43-56, p. 51-52, repris dans Autour de CésarA contrario, cf. Y. Benferhat, Ciues epicurei…, p. 375-376 : « Dans le reste des Commentarii on ne trouve guère que des vérités d’ordre général, rares, souvent introduites par quod, et repérables du fait de la présence de l’adverbe plerumque, qui peuvent difficilement être rattachées à l’enseignement d’Epicure. Elles traitent de la guerre, de la mémoire (B.G. VI, XIV, 4), du rôle de la Fortuna mais proposent également une analyse psychologique des effets de la peur. M. Rambaud a proposé une analyse des Commentarii fondée sur une comparaison avec l’exposé de Torquatus dans le De finibus : de cette étude ressort l’absence d’opposition réelle entre idéal épicurien et morale romaine et surtout la difficulté d’affirmer avec certitude que César fut épicurien. » Cf. M. Rambaud, « César et l’épicurisme d’après les Commentaires », Actes du VIII° Congrès G. Budé : Paris, 5-10 avril 1968, 411-435. Paris, 1969, repris dans Autour de César

1120.

CIC., Marcell., 30 : « S’il est vrai qu’à ce moment-là, comme d’aucuns le pensent, les jugements t’importeront peu, aujourd’hui du moins il t’importe de mériter une gloire telle que jamais l’oubli ne puisse l’obscurcir. »

1121.

Cf. supra p. 195-196.

1122.

CIC., Deiot. 15 : « Sans rappeler… quelle cruauté c’eût été de priver les nations et la mémoire des hommes de la plus brillante lumière qui les ait jamais éclairés… » (trad. M. Lob modifiée, Paris, CUF, 1952).

1123.

CIC., Phil. V, 41 : « … le Sénat et le peuple romain conserveront le souvenir des services rendus par lui à la République… »

1124.

Ibid. XIII, 44 : « Plancus associé ? lui dont la vertu mémorable et divine apporte la lumière à la République… »